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Entre expertise managériale et légitimation du changement
Le secteur de la Justice en Belgique connait à l’heure actuelle ce que l’on pourrait décrire comme un mouvement de transition d’un « gouvernement » centralisé de la Justice à une forme de « gouvernance » pluraliste. Ce mouvement, qui prolonge certaines tendances lourdes de l’évolution de l’État belge, est caractérisé par un affaiblissement du monopole étatique sur la définition des politiques de justice ; la dé-spécification des modalités de l’action publique et l’intervention d’organes privés dans la prise de décision ou la production d’expertise ; la sollicitation de savoirs managériaux issus du monde de l’entreprise ; de manière générale, une remise en cause du principe hiérarchique dans les tribunaux et la promotion (encore embryonnaire) de mécanismes collégiaux ou contractuels dans la gestion de la Justice. La multiplication et la pluralisation des sources d’expertise en matière de réforme de l’organisation judiciaire témoignent de ce phénomène.
La notion d’expertise nécessite ici une clarification. Au sens le plus conventionnel, elle renvoie à une forme de savoir technique neutre et étrangère à la sphère politique. L’acteur expert est dans cette perspective, soit un organe administratif isolé des pressions partisanes (grand corps, cellule spécialisée, centre d’études…), soit un intervenant extérieur (consultant privé ou universitaire). Il joue un rôle de soutien dans le processus de prise de décision, mais il est supposé être affranchi des rapports de force qui structurent ce processus — ce qui d’ailleurs fonde son autorité au même titre que les connaissances dont il revendique la maitrise. Sans revenir ici sur la question de la capacité de la technique à exister en dehors de l’idéologie, il a été choisi d’adopter une vision plus large de l’expertise managériale, qui englobe l’ensemble des activités de traduction par lesquelles les préceptes managériaux sont adaptés et justifiés auprès des professionnels de la justice. Cette définition renvoie à la sociologie de la traduction, qui propose une grille d’analyse de la trajectoire des innovations techniques, scientifiques ou gestionnaires. Le modèle de la traduction critique en particulier la représentation propre aux chercheurs ou aux décideurs selon laquelle un résultat scientifique « juste » ou une initiative managériale « rationnelle » rencontrera naturellement l’adhésion des acteurs. En réalité, le message n’est pas reçu en fonction de ses qualités intrinsèques, mais des stratégies et des représentations des récepteurs. Si le message n’a pas été « traduit » dans des termes qui font sens pour les acteurs, il sera refusé ou déformé. Dans le cadre d’une réforme organisationnelle, cela signifie que ce n’est que par un travail graduel de conciliation des intérêts et de production d’un langage commun qu’un projet devient socialement acceptable pour l’ensemble des protagonistes en présence et peut produire les résultats attendus.
Au regard de ce paradigme, les acteurs experts ne sont pas des tierces parties détentrices d’un savoir objectif — même s’ils sont perçus comme tels. Ils contribuent activement et consciemment à la production négociée d’un discours et de solutions managériales légitimes. Cette conception élargie du travail d’expertise amène à prendre en considération l’activité de nombreux protagonistes apparus dans le secteur de la Justice depuis que sa « modernisation » selon les préceptes managériaux a été entreprise : firmes de consulting privées, organes officiels comme la Commission de modernisation de l’ordre judiciaire ou encore institutions représentatives comme le Conseil supérieur de la justice (même si là n’est pas leur mission première).
Ce texte distingue trois facteurs de dissémination de sources d’expertise managériale. Le facteur fonctionnel est lié à la faiblesse traditionnelle des structures d’expertise au sein de l’appareil d’État belge. Le facteur idéologique est celui de la propagation du nouveau management public, qui vient banaliser l’intervention de consultants privés dans les réformes administratives. Il faut enfin prendre en compte un facteur politique : la nécessité pour les gouvernements successifs de trouver des interlocuteurs auprès de la magistrature, interlocuteurs qui s’emploient aujourd’hui à leur tour à se transformer en détenteurs d’un savoir crédible sur la gestion de la justice. Ces trois vecteurs sont évoqués ici successivement de manière à souligner leur apport à ce que l’on nommait plus haut le travail de traduction des valeurs managériales en normes consensuelles d’organisation de la Justice.
Le facteur fonctionnel : l’administration fédérale en quête d’expertise managériale
Ce premier facteur explicatif renvoie à un trait typique des régimes consociatifs. Une des entraves au développement de capacités d’expertise, voire d’une véritable technocratie autonome au sein de l’État, est en effet la politisation de la fonction publique belge. La marginalisation de l’administration dans la conception des programmes publics est ainsi une des caractéristiques fondamentales du « style » belge de politiques publiques : du fait du clientélisme, les ministres ont toujours eu tendance à confier les tâches stratégiques à des cabinets pléthoriques plutôt qu’à des fonctionnaires nommés en raison d’affinités partisanes avec leurs prédécesseurs. Ce mode d’action n’a d’ailleurs pas entièrement disparu dans le secteur de la justice : par exemple, l’élaboration du plan Thémis, projet de décentralisation de la gestion des tribunaux lancé par le gouvernement Verhofstadt II en 2003, a, en raison de sa dimension politique, été confiée quasi intégralement à une cellule restreinte au sein du cabinet ministériel.
Les sources d’expertise se diversifient toutefois à partir des années quatre-vingt et du lancement du thème de la modernisation de l’État. Un secrétariat d’État à la Fonction publique (ultérieurement transformé en ministère) est institué en 1985 afin de piloter la réforme de l’État. Des « cellules de modernisation » rattachées à ce secrétariat sont implantées dans chaque ministère. Un organe de « consultance interne », le Bureau de conseil en administration et gestion (connu sous le nom de Bureau ABC), est même créé en 1995 pour appuyer de ses conseils les agences publiques et administrations qui en font la demande. Bien que rattaché officiellement au ministère de la Fonction publique, il réalise en toute indépendance les missions qui lui sont confiées sous la forme de conventions par ses partenaires, parmi lesquels la Justice : le bureau a ainsi travaillé en 1997 à la demande du ministère sur la création d’un modèle d’évaluation des besoins en magistrats, intitulé « Pandora ». Il a également signé des conventions ponctuelles avec des chefs de corps pour des audits au sein de leurs juridictions.
Concernant l’ordre judiciaire proprement dit, il faut d’abord mentionner le service de politique criminelle (SPC), institué en janvier 1994, initialement pour appuyer le ministre dans l’élaboration de la politique pénale et coordonner la diffusion d’informations auprès de la police et de la magistrature. Un arrêté royal d’octobre 2002 a recentré ses missions autour d’une fonction de soutien scientifique à l’action du ministère public, en liaison avec le Collège des procureurs généraux. Le SPC a graduellement étendu cette tâche aux questions managériales, réfléchissant, par exemple, sur la « qualité intégrale » de l’action publique ou proposant aux procureurs des formations en gestion de projets.
L’absence d’une structure équivalente pour les juges est censée être aujourd’hui comblée par la création d’une Commission de modernisation de l’ordre judiciaire (juillet 2006). Elle était d’abord supposée suivre l’installation du plan Thémis — aujourd’hui abandonné —, mais a également lancé des chantiers tels que le projet « Justpax », qui vise à mettre en place un outil de mesure du cout des produits de la justice de paix. Elle encadre aussi des innovations locales de moindre envergure dans l’optique de faire progresser la réflexion sur la modernisation de la Justice et d’ériger ces initiatives en « bonnes pratiques » exportables dans d’autres corps.
Face aux défis de la réforme de la Justice, les pouvoirs publics ont donc d’abord entrepris de se donner en interne des structures d’analyse et de pilotage du changement. L’autonomie acquise par ces instances leur permet aujourd’hui d’influer sur l’agenda de la modernisation : le SPC a ainsi été à l’origine d’une expérience de « démarches qualité » dans plusieurs parquets en 2005 – 2006. La pluralisation des sources d’expertise est toutefois allée plus loin, incluant à partir de la fin des années nonante des firmes privées dans les processus de changement. Cette évolution doit être comprise à la lumière de l’essor du nouveau management public dans l’État belge.
Le facteur idéologique : nouveau management public et consultance privée
Le nouveau management public, avec ses normes (efficacité, efficience, qualité, culture du résultat…) et ses outils (contractualisation, benchmarking, management par projet…), est en effet devenu aujourd’hui le discours légitime sur l’organisation des pouvoirs publics. Or, un des postulats majeurs de ce courant de pensée est celui de la supériorité des méthodes du secteur privé sur celles des administrations publiques. Il n’est dans cette perspective guère étonnant que la pénétration du discours managérial se soit fortement accélérée à l’occasion de la crise de légitimité des institutions du tournant des années 1990 – 2000, dont l’aboutissement a été le plan Copernic de réforme de l’administration fédérale.
Et de fait, l’élaboration de Copernic a été caractérisée par une délégitimation brutale des organes d’expertise internes existants. Ainsi, un des objectifs du plan était la suppression des cabinets ministériels et leur remplacement par des « cellules stratégiques» ; il a également occasionné la suppression du cabinet ABC. À l’inverse, on assiste sous l’influence du ministre Luc Van den Bossche à un recours massif aux consultants privés pour repenser le fonctionnement des ministères et procéder au renouvèlement de la haute fonction publique.
Ces mouvements ont eu un impact dans la Justice, notamment à la suite de l’affaire Dutroux (1996 – 1998) et aux dysfonctionnements de l’appareil pénal qu’elle a révélés. Mise en cause par les familles des victimes et par l’opinion publique, la classe politique s’est attachée à canaliser le mécontentement populaire en le traduisant en une exigence de performance managériale. Il a également été fait appel, mais de manière limitée, à des consultants privés. Ainsi, en 1997, le ministère a missionné un consultant privé, la firme Berenschot, pour mettre en place un projet global de gestion de la qualité. La commande visait à établir après investigation dans plusieurs tribunaux une liste de critères de qualité au moyen de laquelle des magistrats issus des juridictions supérieures pourraient évaluer le fonctionnement des tribunaux de première instance et suggérer des changements. Toutefois, cette première tentative d’élaboration d’un protocole d’amélioration de la qualité dans l’institution judiciaire a été rapidement abandonnée, victime d’une alternance électorale. En 2006, un consortium de consultants privés rassemblant les firmes Möbius et de Witte & Morel a été chargé d’élaborer un instrument de mesure de la charge de travail des magistrats du parquet. L’outil n’a toutefois pu être achevé que pour les contentieux pour lesquels des statistiques fiables étaient disponibles. Au total, l’expertise privée a donc surtout été sollicitée pour la réorganisation du SPF Justice et non pour la réforme de l’ordre judiciaire proprement dit. Du reste, il semble que cette mode soit aujourd’hui quelque peu passée dans l’ensemble de l’administration fédérale.
Le travail des consultants privés est de toute façon généralement tenu en défiance par les magistrats. Les modèles et les argumentaires proposés par ceux-ci restent souvent trop proches de l’univers de l’entreprise, les institutions publiques ne constituant pour eux qu’un marché secondaire. C’est pourquoi le travail de traduction — incluant la recherche de l’accord des acteurs — est finalement le mieux opéré par les instances qui peuvent revendiquer une forme de représentativité élective ou organique (la présence de juges parmi leurs membres) du corps judiciaire. Précisément, le processus de modernisation de la justice a été l’occasion de la naissance de plusieurs de ces organes et d’une évolution de la gouvernance du secteur.
Le facteur politique : le rôle des organes représentatifs
La première de ces institutions destinées à rééquilibrer le lien entre le politique et le corps judiciaire est le Collège des procureurs généraux, institué par la loi du 4 mars 1997 et chargé de la cohérence de la politique criminelle. Le Conseil supérieur de la justice, créé par la loi 22 décembre 1998, concentre diverses activités : recrutement et nomination des magistrats, avis sur toutes les législations touchant à la Justice, audit dans les juridictions… Le Conseil consultatif de la magistrature, institué par la loi du 8 mars 1999, est censé assurer le dialogue entre autorités et juges lorsqu’il est question de leur statut, de leurs conditions de travail et de leurs droits. Enfin, le Conseil général des partenaires de l’ordre judiciaire a été installé le 20 juin 2007 auprès de la Commission de modernisation de l’ordre judiciaire afin de lui proposer toute initiative de nature à promouvoir la modernisation de la justice. Il est par ailleurs question aujourd’hui de créer un « Collège du siège » qui jouerait, dans la perspective d’une décentralisation de la gestion de la justice, un rôle d’intermédiaire pour les tractations budgétaires.
L’émergence de ces organes laisse entrevoir une nouvelle gouvernance fondée sur la négociation entre pouvoir politique et corps judiciaire au sein de forums autonomes légitimes aux yeux des juges. Les ministres de la Justice, ne disposant pas de majorités politiques fortes pour imposer leurs projets et confrontés à l’indépendance constitutionnelle des magistrats, chercheraient en effet des interlocuteurs professionnels pour obtenir un consentement à leurs projets. Ces nouvelles instances ont dans leur ensemble — quoi qu’à divers degrés — investi dans le discours managérial pour manifester leurs avis : dans un champ où l’adhésion au moins formelle au management est devenue la condition de la participation au débat public, seules les prises de positions traduites dans le langage collectif ont une chance d’être entendues. Ainsi, le Conseil supérieur de la justice, en réunissant spontanément l’année dernière des représentants de toute la magistrature du siège pour élaborer un projet commun dans le cadre des concertations annoncées sur la reconfiguration du paysage, a joué sciemment un double rôle de transposition des attentes du corps judiciaire en termes managériaux et de justification du principe de la réforme aux yeux des juges ; le Collège des procureurs généraux a d’ailleurs agi parallèlement pour aboutir à une proposition du parquet. Par leurs avis, leurs rapports, leurs publications, les colloques qu’ils organisent, ces instances sont ainsi amenées à élaborer et promouvoir une forme de savoir gestionnaire, certes instrumental, mais à laquelle est donnée l’apparence de neutralité conforme aux standards de l’expertise classique. C’est en cela que la mutation de la gouvernance du secteur judiciaire est inséparable d’une dissémination des sources d’expertise, mais aussi d’une intériorisation croissante par les représentants de la magistrature (à défaut du corps tout entier) de la validité des idées managériales.
Le constat sociologique final est que cette multiplication/diversification, même si elle ne répond probablement pas à l’ambition de rationalisation des processus de décision que porte le nouveau management public, a contribué et contribue encore à la possibilité de la modernisation de la Justice en permettant la constitution et la promotion d’un cadre cognitif et normatif au sein duquel les valeurs et solutions managériales apparaissent naturelles aux yeux des acteurs — même si les conflits se poursuivent sur les modalités de leur mise en œuvre. Le changement auquel participent les acteurs experts étudiés ici, quel que soit leur statut, se manifeste néanmoins à ce stade plus par une mutation des représentations que par une transformation effective des structures de l’ordre judiciaire, qui prendra certainement encore quelques années.