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Entre école et emploi, l’errance des jeunes

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 - école jeunesse travail par Francis Tilman

novembre 2014

À la dif­fé­rence des années 1970, les jeunes ont acquis davan­tage de liber­té, mais ils sont majo­ri­tai­re­ment étu­diants ou chô­meurs plu­tôt que tra­vailleurs. Les nou­veaux dis­po­si­tifs d’insertion pro­fes­sion­nelle créent un pro­fond malaise iden­ti­taire chez eux d’autant que cette crise sociale est gérée par l’individualisation, ren­voyant aux jeunes toute la res­pon­sa­bi­li­té de leur situation.

« Je vous parle d’un temps que les moins de qua­rante ans ne peuvent pas connaitre. Jeu­nesse en ce temps-là, se vivait sans tra­cas. » À la fin des six­ties, le pas­sage de l’école à l’emploi se réa­li­sait faci­le­ment. Il y avait du tra­vail pour tous les jeunes. Au début des années 1970, la durée moyenne du chô­mage des moins de vingt-cinq ans était de trois mois. Même les jeunes sor­tis pré­co­ce­ment de l’école, peu voire pas qua­li­fiés, trou­vaient un débou­ché pro­fes­sion­nel. Les cas de mobi­li­té pro­fes­sion­nelle interne ascen­dante de jeunes enga­gés dans des emplois subal­ternes étaient fré­quents. Quant aux diplô­més uni­ver­si­taires, ils pou­vaient sans sou­ci entrer dans la vie active, le besoin de cadres supé­rieurs ou infé­rieurs per­met­tant d’ailleurs à beau­coup de choi­sir leur lieu d’atterrissage.

Para­doxa­le­ment, ces jeunes tra­vailleurs, sur­tout ceux issus des milieux popu­laires, étaient des mineurs sous tutelle. La majo­ri­té civile était à vingt-et-un ans. La majo­ri­té matri­mo­niale, c’est-à-dire le droit de se marier sans le consen­te­ment d’au moins un parent, était de vingt-cinq ans pour le gar­çon, de vingt-et-un ans pour la fille. La majo­ri­té pénale (l’«âge mini­mum de res­pon­sa­bi­li­té pénale ») se situait de fait à dix-huit ans.

Pour les jeunes au tra­vail, cer­tains dès l’âge de seize ans, ce déca­lage entre une vie effec­ti­ve­ment res­pon­sable et le sta­tut for­mel d’adulte ne posait pas trop de pro­blème. En effet, grâce à un tra­vail, dans la majo­ri­té des cas avec un contrat à durée indé­ter­mi­née, la construc­tion d’une iden­ti­té claire était pos­sible. En effet, le tra­vail per­met­tait de gagner de l’argent et donc de dis­po­ser d’un pou­voir d’achat, ouvrant sur une cer­taine indé­pen­dance à l’égard des parents. Il était l’occasion de ren­con­trer des pairs avec les­quels il était pos­sible d’établir des rela­tions ami­cales, riches et variées. Enfin, le tra­vail, sauf dans les situa­tions d’exploitation pure et dure ou abru­tis­sante, per­met­tait au jeune de se valo­ri­ser par la prise de conscience qu’il réa­lise une acti­vi­té pro­duc­tive, qu’il contri­bue à la fabri­ca­tion d’un objet ou à la maté­ria­li­sa­tion d’un ser­vice et par là qu’il rem­plit une uti­li­té sociale. Géné­ra­le­ment, il en tirait une cer­taine fier­té, même s’il avait des griefs à adres­ser aux condi­tions de tra­vail. Ce sta­tut de tra­vailleur était éga­le­ment bien com­pris et valo­ri­sé par les parents et l’environnement social.

Le tra­vail et le sta­tut légal et social qui l’accompagne sont donc une clé pour l’entrée dans la vie adulte.

Aujourd’hui, depuis 1990, la majo­ri­té légale et le droit de se marier sont fixés à dix-huit ans. C’est dès seize ans qu’une per­sonne a léga­le­ment le droit d’avoir des rela­tions sexuelles (consen­ties!) sans ris­quer d’ennuis judi­ciaires. Par contre, jamais les jeunes n’ont été aus­si peu au tra­vail. Ils se retrouvent mas­si­ve­ment aux études qui sont deve­nues l’activité prin­ci­pale pour la majo­ri­té d’entre eux, bien au-delà des dix-huit ans de la sco­la­ri­té obli­ga­toire. Être jeune, c’est être étu­diant. En même temps, et contrai­re­ment à la période des six­ties, un grand nombre de fai­ble­ment ou de non-diplô­més se retrouvent au chô­mage, sou­vent pour une longue durée. Pour eux, l’insertion pro­fes­sion­nelle est deve­nue un par­cours du com­bat­tant, les fai­sant pas­ser par une mul­ti­tude de sta­tuts qu’ils n’occupent que pour quelque temps. Les socio­logues et éco­no­mistes ont inven­té un concept pour par­ler de cela : la tran­si­tion professionnelle.

L’insertion pro­fes­sion­nelle n’était pas le seul fac­teur de l’insertion sociale des jeunes. L’«insertion matri­mo­niale » qui entraine le départ du domi­cile paren­tal, devait se conju­guer avec l’emploi pour que l’on parle de pleine appar­te­nance à l’âge adulte1.

La recherche identitaire des jeunes de l’alternance

Cette insta­bi­li­té pro­voque une errance iden­ti­taire. Le vécu des jeunes dans l’alternance consti­tue une forme emblé­ma­tique de cette dif­fi­cul­té d’exister socia­le­ment. Il est un des mul­tiples dis­po­si­tifs créés pour faci­li­ter l’insertion pro­fes­sion­nelle et sociale des jeunes qui ne veulent plus de l’école. Son ambigüi­té est révé­la­trice de la condi­tion de nomade que connaissent les jeunes en transition.

Le voca­bu­laire uti­li­sé pour par­ler des jeunes de l’alternance est d’ailleurs élo­quent de ce flot­te­ment. Les mots pour les qua­li­fier sont variés et non sta­bi­li­sés. Selon les moments de l’alternance où les lieux de son exer­cice, on par­le­ra d’élève, d’apprenti, de sta­giaire, de jeune en for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, d’apprenant, de jeune tra­vailleur en for­ma­tion, de can­di­dat, de garçon/fille, voire de « gamin ». Pour­quoi cette indétermination ?

Le jeune quitte un sta­tut clair, celui d’élève, pour un autre mal défi­ni. L’école donne un repère sûr et la pos­si­bi­li­té de se faire une image de soi, recon­nue socia­le­ment, celle de lycéen. Même si le jeune sui­vait une filière tech­nique ou pro­fes­sion­nelle qui est cen­sée lui assu­rer une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, il se consi­dé­rait tou­jours comme étant à l’école. Même s’il était en échec, et même si sa filière ou son éta­blis­se­ment jouis­sait de peu de recon­nais­sance sociale, il était encore un lycéen qui était tou­jours là pour décro­cher un diplôme.

Par contre, com­ment se per­çoit le jeune dans l’alternance école-entreprise ?

L’entrée dans la for­ma­tion en alter­nance est sou­vent vécue posi­ti­ve­ment, comme une source poten­tielle de valo­ri­sa­tion per­son­nelle au tra­vers des inter­ac­tions (non sco­laires) vécues sur le lieu de tra­vail2. Dans la majo­ri­té des cas, le jeune vou­drait se voir, sinon comme un tra­vailleur à part entière, du moins comme un appren­ti c’est-à-dire, dans son esprit, un tra­vailleur en période d’apprentissage pro­fes­sion­nel. Or, sa vie réelle rend la construc­tion de cette image iden­ti­taire dif­fi­cile. En effet, n’est-il pas pour une par­tie de son temps en centre de for­ma­tion, celui-ci étant iden­ti­fié à l’école3 ? Or c’est pré­ci­sé­ment cette der­nière que les jeunes des Cefa et de l’apprentissage des classes moyennes (IFAPME et SFPME) veulent quit­ter, en rai­son d’échecs répé­tés. Ils en sont sor­tis avec un dégout pour les cours théo­riques. Ces cours théo­riques et géné­raux, ils vont les retrou­ver en centre de for­ma­tion. Ils ne sont en rien deman­deurs. Les for­ma­teurs ont beau leur expli­quer que cer­tains cours consti­tuent le volet théo­rique de leur métier, ils ne les croient pas. Et ils ont rai­son, puisque le savoir théo­rique de l’action dont ils ont besoin et qu’ils peuvent mobi­li­ser ou voir mobi­li­sé par leur tuteur sur leur lieu de tra­vail n’est pas celui que l’on enseigne à par­tir du cor­pus théo­rique des dis­ci­plines sco­laires. Le jeune vou­lait quit­ter l’école, en avoir fini avec elle, quit­ter le sta­tut d’élève, et voi­ci qu’une par­tie de son temps est vécue dans un contexte et à tra­vers des acti­vi­tés scolaires.

Pour cer­tains jeunes cepen­dant, la cer­ti­fi­ca­tion sco­laire est impor­tante car ils sont convain­cus que si le diplôme n’est pas une garan­tie pour trou­ver du tra­vail, ne pas dis­po­ser d’un cer­ti­fi­cat sco­laire rend l’accès à un emploi plus dif­fi­cile encore. Ils espèrent donc que la for­mule de l’alternance dans laquelle la for­ma­tion théo­rique est plus « adap­tée » à eux qu’elle ne l’était l’école où « les pro­fes­seurs ne le com­pre­naient pas » — et cela grâce à un ensei­gne­ment plus per­son­na­li­sé, un conte­nu à apprendre allé­gé, un sui­vi per­son­na­li­sé — leur per­met­tra d’obtenir le cer­ti­fi­cat d’enseignement secon­daire infé­rieur (CESI), la cer­ti­fi­ca­tion de qua­li­fi­ca­tion et le cer­ti­fi­cat d’études de sixième pro­fes­sion­nelle, voire le cer­ti­fi­cat d’enseignement secon­daire supé­rieur (CESS). Pour eux, l’alternance, c’est encore l’école. Com­ment dès lors don­ner sens à la deuxième par­tie du temps à savoir le tra­vail-for­ma­tion en entre­prise4.

Les choses ne sont pas néces­sai­re­ment plus claires du côté du monde du tra­vail même pour les jeunes dési­reux d’apprendre concrè­te­ment le métier en situa­tion réelle. Le jeune sait-il sous quelle forme de contrat il est enga­gé dans l’entreprise : conven­tion d’insertion socio­pro­fes­sion­nelle, contrat d’apprentissage classes moyennes ou indus­triel, contrat de tra­vail à temps par­tiel, conven­tion pre­mier emploi, conven­tion d’immersion pro­fes­sion­nelle…, voire contrat d’adaptation pro­fes­sion­nelle ou même article 60/61 des CPAS5 ? Sans doute pas très clai­re­ment vu la diver­si­té et la com­plexi­té des formes contrac­tuelles. Pour peu qu’il en sache quelque chose, il doit consta­ter qu’il est un être hybride, ni vrai élève, ni vrai tra­vailleur, un indi­vi­du flot­tant socia­le­ment, résul­tat d’une tra­jec­toire de vie, mar­qué par l’échec qui l’a conduit à ce des­tin. Et ce n’est pas la modeste « rému­né­ra­tion » qu’il per­çoit qui va l’aider à adop­ter une autre vision de son sort, ni l’incompréhension de son milieu fami­lial inca­pable de sai­sir les sub­ti­li­tés ins­ti­tu­tion­nelles des for­mules d’alternance et de nom­mer la situa­tion de leur enfant.

Néan­moins, un cer­tain nombre veulent sai­sir la perche et cherchent à se construire une iden­ti­té grâce au tra­vail. La rela­tion avec le tuteur, la nature des tâches qu’on va lui confier, la stra­té­gie d’apprentissage adop­tée par l’entreprise seront des fac­teurs déci­sifs pour leur per­mettre de retrou­ver un mini­mum de confiance en soi et de se construire une fier­té per­son­nelle. Cepen­dant, ces jeunes res­tent des tra­vailleurs incom­plets qui n’appartiennent que par­tiel­le­ment au monde du tra­vail6. Ils doivent donc de se construire une repré­sen­ta­tion de soi à par­tir d’un contexte flou et pré­caire qu’ils doivent réin­ter­pré­ter pour don­ner consis­tance à une image de soi à inventer.

Ce qui vient com­pli­quer encore la construc­tion iden­ti­taire, c’est le fait que les alter­nants se per­çoivent aus­si comme des jeunes, c’est-à-dire, confor­mé­ment à une image répan­due, entre autres par la publi­ci­té, comme des indi­vi­dus libres, sin­gu­liers et même créa­tifs. Cette dimen­sion de la repré­sen­ta­tion de soi entre dif­fi­ci­le­ment dans les caté­go­ries de rôles offertes par l’alternance et les normes de com­por­te­ments en vigueur dans l’entreprise7, en tout cas pour les postes à niveau infé­rieur et inter­mé­diaire de qualification.

La socié­té n’aide donc pas le jeune dans cette construc­tion iden­ti­taire puisque, selon les lieux où il se trouve, elle lui pro­pose des rôles, des « états » (qui ne sont pas un sta­tut) dif­fé­rents et éphé­mères. Il lui est donc qua­si impos­sible de se construire une iden­ti­té sociale (une « iden­ti­té pour les autres ») puisque per­sonne ne peut véri­ta­ble­ment don­ner de nom à son état, ni défi­nir les attri­buts clairs de sa condi­tion. Le jeune vit ain­si une super­po­si­tion de rôles contra­dic­toires qui le mettent per­pé­tuel­le­ment en ten­sion. Il en résulte une iden­ti­té-patch­work incon­for­table, fra­gile et fati­gante car l’individu doit don­ner du sens à un par­cours de vie qui se déroule dans un cadre ins­ti­tu­tion­nel brouillon.

La transition professionnelle source d’errance identitaire

Les pra­tiques d’alternance sont un des modes de ges­tion de la tran­si­tion pro­fes­sion­nelle. Elles illus­trent le désar­roi des res­pon­sables poli­tiques et édu­ca­tifs qui ne savent plus com­ment répondre à la liqué­fac­tion de la socié­té (des­truc­tion des repères sociaux, flexi­bi­li­té à tous crins, « jeta­bi­li­té » des plus faibles ou des moins per­for­mants, culte du pré­sent…). Comme il n’y a pas assez d’emploi pour tout le monde, puisque le nombre des emplois peu qua­li­fiés est en contrac­tion, puisque que l’inflation sco­laire et la rela­tive rare­té des emplois créent une concur­rence entre tra­vailleurs, les plus qua­li­fiés occu­pant les postes que pour­raient tenir des moins qua­li­fiés, les acteurs sociaux, sou­cieux de venir en aide aux « publics fra­gi­li­sés », inventent for­mule après for­mule, dis­po­si­tif après dis­po­si­tif, chaque nou­veau venu s’ajoutant aux précédents…

Avec ces « solu­tions » boi­teuses, l’errance iden­ti­taire ne touche pas seule­ment les jeunes de l’alternance, mais l’ensemble des jeunes vaguant dans les dédales de la tran­si­tion professionnelle.

Il existe plu­sieurs défi­ni­tions de la tran­si­tion pro­fes­sion­nelle8. Nous retien­drons celle qui la défi­nit comme la période entre l’école et l’emploi nor­mal, c’est-à-dire un tra­vail sous un contrat à durée indé­ter­mi­née. Nous par­lons ici de l’expérience des jeunes peu ou pas qua­li­fiés. Pour eux, cette période est mar­quée par une suc­ces­sion de for­ma­tions, d’emplois à temps par­tiel ou à sous-sta­tut « pro­té­gé », de chômage.

Cette tran­si­tion vécue est mar­quée par la dis­con­ti­nui­té, des rup­tures, des contra­dic­tions, des incer­ti­tudes. Une période qui peut être longue pour cer­tains. Par­mi eux, il en est qui tentent de se ras­su­rer en pen­sant qu’il s’agit d’un pro­ces­sus tem­po­raire dont ils fini­ront bien par sor­tir, mais ce qui domine chez ce public est la dif­fi­cul­té de vivre un pro­ces­sus tem­po­rel non mai­tri­sé, source d’indétermination et d’insécurité psy­cho­lo­gique. Les mul­tiples expé­riences de natures dif­fé­rentes que vivent les per­sonnes en tran­si­tion pro­fes­sion­nelle génèrent un ensemble de ten­sions qui, se sur­ajou­tant les unes aux autres, les obligent à bri­co­ler des stra­té­gies pour trou­ver du sens à leur vie. Ces par­cours dif­fèrent selon les atti­tudes adop­tées. Il y aurait les proac­tifs, qui veulent y croire, les atten­tistes qui espèrent qu’une occa­sion se révè­le­ra, les pes­si­mistes qui s’exécutent sans trop y croire. À chaque type d’attitudes, une autre manière de vivre la tran­si­tion pro­fes­sion­nelle mais aus­si une autre image de soi et un autre sys­tème expli­ca­tif des causes de sa condi­tion9.

Gérer une crise sociale par l’individualisation

À côté d’une grande créa­ti­vi­té ins­ti­tu­tion­nelle qui a mul­ti­plié les dis­po­si­tifs cen­sés faci­li­ter l’insertion pro­fes­sion­nelle des jeunes, les pou­voirs publics ont pro­mu une poli­tique d’accompagnement des per­sonnes en tran­si­tion. Cet accom­pa­gne­ment com­bine l’aide, la valo­ri­sa­tion, la per­sua­sion et la contrainte. On retrouve cet accom­pa­gne­ment per­son­na­li­sé déjà dans l’alternance, mais aus­si dans les pra­tiques d’activation et autres formes d’aide pro­mou­vant l’autonomie, la res­pon­sa­bi­li­sa­tion et la prise en main de sa vie par l’individu. N’est-ce pas une manière de l’émanciper en lui per­met­tant d’avoir plus de pou­voir sur sa condi­tion10 ?

Et cela marche, du moins pour cer­tains, les plus « méri­tants ». Les autres sont ren­voyés à eux-mêmes, à leurs limites, ren­for­çant ain­si une repré­sen­ta­tion de soi d’«incapables congénitaux ».

N’est-ce pas aus­si une manière pour les auto­ri­tés de se dédoua­ner de l’échec de leur poli­tique à offrir une inser­tion pro­fes­sion­nelle à tous ? Si le jeune qui a fait l’objet d’un coa­ching ne s’en sort pas, n’est-ce pas de sa faute ? Il est donc légi­time de le sanctionner.

N’est-ce pas aus­si une manière de ten­ter de résoudre les pro­blèmes sociaux par la trans­for­ma­tion des indi­vi­dus et le trai­te­ment psy­cho­lo­gique de dif­fi­cul­tés qui ont clai­re­ment leur ori­gine dans le (dys-)fonctionnement des institutions ?

L’individualisation n’est pas une réponse à la crise de l’emploi et de la qua­li­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle. Mais elle rem­plit cette fonc­tion de faire por­ter la res­pon­sa­bi­li­té sym­bo­lique de l’impasse sur les vic­times elles-mêmes11. Avec quelles inci­dences pour le jeune en difficulté ?

Devant cette réa­li­té dou­lou­reuse de la tran­si­tion pro­fes­sion­nelle, cer­tains auteurs pro­posent des amé­na­ge­ments de ces par­cours les inté­grant dans une vision plus glo­bale de l’évolution du mar­ché du tra­vail deve­nu un mar­ché du tra­vail tran­si­tion­nel12. La tran­si­tion ensei­gne­ment-emploi ne serait qu’une forme d’une réa­li­té tran­si­tion­nelle plus large se dérou­lant tout au long de la vie, les indi­vi­dus connais­sant des réorien­ta­tions pro­fes­sion­nelles, des alter­nances de for­ma­tion et de nou­vel emploi, des périodes consa­crées à la vie pri­vée, comme les congés paren­taux sui­vis d’un retour à l’activité pro­fes­sion­nelle, etc. Ils pro­posent que les par­te­naires sociaux en concer­ta­tion, avec les pou­voirs publics, trouvent des for­mules pour sécu­ri­ser les tra­jec­toires pro­fes­sion­nelles, satis­fai­sant ain­si la néces­saire flexi­bi­li­té sou­hai­tée tant par les entre­prises que par les tra­vailleurs. Cette vision prend acte de l’entrée dans une nou­velle période du capi­ta­lisme impo­sant un fonc­tion­ne­ment du mar­ché du tra­vail dif­fé­rent de celui de la période de l’après-guerre. L’expérience de tra­vail serait aujourd’hui mar­quée par le tem­po­raire. Il convient donc d’encadrer les mar­chés tran­si­tion­nels pour que cette sou­plesse ne consti­tue pas une épreuve éprou­vante pour les indi­vi­dus, mais, au contraire, l’occasion d’une expres­sion de ses « capa­bi­li­tés »13.

Les tra­vaux sur les mar­chés du tra­vail tran­si­tion­nels ont une por­tée nor­ma­tive, c’est-à-dire qu’ils entendent démon­trer la per­ti­nence d’une nou­velle approche et d’une meilleure ges­tion des tran­si­tions. Il n’en reste pas moins vrai qu’en atten­dant que ces régu­la­tions se mettent en place, les jeunes peu diplô­més et, d’une manière géné­rale les jeunes de milieux popu­laires, connaissent la galère d’une tran­si­tion pro­fes­sion­nelle chao­tique qui les oblige à une recherche de sens incer­taine. Ils ont besoin d’un emploi stable d’une cer­taine durée pour expé­ri­men­ter qu’ils valent quelque chose et ain­si trou­ver une confiance en eux. L’enjeu est donc bien l’accès à l’emploi d’une cer­taine durée, jalon indis­pen­sable d’une construc­tion iden­ti­taire solide.

La transition résidentielle

D’autres carac­té­ris­tiques de la jeu­nesse actuelle se com­binent avec la tran­si­tion pro­fes­sion­nelle pour faire du pas­sage à l’âge adulte un par­cours semé d’embuches. En effet, un autre mar­queur de l’accès au sta­tut d’adulte, à savoir le départ des enfants du domi­cile fami­lial, a lui aus­si connu une muta­tion par rap­port à la situa­tion des Trente glo­rieuses. Qu’en est-il aujourd’hui de l’indépendance résidentielle ?

Selon une enquête menée au niveau de l’Europe14, envi­ron les deux tiers des jeunes inter­viewés de quinze à vingt-neuf ans habitent tou­jours chez leurs parents à la fin de leurs études. Ce chiffre peut aller jusqu’à 98% des inter­viewés au Por­tu­gal. C’est au Dane­mark que la pro­por­tion est la plus faible avec seule­ment 36%. Autre­ment dit, une majo­ri­té de jeunes Euro­péens sont obli­gés de vivre une coha­bi­ta­tion for­cée qui les éloigne de l’autonomie. Autre consé­quence de ce pro­lon­ge­ment de la rési­dence en famille, les jeunes retardent éga­le­ment le moment où ils vont fon­der une famille, recu­lant ain­si le moment d’assumer des res­pon­sa­bi­li­tés pour d’autres (troi­sième cri­tère habi­tuel­le­ment rete­nu pour par­ler d’âge adulte).

La coha­bi­ta­tion entraine imman­qua­ble­ment un pro­ces­sus de négo­cia­tion. Les enfants dési­rent affir­mer leur indé­pen­dance et attendent que les parents lâchent du lest, les laissent mener la vie qu’ils veulent. Les jeunes vont éla­bo­rer dif­fé­rentes stra­té­gies pour affir­mer une cer­taine auto­no­mie. Par­mi celles-ci, la stra­té­gie de la « ges­tion de l’information » qui consiste pour les jeunes à ne pas com­mu­ni­quer toutes les infor­ma­tions les concer­nant afin de s’assurer une marge de pou­voir et d’intimité. Une autre stra­té­gie consiste à déve­lop­per des rela­tions impor­tantes hors de la sphère fami­liale. Mais l’autonomie dont ils dis­posent est rela­tive car leurs parents conti­nuent à fixer des règles et à leur trans­mettre leurs attentes. Durant la coha­bi­ta­tion, deux aspi­ra­tions oppo­sées se ren­contrent : d’un côté, des jeunes qui veulent s’émanciper et de l’autre, des parents qui dési­rent conser­ver la rela­tion asy­mé­trique parent-enfant.

Se crée ain­si un sta­tut hybride propre à la jeu­nesse, sta­tut carac­té­ri­sé par le flou d’une situa­tion qui mélange auto­no­mie et dépen­dance. Cer­tains s’accommodent de cette situa­tion leur per­met­tant une rela­tive liber­té sans devoir assu­mer les contraintes de la logis­tique maté­rielle et des res­sources finan­cières à trou­ver. On les retrouve sur­tout dans les classes supé­rieures et moyennes. En fait, un cer­tain nombre de ces jeunes dis­posent d’une indé­pen­dance rési­den­tielle par­tielle. Elle se tra­duit par la double rési­dence. Une double rési­dence per­met en effet aux jeunes de res­ter domi­ci­lié chez ses parents, mais de pas­ser beau­coup de temps à l’extérieur de la mai­son familiale.

D’une manière géné­rale, le départ de la mai­son fami­liale lui-même n’est pas un phé­no­mène simple. En effet, il n’y a pas une seule forme de départ, mais une diver­si­té de for­mules : départ net et défi­ni­tif, départ par­tiel (double rési­dence), départ pro­vi­soire (départs sui­vis de retour). Des condi­tions, elles aus­si variées, accom­pagnent ces dif­fé­rentes for­mules (auto­no­mie finan­cière totale ou par­tielle, aides diverses plus ou moins importantes…).

Les départs tar­difs sont sur­tout le fait des jeunes de milieux popu­laires. Ils sont dus en grande par­tie aux contraintes maté­rielles et éco­no­miques comme des situa­tions pré­caires d’emplois ou une période de chô­mage. Tous les jeunes ne sont donc pas égaux devant cette épreuve de la vie, les jeunes de milieux popu­laires, moins diplô­més ou chô­meurs, cumu­lant les dif­fi­cul­tés15. On le voit, la dimen­sion du tra­vail ne peut être iso­lée d’autres dimen­sions de la condi­tion de la jeu­nesse et la construc­tion exis­ten­tielle de soi s’en trouvent compliquée.

La transition sociale de la jeunesse, chance ou souffrance ?

Cer­tains socio­logues, obser­va­teurs de l’évolution sociale, constatent le fait his­to­rique nou­veau : les indi­vi­dus sont appe­lés à négo­cier en per­ma­nence leur iden­ti­té (Gid­dens). Le bri­co­lage iden­ti­taire d’une jeu­nesse, dont l’introuvable défi­ni­tion met à mal la déter­mi­na­tion tra­di­tion­nelle des âges de la vie, n’est donc qu’un cas par­ti­cu­lier d’une logique sociale plus glo­bale. Pour ces obser­va­teurs, il s’agit d’un constat d’une réa­li­té iné­luc­table qui pour­rait même être lue, semble-t-il, comme une bonne chose, une occa­sion pour les jeunes de connaitre le plus long­temps pos­sible une vie de liber­té poten­tielle et de jouis­sance de ce que leur offre la socié­té de consom­ma­tion sans devoir assu­rer les contraintes de les finan­cer. Ils ne seraient donc pas pres­sés de sor­tir de leur condi­tion. Cette situa­tion pour­rait même deve­nir un modèle pour tous. De leur côté, en effet, les adultes assu­rés de leurs ren­trées finan­cières ne cherchent-ils pas à retrou­ver cet âge béni (vivre une éter­nelle jeunesse)?

D’autres obser­va­teurs, plus en phase avec le vécu de la jeu­nesse par­le­raient plu­tôt de la fatigue et de la souf­france d’être jeune en milieu popu­laire. Car il n’est pas pos­sible d’exister psy­cho­lo­gi­que­ment et socia­le­ment sans prou­ver sa capa­ci­té à réa­li­ser et sans être capable d’assumer des res­pon­sa­bi­li­tés. Les condi­tions dans les­quelles s’effectue cette quête pèsent lourd dans la pos­si­bi­li­té de mener ce tra­vail sur soi qui exige un effort psy­chique considérable.

  1. Cer­tains socio­logues y ajoutent le cri­tère de la « res­pon­sa­bi­li­té pour autrui » qui se tra­duit dans le mariage ou une autre forme de coha­bi­ta­tion enga­gée, mais sur­tout par le fait d’avoir des enfants.
  2. Luc Alba­rel­lo, « Qui sont les jeunes en alter­nance en Région de Bruxelles-Capi­tale ? La parole d’une qua­ran­taine de jeunes », dans Les jeunes dans la tran­si­tion école-vie active, 14 contri­bu­tions, CCFEE, 2009.
  3. Rap­pe­lons que les Cefa sont rat­ta­chés à un éta­blis­se­ment secon­daire de plein exer­cice, ce qui n’est pas le cas des for­ma­tions PME. Néan­moins, pour celles-ci, la for­ma­tion théo­rique se déroule dans des lieux qui rap­pellent for­te­ment aux appren­tis ce qu’ils ont connu à l’école.
  4. Un pour­cen­tage non négli­geable de jeunes en Cefa (envi­ron un quart) n’a pas décro­ché une acti­vi­té en entre­prise. Comme dans l’alternance orga­ni­sée par les for­ma­tions PME, d’autres — nom­breux — aban­donnent en cours de for­ma­tion. Par­mi eux, un cer­tain nombre aurait sou­hai­té vivre l’expérience du monde du tra­vail. Com­ment se per­çoivent-ils, dès lors qu’ils ne peuvent vivre cette réalité ?
  5. Consta­tons que les sta­tuts les plus proches d’un sta­tut de tra­vailleur (contrats d’apprentissage indus­triel, de tra­vail à temps par­tiel et conven­tion pre­mier emploi) consti­tuent dans les Cefa la mino­ri­té des « conven­tions » signées. L’identité de jeune tra­vailleur en for­ma­tion dans les PME, his­to­ri­que­ment plus forte dans les for­ma­tions Classes moyennes, semble éga­le­ment s’effriter.
  6. Dans les pays où se pra­tique la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle duale (Alle­magne, Autriche, Suisse), l’alternance est d’abord un contrat de tra­vail. C’est à ce point vrai qu’une dérive est pré­ci­sé­ment de faire de l’apprenti un tra­vailleur à bon marché.
  7. Les pra­tiques du pro­jet per­son­nel dans les centres de for­ma­tion tentent de s’appuyer sur cette image de la jeu­nesse, sans se rendre compte que les dés sont pipés : si pro­jet per­son­nel il y a, il doit être com­pa­tible avec ce que la for­ma­tion en alter­nance peut offrir… et rien d’autre !
  8. Un état des lieux de la pro­blé­ma­tique de la tran­si­tion pro­fes­sion­nelle peut être trou­vé dans CCFEE, Les tran­si­tions des jeunes école-vie active, col­loque euro­péen orga­ni­sé les 29 et 30 novembre 2010
  9. Si les efforts d’insertion sont cou­ron­nés de suc­cès, même par­tiels, l’estime de soi des gagnants s’en trouve sérieu­se­ment renforcée.
  10. L’idéologie légi­ti­mant cette pos­ture est pui­sée dans une concep­tion néo­li­bé­rale de l’empowerment. Voir Til­man Fr., Groo­taers D., L’empowerment. De quoi s’agit-il ? et L’empowerment et l’émancipation : même combat ?
  11. L’individualisation per­met éga­le­ment de faire la dis­tinc­tion pour les « publics en dif­fi­cul­té » entre les « bons » « fra­gi­li­sés », ceux qui jouent le jeu et donc s’en sortent, et les « mau­vais » qui refusent de sai­sir les perches qu’on leur tend. Ce cli­vage et cet éti­que­tage se font au sein même du groupe des « pré­caires ». Ils opposent ain­si, dans leurs repré­sen­ta­tions de soi, des per­sonnes pour­tant fort proches dans leur condi­tion, mais qui se per­çoivent comme dif­fé­rentes et en com­pé­ti­tion symbolique.
  12. Voir par exemple Gazier B., « L’articulation jus­tice locale/justice glo­bale. Le cas des “mar­chés tran­si­tion­nels du tra­vail”», Revue éco­no­mique, volume 51, n° 3, 2000, p. 571 – 581.
  13. Une « capa­bi­li­té » est un mode de fonc­tion­ne­ment offrant à l’individu la liber­té de choi­sir entre dif­fé­rentes condi­tions de vie. C’est un prin­cipe nor­ma­tif pro­po­sant un nou­veau fon­de­ment pour les prin­cipes d’égalité et de justice.
  14. Enquête FATE. Voir Benit R., Hein K., Big­gart A., « Auto­no­mie retar­dée et négo­ciée : l’émancipation rési­den­tielle des jeunes Euro­péens », Poli­tiques sociales et fami­liales, n° 97, 2009, p. 5 – 12.
  15. Les jeunes en dif­fi­cul­té issus de l’immigration lisent de plus leur situa­tion comme condi­tion­née par l’origine cultu­relle de leurs parents et tentent de se construire une iden­ti­té en se tour­nant, ne fût-ce que par­tiel­le­ment, vers cette culture cen­sée être celle de leurs racines. Devant leur peine à s’intégrer dans les ins­ti­tu­tions de la socié­té belge, ils cherchent alors à se per­ce­voir comme en exil, assis entre deux chaises. Voir Jamoulle P. (dir.), Pas­seurs de mondes. Pra­ti­ciens-cher­cheurs dans les lieux d’exil, Academia‑L’Harmattan, 2014.

Francis Tilman


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