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Enseignement : le retour des années 1990 ?

Numéro 10 Octobre 2009 par Eva Lhost

octobre 2009

La crise a donc fini par rat­tra­per le monde sco­laire. Offi­ciel­le­ment du moins, puisqu’il était évident depuis des mois qu’un trou gigan­tesque de plus de 600 mil­lions d’euros était en train de se creu­ser dans le bud­get de la Com­mu­nau­té fran­çaise. Tous les acteurs poli­tiques et sociaux en étaient par­fai­te­ment conscients, mais se sont conten­tés d’un […]

La crise a donc fini par rat­tra­per le monde sco­laire. Offi­ciel­le­ment du moins, puisqu’il était évident depuis des mois qu’un trou gigan­tesque de plus de 600 mil­lions d’euros était en train de se creu­ser dans le bud­get de la Com­mu­nau­té fran­çaise. Tous les acteurs poli­tiques et sociaux en étaient par­fai­te­ment conscients, mais se sont conten­tés d’un jeu de rôles bien conve­nu, en riva­li­sant, pen­dant la cam­pagne élec­to­rale, de pro­grammes et mémo­ran­dums ambi­tieux, par­ti­cu­liè­re­ment pour l’éducation et la for­ma­tion. Sur les éco­no­mies, les choix, pas un mot. Il est vrai que ce moment de la vie démo­cra­tique est peu pro­pice à un quel­conque exer­cice de véri­té. Mais plus inquié­tant par contre, les négo­cia­tions d’accords de majo­ri­té n’ont pas per­mis de réa­li­ser pen­dant l’été les arbi­trages néces­saires au sein des finances publiques fran­co­phones, wal­lonnes et bruxel­loises. On sait à pré­sent que des « pistes » avaient été mises sur papier, sans être réel­le­ment tranchées.

On ne peut en vou­loir à la ministre Simo­net d’avoir déchi­ré ce voile pudique mas­quant la bombe à retar­de­ment d’un défi­cit qui gros­sit à vue d’œil. Par­ler vrai était inévi­table et indis­pen­sable. Le conte­nu des « pistes de réflexion » et la méthode d’approche de la ministre ont par contre été pour le moins sur­pre­nants. Plu­tôt que d’attendre une démarche col­lec­tive du gou­ver­ne­ment ou de dis­cu­ter dans un pre­mier temps avec ses inter­lo­cu­teurs des seuls para­mètres bud­gé­taires du pro­blème, pour ensuite ouvrir un large débat, la nou­velle ministre a curieu­se­ment pré­fé­ré direc­te­ment avan­cer ces fameuses pistes qui ont immé­dia­te­ment conduit les syn­di­cats à déter­rer autant de haches de guerre.

Le débat s’est refer­mé avant même d’avoir com­men­cé. Mais pou­vait-il en être autre­ment ? Toute mesure d’économie dans l’enseignement est plus dou­lou­reuse qu’ailleurs. Cela tient tout d’abord au fait que des res­tric­tions entrent en contra­dic­tion mas­sive avec les dis­cours tenus sur la place cru­ciale de l’école dans la socié­té. Par­ler de res­tric­tions à des ensei­gnants aux­quels on confie une mis­sion essen­tielle sinon écra­sante ne peut que décu­pler leurs sen­ti­ments d’incompréhension, de déva­lo­ri­sa­tion et de rup­ture face à la crise que l’école, et même l’éducation au sens large, ren­contre. Toute res­tric­tion par­ti­cipe pour eux inévi­ta­ble­ment d’une poli­tique du mépris à leur égard. D’autres rai­sons plus ins­ti­tu­tion­nelles et pro­pre­ment belges fran­co­phones conduisent une telle poli­tique à l’impasse. Comme depuis la pre­mière année de com­mu­nau­ta­ri­sa­tion de l’enseignement, il y a vingt ans exac­te­ment, la struc­ture de finan­ce­ment (sans outil fis­cal propre) et de dépenses (essen­tiel­le­ment des salaires) de la Com­mu­nau­té fran­çaise Wal­lo­nie-Bruxelles est sin­gu­liè­re­ment fra­gile. Dans un tel car­can, une réces­sion se trans­forme vite en un « petit meurtre entre amis » dans l’enseignement ain­si que dans les sec­teurs cultu­rels et non mar­chands. Ce genre d’exercice condamne à sacri­fier l’essentiel pour pré­ser­ver l’indispensable… Le monde sco­laire, et plus lar­ge­ment socio­cul­tu­rel, n’est en réa­li­té sor­ti que tout récem­ment de la série de trains de res­tric­tions lan­cée à par­tir de 1990, voir de 1986 avec le conclave de Val-Duchesse. Ce n’est qu’à par­tir de 2004 que les pre­mières marques du refi­nan­ce­ment se sont fait sen­tir dans les écoles. Cinq ans de réin­ves­tis­se­ments réels mais limi­tés, c’est court pour tour­ner la page d’un conflit social de plus d’une décen­nie. Mais, par contre, vingt ans auraient dû suf­fire pour tirer les leçons des impasses dans les­quelles Wal­lons et Bruxel­lois conti­nuent à s’enferrer. Allons-nous fêter vingt ans d’amnésie ?

Les fran­co­phones belges ne semblent pas avoir encore réel­le­ment com­pris qu’un véri­table pro­jet de socié­té demande d’élargir tout débat public (sur les poli­tiques à mener et sur leur finan­ce­ment) au-delà des limites étroites de la Com­mu­nau­té fran­çaise. Ils ne semblent pas encore sor­tis du déni de leur propre dépen­dance : les éco­no­mies wal­lonne et bruxel­loise ne pro­duisent tout sim­ple­ment pas assez de richesses pour assu­rer notre niveau de vie. Et la res­pon­sa­bi­li­té de cette situa­tion est par­ta­gée, en ce com­pris par un sys­tème sco­laire aus­si for­te­ment inéga­li­taire et cloi­son­né que le nôtre. Où inves­tir dès lors prio­ri­tai­re­ment les maigres res­sources fran­co­phones ? Dans l’allongement des pistes d’aéroport et d’autres pro­grammes d’infrastructures rou­tières ? Dans des poli­tiques de sanc­tion des chô­meurs sous cou­vert d’«accompagnement » alors que les volumes d’offres d’emploi s’assèchent bru­ta­le­ment ? Ou dans une refon­da­tion de notre sys­tème édu­ca­tif ? Poser ces ques­tions, c’est y répondre. Elles sup­posent cepen­dant un préa­lable : remettre à plat l’ensemble des bud­gets publics tous niveaux confon­dus côté fran­co­phone, afin de les « conso­li­der » et pou­voir y effec­tuer de réels arbi­trages. Ce genre d’exercice doit conduire à ratio­na­li­ser les répar­ti­tions de com­pé­tences ain­si qu’à dimi­nuer le nombre d’institutions, de réseaux d’enseignement et de niveaux de pou­voir. Il faut d’urgence aller plus vite et plus loin que les com­pro­mis flous des récents accords de majo­ri­té autour des pro­vinces en Wal­lo­nie et des com­munes à Bruxelles. En rédui­sant leurs dépenses, les cabi­nets minis­té­riels et les Par­le­ments ont ouvert une voie impor­tante, sym­bo­li­que­ment par­lant, elle reste à concré­ti­ser structurellement.

On peut espé­rer qu’une réal­lo­ca­tion glo­bale des res­sources fran­co­phones dégage de pre­mières éco­no­mies qu’il fau­dra venir com­plé­ter en levant le tabou fis­cal. Cette voie étroite per­met­trait de limi­ter des res­tric­tions bru­tales dans l’enseignement et d’envisager autre­ment les pistes qui ont été enter­rées, à peine révé­lées. Ain­si, sup­pri­mer pure­ment et sim­ple­ment le sys­tème de pré­re­traite à par­tir de cin­quante-cinq ans entraî­ne­rait cer­tai­ne­ment des éco­no­mies, mais nie­rait la néces­si­té de gérer les fins de car­rière et man­que­rait un tout autre enjeu, inter­gé­né­ra­tion­nel celui-là. D’une part, les nou­veaux ensei­gnants ont besoin d’accompagnement ; d’autre part, la géné­ra­tion de pro­fes­sion­nels qui est en train de quit­ter l’école emporte avec elle une expé­rience qui serait utile aux jeunes col­lègues. Pour­quoi ne pas intro­duire des alter­na­tives à la pré­re­traite comme le recy­clage d’enseignants expé­ri­men­tés dans le par­rai­nage des jeunes ensei­gnants ? Ou offrir la pos­si­bi­li­té à ces ensei­gnants plus âgés d’apporter du sou­tien sco­laire au sein des classes dès les pre­mières dif­fi­cul­tés de l’élève ? Il est tout aus­si néces­saire de réflé­chir de manière dif­fé­ren­ciée au temps de tra­vail ensei­gnant en y incluant, pour les recon­naître, bien des dimen­sions et des inéga­li­tés actuel­le­ment cachées. Ensei­gner dans telle école ou telle autre n’est plus du tout faire le même métier et demande une adap­ta­tion des méthodes, des orga­ni­sa­tions horaires et des charges de travail.

Mais au-delà de ces pistes, une remise en ques­tion plus struc­tu­relle du sys­tème sco­laire est indis­pen­sable. L’enjeu est de par­ve­nir à un sys­tème effi­cace et équi­table per­met­tant de répar­tir sur un plus grand nombre d’écoles les élèves en dif­fi­cul­té. Le dégon­fle­ment sou­dain de la fameuse « bulle des ins­crip­tions » a mon­tré que c’est tout à fait réa­li­sable. Mais jouer sur les seules ins­crip­tions ne suf­fi­ra pas. Il fau­dra, par exemple, ces­ser d’envoyer dans l’enseignement spé­cia­li­sé des élèves qui n’ont rien à y faire, alors que ces struc­tures sont bien plus coû­teuses qu’une prise en charge à la source des dif­fi­cul­tés d’apprentissage. C’est une des nom­breuses réformes struc­tu­relles à enga­ger pour réduire à moyen et long termes un échec sco­laire qui consti­tue un gâchis humain évi­table et… coûte annuel­le­ment à la Com­mu­nau­té fran­çaise 350 mil­lions d’euros, soit 16 mil­lions de plus que ce qu’elle devra éco­no­mi­ser à l’horizon 2015, tous sec­teurs confon­dus. Des mesures pure­ment bud­gé­taires, linéaires et de court terme ne condui­ront pas à repen­ser l’école fran­co­phone belge pour qu’elle puisse répondre aux besoins des élèves et de l’ensemble de la socié­té. Par contre, une refon­da­tion de notre ensei­gne­ment peut débou­cher sur plus d’efficience.

L’école se retrouve à nou­veau dans la situa­tion tra­gique où ouvrir de tels chan­tiers de refon­da­tion est plus néces­saire, mais aus­si plus dif­fi­cile que jamais… voire impos­sible. D’autant plus qu’il ne suf­fi­ra pas de limi­ter les res­tric­tions et de rendre les inves­tis­se­ments en édu­ca­tion plus effi­cients. De nou­veaux moyens sont éga­le­ment indis­pen­sables pour répondre à bien des défis au pre­mier rang des­quels il faut pla­cer les besoins énormes qu’engendreront, avant tout à Bruxelles, le boom démo­gra­phique ain­si que la diver­si­fi­ca­tion eth­nique et cultu­relle qui y est liée. Nul ne sait où les trouver.

Va-t-on en fait repro­duire le sché­ma des années nonante ? Finir par réduire l’emploi sans réorien­ter les poli­tiques, c’est-à-dire adop­ter les pires mesures qui soient, entraî­nant la résis­tance légi­time du monde ensei­gnant, mais éga­le­ment un repli conser­va­teur sur ses maigres acquis ? Allons-nous nous enfer­mer dans les dis­tinc­tions absurdes d’il y a quelques années : régler la ques­tion du « quan­ti­ta­tif » pour se pré­oc­cu­per ensuite du « qua­li­ta­tif » ? Les moyens avant le pro­jet ? La méthode uti­li­sée au début sep­tembre par la ministre de l’Enseignement res­semble tel­le­ment à un mau­vais remake que c’en est presque sus­pect. En immo­lant elle-même ses pro­po­si­tions, a‑t-elle vou­lu pré­pa­rer le ter­rain à des mesures réel­le­ment alter­na­tives ? Ce n’est mani­fes­te­ment pas bien par­ti. Et l’absence de forte soli­da­ri­té au sein de l’Olivier ne conduit pas plus à l’optimisme. Le CDH, mis sous pres­sion par les cri­tiques venues essen­tiel­le­ment de l’école libre, hésite entre la joie d’avoir décro­ché la floche et l’effroi de consta­ter qu’elle est en plomb. Ses par­te­naires se sont quant à eux cou­ra­geu­se­ment débi­nés : le pré­sident du PS a feint la sur­prise en décla­rant qu’il allait « inter­ro­ger Mme Mil­quet », tan­dis que le chef de file Éco­lo au gou­ver­ne­ment ton­nait, comme s’il était encore dans l’opposition, que « les ensei­gnants ne sont pas res­pon­sables des erreurs des banques ».

De 2004 à 2009, le monde ensei­gnant a ten­té de pan­ser ses plaies après plus de dix ans de conflits sociaux. Les poli­tiques, les res­pon­sables de réseaux et les repré­sen­tants syn­di­caux n’ont pas alors été en mesure de mettre à pro­fit ce qui, rétros­pec­ti­ve­ment, n’a été qu’une accal­mie de courte durée. L’enseignement est aujourd’hui accu­lé, en pleine réces­sion, à se repen­ser. Les chances d’y par­ve­nir sont très minces. Mais, a contra­rio, espé­rer réfor­mer l’école après une nou­velle série de chocs bru­taux n’est cer­tai­ne­ment pas plus cré­dible. Autant essayer d’utiliser la rigueur comme une opportunité.

Eva Lhost


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