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Enseignement de promotion sociale, une culture de l’inachèvement
« Notre système ne coule pas complètement, parce qu’il y a des armées de profs généreux, ouverts, travaillant comme des brutes… Heureusement ! Mais cela ne fonctionne que grâce à la vertu de ces individus. Le système, lui-même, n’est pas vertueux. » C’est le sociologue François Dubet qui posait ce diagnostic sur l’éducation nationale française dans une interview il y a […]
« Notre système ne coule pas complètement, parce qu’il y a des armées de profs généreux, ouverts, travaillant comme des brutes… Heureusement ! Mais cela ne fonctionne que grâce à la vertu de ces individus. Le système, lui-même, n’est pas vertueux. » C’est le sociologue François Dubet qui posait ce diagnostic sur l’éducation nationale française dans une interview il y a deux ans1. En trainant ses guêtres dans l’enseignement de promotion sociale (EPS), on en vient après un moment à des conclusions du même tonneau.
L’EPS se révèle en effet comme un monde en résistance, qui s’est assigné des ambitions généreuses et importantes, mais qui n’a pas souvent les moyens de les tenir, ou ne se les donne pas. Les hommes et femmes de terrain s’en retrouvent mis sous pression, dans le meilleur des cas écartelés entre la lourdeur du « système » et leur engagement ou simplement leur souci de bien faire, dans le pire des cas, aigris ou éteints.
Anciennement connu comme « cours du soir », l’EPS a été modernisé en profondeur par un décret de 1991 : depuis lors, ses formations sont conçues en vue de débouchés sur le marché de l’emploi (« qualifiantes »), permettent toutes de décrocher un diplôme de la Fédération Wallonie-Bruxelles (« certifiantes »), peuvent se dérouler le soir comme en journée, ne sont plus calées sur le rythme des années scolaires, tous les cours sont organisés sous forme de modules, l’admission est quasi gratuite et peut se faire sur la base des acquis de l’expérience plutôt qu’au moyen du seul diplôme. Bref, un outil moderne, réactif, au service des multiples demandes et défis de la société, tant le tissu socioéconomique que les citoyens en recherche de plus de compétences.
Et le succès est au rendez-vous. Ces dernières années, ce sont autour de 160.000 personnes qui suivent ces cours chaque année.
Les problèmes d’argent n’expliquent pas tout
Mais tout cela, c’est sur papier… L’EPS voit en effet son fonctionnement écartelé entre un étau budgétaire (un système dit de « double enveloppe fermée », celle octroyée à chaque établissement et l’enveloppe globale de la FWB) et un statut du personnel aussi bétonné que dans l’enseignement de plein exercice. Reconvertir des offres obsolètes oblige à mettre des enseignants en disponibilité (comprenez « sans cours à donner, mais avec un salaire à payer »). Octroyer des dispenses de cours sur la base de (parties de) formations antérieurement réussies représente pour les établissements un désavantage financier. Etc. La belle ouverture organisée par les textes n’est pas toujours au rendez-vous.
Si le nerf de la guerre explique bien des choses, comme toujours à la Fédération Wallonie-Bruxelles, et si les acteurs concernés sont prompts à brandir cette contrainte comme un bouclier face aux questions venues de l’extérieur, l’argent n’est pas l’horizon exclusif de tous les problèmes.
Tout d’abord une remarque, qui est aussi un symptôme : il n’y a depuis au moins dix ans, si pas quinze, aucun travail scientifique empirique qui envisage l’EPS de façon transversale. Soit les chercheurs regardent un aspect bien particulier, très pointu, soit ils noient l’EPS dans des travaux très transversaux sur la formation tout au long de la vie. Qui sont les publics ? À quoi ressemblent les dynamiques d’établissement ? Quel impact ont eu les réformes successives ? Notre ignorance est en fait organisée. Même les statistiques qui servent au pilotage du système sont fragiles et, malgré des améliorations en cours, sont le produit des procédures bureaucratiques plutôt que de questionnements sociopolitiques. Ainsi, il n’est pas possible de savoir quels parcours sont entrepris par quels publics à travers l’offre de formation — par exemple, les apprenants suivent-ils quelques cours de menuiserie pour se perfectionner dans leur hobby ou tous les modules nécessaires au diplôme pour sécuriser une réorientation professionnelle ?
En substance, une première difficulté de l’EPS, qui n’a pas grand-chose à voir avec les questions de moyens financiers, est d’ordre culturel : l’incapacité à dépasser la forme scolaire. Alors que l’EPS se targue d’une offre d’enseignement complètement modulaire, le profane est surpris de découvrir que la plupart des formations commencent en septembre et se terminent en juin. Que lors de l’entrée en formation, il vous est très souvent demandé de vous inscrire à tous les modules prévus pour l’année qui commence. Que certains établissements ne vous dispenseront qu’au compte-gouttes des cours en reconnaissant les acquis de votre expérience ou de vos formations antérieures. Beaucoup de cours sont organisés dans des classes de forme très classique, ex cathedra, dans un rapport théorie-pratique figé, très daté. L’autonomie d’organisation des établissements, les visions des pouvoirs organisateurs (PO), les cultures enseignantes qui prévalent à tous les étages, tout cela positionne une grande partie de l’EPS du côté de l’école mainstream plutôt que de la formation d’adultes, alors même que certains établissements ont développé des pratiques et des projets vraiment décoiffants, notamment pour toucher et garder les publics qui ont quitté l’enseignement obligatoire sans diplôme, et surtout en gardant un rapport meurtri à l’univers scolaire.
Benjamin et pionnier
Une seconde difficulté de l’EPS tient aux rapports de force dans lesquels il est pris. Il est le benjamin, le petit dernier très aimé, mais un peu laissé à lui-même, tant dans la famille de l’enseignement que dans celle de la formation professionnelle. On le voit avec la manière dont universités et hautes écoles le maintiennent au bord du chemin dans l’ARES, l’instance multipartite qui régule le nouveau paysage de l’enseignement supérieur, au point que certains PO réagissent en basculant leurs offres EPS dans leurs hautes écoles. On voit aussi l’EPS tenter de se repositionner prudemment à l’heure où les services publics de formation (Forem, etc.) se sont mis à développer leurs propres certifications2, alors même que les auteurs du décret de 1991 se voyaient déjà comme les certificateurs de toutes les formations d’adultes organisées sous la houlette des Régions3. On voit enfin l’EPS faire le gros dos alors qu’il a perdu pas mal de plumes dans les derniers arbitrages adoptés en Wallonie en matière de budgets Fonds social européen, les découpages institutionnels faisant en sorte qu’il n’y avait autour de la table que des interlocuteurs outillés pour une compréhension strictement managériale de l’«excellence », largement étrangère à l’EPS.
Les rapports de force des acteurs de l’EPS entre eux semblent en revanche moins prégnants. Serrage de coudes et consensus sont des mots d’ordre qui permettent de ne pas céder de terrain. Certes les syndicats enseignants montent debout sur les freins dès qu’on évoque certains dossiers. Certes il subsistera toujours des guéguerres entre réseaux. Mais les dynamiques collaboratives existent et sont gagnantes, en particulier en matière de programmation de nouvelles offres de formation, où l’EPS a mis en place des fonctionnements, comme le partage de référentiels de formation (notamment le « dossier interréseaux4 ») qui feraient pâlir d’envie et l’enseignement secondaire, et la formation d’adultes si ces méthodes y étaient connues…
Si l’EPS sous-exploite nombre de ses potentiels, c’est évidemment moins vrai pour certaines des ressources qu’il offre. Il en va ainsi du conventionnement avec les entreprises et secteurs professionnels, où la modularité des formations est jouée comme une carte de poids. Des formations sur mesure peuvent être organisées par l’EPS, avec un apport financier extérieur, y compris sur la base de référentiels ad hoc. Bref, une réponse aux demandes du tissu socioéconomique qui permet d’amener de l’argent frais dans le système.
Cette souplesse de conventionnement avait été introduite dans le décret de 1991 comme une concession à ceux qui voulaient encore plus d’ouverture, à savoir que n’importe quelle organisation (une asbl d’éducation permanente, un fonds sectoriel) puisse créer un établissement d’EPS. Mais ces velléités furent tuées dans l’œuf par une charge de la CGSP Enseignement qui y voyait les germes d’une privatisation de l’enseignement — fantasmes délétères et absurdes au pays de la « liberté subventionnée5 ». Un établissement d’EPS ne peut donc plus être organisé que par une des quatre familles de PO parties prenantes au Pacte scolaire de 1958. Un quart de siècle perdu pour ceux qui chérissent l’idée d’un enseignement comme bien commun6.
Diversités à coaliser
On se retrouvera finalement dans un paysage incroyablement diversifié, avec 162 établissements qui proposent un ou plusieurs types d’offre : des cours de langue de tous niveaux, des cours du supérieur (y compris quelques masters), des formations qualifiantes de niveau secondaire (techniques, artisanales, etc.) et des cours généraux, soit sous forme de diplômes de la seconde chance (CESS et CEB), soit sous forme de cours d’alpha et de français langue étrangère. On y croise des créatures comme un petit établissement communal sous la coupe de son échevin de l’Emploi, qui se centre sur des formations qualifiantes courtes visant la transition des chômeurs de la commune vers l’économie paracommunale (plaines de jeux, gardiens de la paix, aides familiales, auxiliaires en maison de repos, etc.). Un autre établissement communal qui ne donne pratiquement que des formations en français aux immigrés du quartier, c’est-à-dire pas tant aux Maghrébins et aux Portugais comme il y a vingt-cinq ans, mais aux eurocrates. Un établissement libre, adossé à une université, qui propose des dizaines de baccalauréats et de brevets ainsi que des cours de langue de pointe. Un établissement catholique adossé à une grosse école technique et professionnelle, qui joue à fond la carte des conventions avec le privé, qui mutualise avec d’autres organismes de formation des équipements rutilants, et qui tente de structurer de véritables formations en alternance.
Vingt-cinq ans après son décret refondateur, à l’heure où sa dernière réforme en fait un acteur-clé de la formation à distance, l’EPS se trouve sous tension du fait de l’ouverture remarquable de ses finalités et de la difficulté à tenir toutes ses promesses. Un défi est de se coaliser pour faire valoir une identité forte. Mais il n’est pas sûr que cela suffise. Comme en 1991, le scénario de la régionalisation de tout ou partie de l’EPS pourrait bien être remis sur la table dès que les francophones se remettront à se poser sérieusement des questions institutionnelles.
- Riché P., « François Dubet : “Recruter les profs à bac+5, c’est une erreur”», Rue89, 18 juin 2014.
- Si, dans le paysage européen, la Belgique est le seul pays où l’enseignement lui-même déploie une offre complète destinée à un public adulte, elle est aussi l’un des pays où les diplômes de la formation initiale ne sont pas systématiquement (tant s’en faut) accessibles aux adultes qui veulent continuer à se former ou qui ont raté leur chance dans l’enseignement secondaire ou supérieur…
- Y compris pour l’enseignement en alternance des Cefa.
- Possibilité pour un établissement qui organise telle formation d’en faciliter l’ouverture par les établissements des autres réseaux. Voir Lemaigre Th., « Fiches descriptives du processus de programmation d’une nouvelle offre de formation ou d’enseignement », CEF et CFEE, 2015.
- Voir Lemaigre Th., « Innovation sociale et lutte contre la pauvreté : libertés critiques et choc des modèles », trimestriel Pauvérité, n° 6, novembre 2014.
- Voir Bastenier A., « L’éducation, service public ou bien commun ? », La Revue nouvelle, n° 5, 2016, pp. 31 – 39.