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Enseignement de promotion sociale, une culture de l’inachèvement

Numéro 8 - 2016 - école enseignement par Thomas Lemaigre

décembre 2016

« Notre sys­tème ne coule pas com­plè­te­ment, parce qu’il y a des armées de profs géné­reux, ouverts, tra­vaillant comme des brutes… Heu­reu­se­ment ! Mais cela ne fonc­tionne que grâce à la ver­tu de ces indi­vi­dus. Le sys­tème, lui-même, n’est pas ver­tueux. » C’est le socio­logue Fran­çois Dubet qui posait ce diag­nos­tic sur l’éducation natio­nale fran­çaise dans une inter­view il y a […]

« Notre sys­tème ne coule pas com­plè­te­ment, parce qu’il y a des armées de profs géné­reux, ouverts, tra­vaillant comme des brutes… Heu­reu­se­ment ! Mais cela ne fonc­tionne que grâce à la ver­tu de ces indi­vi­dus. Le sys­tème, lui-même, n’est pas ver­tueux. » C’est le socio­logue Fran­çois Dubet qui posait ce diag­nos­tic sur l’éducation natio­nale fran­çaise dans une inter­view il y a deux ans1. En trai­nant ses guêtres dans l’enseignement de pro­mo­tion sociale (EPS), on en vient après un moment à des conclu­sions du même tonneau.

L’EPS se révèle en effet comme un monde en résis­tance, qui s’est assi­gné des ambi­tions géné­reuses et impor­tantes, mais qui n’a pas sou­vent les moyens de les tenir, ou ne se les donne pas. Les hommes et femmes de ter­rain s’en retrouvent mis sous pres­sion, dans le meilleur des cas écar­te­lés entre la lour­deur du « sys­tème » et leur enga­ge­ment ou sim­ple­ment leur sou­ci de bien faire, dans le pire des cas, aigris ou éteints.

Ancien­ne­ment connu comme « cours du soir », l’EPS a été moder­ni­sé en pro­fon­deur par un décret de 1991 : depuis lors, ses for­ma­tions sont conçues en vue de débou­chés sur le mar­ché de l’emploi (« qua­li­fiantes »), per­mettent toutes de décro­cher un diplôme de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles (« cer­ti­fiantes »), peuvent se dérou­ler le soir comme en jour­née, ne sont plus calées sur le rythme des années sco­laires, tous les cours sont orga­ni­sés sous forme de modules, l’admission est qua­si gra­tuite et peut se faire sur la base des acquis de l’expérience plu­tôt qu’au moyen du seul diplôme. Bref, un outil moderne, réac­tif, au ser­vice des mul­tiples demandes et défis de la socié­té, tant le tis­su socioé­co­no­mique que les citoyens en recherche de plus de compétences.

Et le suc­cès est au ren­dez-vous. Ces der­nières années, ce sont autour de 160.000 per­sonnes qui suivent ces cours chaque année.

Les problèmes d’argent n’expliquent pas tout

Mais tout cela, c’est sur papier… L’EPS voit en effet son fonc­tion­ne­ment écar­te­lé entre un étau bud­gé­taire (un sys­tème dit de « double enve­loppe fer­mée », celle octroyée à chaque éta­blis­se­ment et l’enveloppe glo­bale de la FWB) et un sta­tut du per­son­nel aus­si béton­né que dans l’enseignement de plein exer­cice. Recon­ver­tir des offres obso­lètes oblige à mettre des ensei­gnants en dis­po­ni­bi­li­té (com­pre­nez « sans cours à don­ner, mais avec un salaire à payer »). Octroyer des dis­penses de cours sur la base de (par­ties de) for­ma­tions anté­rieu­re­ment réus­sies repré­sente pour les éta­blis­se­ments un désa­van­tage finan­cier. Etc. La belle ouver­ture orga­ni­sée par les textes n’est pas tou­jours au rendez-vous.

Si le nerf de la guerre explique bien des choses, comme tou­jours à la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles, et si les acteurs concer­nés sont prompts à bran­dir cette contrainte comme un bou­clier face aux ques­tions venues de l’extérieur, l’argent n’est pas l’horizon exclu­sif de tous les problèmes.

Tout d’abord une remarque, qui est aus­si un symp­tôme : il n’y a depuis au moins dix ans, si pas quinze, aucun tra­vail scien­ti­fique empi­rique qui envi­sage l’EPS de façon trans­ver­sale. Soit les cher­cheurs regardent un aspect bien par­ti­cu­lier, très poin­tu, soit ils noient l’EPS dans des tra­vaux très trans­ver­saux sur la for­ma­tion tout au long de la vie. Qui sont les publics ? À quoi res­semblent les dyna­miques d’établissement ? Quel impact ont eu les réformes suc­ces­sives ? Notre igno­rance est en fait orga­ni­sée. Même les sta­tis­tiques qui servent au pilo­tage du sys­tème sont fra­giles et, mal­gré des amé­lio­ra­tions en cours, sont le pro­duit des pro­cé­dures bureau­cra­tiques plu­tôt que de ques­tion­ne­ments socio­po­li­tiques. Ain­si, il n’est pas pos­sible de savoir quels par­cours sont entre­pris par quels publics à tra­vers l’offre de for­ma­tion — par exemple, les appre­nants suivent-ils quelques cours de menui­se­rie pour se per­fec­tion­ner dans leur hob­by ou tous les modules néces­saires au diplôme pour sécu­ri­ser une réorien­ta­tion professionnelle ?

En sub­stance, une pre­mière dif­fi­cul­té de l’EPS, qui n’a pas grand-chose à voir avec les ques­tions de moyens finan­ciers, est d’ordre cultu­rel : l’incapacité à dépas­ser la forme sco­laire. Alors que l’EPS se targue d’une offre d’enseignement com­plè­te­ment modu­laire, le pro­fane est sur­pris de décou­vrir que la plu­part des for­ma­tions com­mencent en sep­tembre et se ter­minent en juin. Que lors de l’entrée en for­ma­tion, il vous est très sou­vent deman­dé de vous ins­crire à tous les modules pré­vus pour l’année qui com­mence. Que cer­tains éta­blis­se­ments ne vous dis­pen­se­ront qu’au compte-gouttes des cours en recon­nais­sant les acquis de votre expé­rience ou de vos for­ma­tions anté­rieures. Beau­coup de cours sont orga­ni­sés dans des classes de forme très clas­sique, ex cathe­dra, dans un rap­port théo­rie-pra­tique figé, très daté. L’autonomie d’organisation des éta­blis­se­ments, les visions des pou­voirs orga­ni­sa­teurs (PO), les cultures ensei­gnantes qui pré­valent à tous les étages, tout cela posi­tionne une grande par­tie de l’EPS du côté de l’école mains­tream plu­tôt que de la for­ma­tion d’adultes, alors même que cer­tains éta­blis­se­ments ont déve­lop­pé des pra­tiques et des pro­jets vrai­ment décoif­fants, notam­ment pour tou­cher et gar­der les publics qui ont quit­té l’enseignement obli­ga­toire sans diplôme, et sur­tout en gar­dant un rap­port meur­tri à l’univers scolaire.

Benjamin et pionnier

Une seconde dif­fi­cul­té de l’EPS tient aux rap­ports de force dans les­quels il est pris. Il est le ben­ja­min, le petit der­nier très aimé, mais un peu lais­sé à lui-même, tant dans la famille de l’enseignement que dans celle de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle. On le voit avec la manière dont uni­ver­si­tés et hautes écoles le main­tiennent au bord du che­min dans l’ARES, l’instance mul­ti­par­tite qui régule le nou­veau pay­sage de l’enseignement supé­rieur, au point que cer­tains PO réagissent en bas­cu­lant leurs offres EPS dans leurs hautes écoles. On voit aus­si l’EPS ten­ter de se repo­si­tion­ner pru­dem­ment à l’heure où les ser­vices publics de for­ma­tion (Forem, etc.) se sont mis à déve­lop­per leurs propres cer­ti­fi­ca­tions2, alors même que les auteurs du décret de 1991 se voyaient déjà comme les cer­ti­fi­ca­teurs de toutes les for­ma­tions d’adultes orga­ni­sées sous la hou­lette des Régions3. On voit enfin l’EPS faire le gros dos alors qu’il a per­du pas mal de plumes dans les der­niers arbi­trages adop­tés en Wal­lo­nie en matière de bud­gets Fonds social euro­péen, les décou­pages ins­ti­tu­tion­nels fai­sant en sorte qu’il n’y avait autour de la table que des inter­lo­cu­teurs outillés pour une com­pré­hen­sion stric­te­ment mana­gé­riale de l’«excellence », lar­ge­ment étran­gère à l’EPS.

Les rap­ports de force des acteurs de l’EPS entre eux semblent en revanche moins pré­gnants. Ser­rage de coudes et consen­sus sont des mots d’ordre qui per­mettent de ne pas céder de ter­rain. Certes les syn­di­cats ensei­gnants montent debout sur les freins dès qu’on évoque cer­tains dos­siers. Certes il sub­sis­te­ra tou­jours des gué­guerres entre réseaux. Mais les dyna­miques col­la­bo­ra­tives existent et sont gagnantes, en par­ti­cu­lier en matière de pro­gram­ma­tion de nou­velles offres de for­ma­tion, où l’EPS a mis en place des fonc­tion­ne­ments, comme le par­tage de réfé­ren­tiels de for­ma­tion (notam­ment le « dos­sier inter­ré­seaux4 ») qui feraient pâlir d’envie et l’enseignement secon­daire, et la for­ma­tion d’adultes si ces méthodes y étaient connues…

Si l’EPS sous-exploite nombre de ses poten­tiels, c’est évi­dem­ment moins vrai pour cer­taines des res­sources qu’il offre. Il en va ain­si du conven­tion­ne­ment avec les entre­prises et sec­teurs pro­fes­sion­nels, où la modu­la­ri­té des for­ma­tions est jouée comme une carte de poids. Des for­ma­tions sur mesure peuvent être orga­ni­sées par l’EPS, avec un apport finan­cier exté­rieur, y com­pris sur la base de réfé­ren­tiels ad hoc. Bref, une réponse aux demandes du tis­su socioé­co­no­mique qui per­met d’amener de l’argent frais dans le système.

Cette sou­plesse de conven­tion­ne­ment avait été intro­duite dans le décret de 1991 comme une conces­sion à ceux qui vou­laient encore plus d’ouverture, à savoir que n’importe quelle orga­ni­sa­tion (une asbl d’éducation per­ma­nente, un fonds sec­to­riel) puisse créer un éta­blis­se­ment d’EPS. Mais ces vel­léi­tés furent tuées dans l’œuf par une charge de la CGSP Ensei­gne­ment qui y voyait les germes d’une pri­va­ti­sa­tion de l’enseignement — fan­tasmes délé­tères et absurdes au pays de la « liber­té sub­ven­tion­née5 ». Un éta­blis­se­ment d’EPS ne peut donc plus être orga­ni­sé que par une des quatre familles de PO par­ties pre­nantes au Pacte sco­laire de 1958. Un quart de siècle per­du pour ceux qui ché­rissent l’idée d’un ensei­gne­ment comme bien com­mun6.

Diversités à coaliser

On se retrou­ve­ra fina­le­ment dans un pay­sage incroya­ble­ment diver­si­fié, avec 162 éta­blis­se­ments qui pro­posent un ou plu­sieurs types d’offre : des cours de langue de tous niveaux, des cours du supé­rieur (y com­pris quelques mas­ters), des for­ma­tions qua­li­fiantes de niveau secon­daire (tech­niques, arti­sa­nales, etc.) et des cours géné­raux, soit sous forme de diplômes de la seconde chance (CESS et CEB), soit sous forme de cours d’alpha et de fran­çais langue étran­gère. On y croise des créa­tures comme un petit éta­blis­se­ment com­mu­nal sous la coupe de son éche­vin de l’Emploi, qui se centre sur des for­ma­tions qua­li­fiantes courtes visant la tran­si­tion des chô­meurs de la com­mune vers l’économie para­com­mu­nale (plaines de jeux, gar­diens de la paix, aides fami­liales, auxi­liaires en mai­son de repos, etc.). Un autre éta­blis­se­ment com­mu­nal qui ne donne pra­ti­que­ment que des for­ma­tions en fran­çais aux immi­grés du quar­tier, c’est-à-dire pas tant aux Magh­ré­bins et aux Por­tu­gais comme il y a vingt-cinq ans, mais aux euro­crates. Un éta­blis­se­ment libre, ados­sé à une uni­ver­si­té, qui pro­pose des dizaines de bac­ca­lau­réats et de bre­vets ain­si que des cours de langue de pointe. Un éta­blis­se­ment catho­lique ados­sé à une grosse école tech­nique et pro­fes­sion­nelle, qui joue à fond la carte des conven­tions avec le pri­vé, qui mutua­lise avec d’autres orga­nismes de for­ma­tion des équi­pe­ments ruti­lants, et qui tente de struc­tu­rer de véri­tables for­ma­tions en alternance.

Vingt-cinq ans après son décret refon­da­teur, à l’heure où sa der­nière réforme en fait un acteur-clé de la for­ma­tion à dis­tance, l’EPS se trouve sous ten­sion du fait de l’ouverture remar­quable de ses fina­li­tés et de la dif­fi­cul­té à tenir toutes ses pro­messes. Un défi est de se coa­li­ser pour faire valoir une iden­ti­té forte. Mais il n’est pas sûr que cela suf­fise. Comme en 1991, le scé­na­rio de la régio­na­li­sa­tion de tout ou par­tie de l’EPS pour­rait bien être remis sur la table dès que les fran­co­phones se remet­tront à se poser sérieu­se­ment des ques­tions institutionnelles.

  1. Riché P., « Fran­çois Dubet : “Recru­ter les profs à bac+5, c’est une erreur”», Rue89, 18 juin 2014.
  2. Si, dans le pay­sage euro­péen, la Bel­gique est le seul pays où l’enseignement lui-même déploie une offre com­plète des­ti­née à un public adulte, elle est aus­si l’un des pays où les diplômes de la for­ma­tion ini­tiale ne sont pas sys­té­ma­ti­que­ment (tant s’en faut) acces­sibles aux adultes qui veulent conti­nuer à se for­mer ou qui ont raté leur chance dans l’enseignement secon­daire ou supérieur…
  3. Y com­pris pour l’enseignement en alter­nance des Cefa.
  4. Pos­si­bi­li­té pour un éta­blis­se­ment qui orga­nise telle for­ma­tion d’en faci­li­ter l’ouverture par les éta­blis­se­ments des autres réseaux. Voir Lemaigre Th., « Fiches des­crip­tives du pro­ces­sus de pro­gram­ma­tion d’une nou­velle offre de for­ma­tion ou d’enseignement », CEF et CFEE, 2015.
  5. Voir Lemaigre Th., « Inno­va­tion sociale et lutte contre la pau­vre­té : liber­tés cri­tiques et choc des modèles », tri­mes­triel Pau­vé­ri­té, n° 6, novembre 2014.
  6. Voir Bas­te­nier A., « L’éducation, ser­vice public ou bien com­mun ? », La Revue nou­velle, n° 5, 2016, pp. 31 – 39.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).