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Enseignement de l’économie. Enjeu politique en perspective internationale

Numéro 7 – 2019 - économie enseignement université par Arthur Silve

octobre 2019

Adopter une perspective internationale sur la question permet de mettre en évidence les lacunes des modèles d’enseignement de l’économie. Outre certaines caractéristiques intrinsèques, comme la focalisation sur les mathématiques au détriment des idées, on note aussi une série d’angles morts dans ces enseignements, comme le fait que les programmes ne forment pas que des chercheurs en économie. Cet article propose quelques pistes, tirées de l’expérience de l’auteur, pour combler ces lacunes.

Dossier

La science économique, en tant que discipline universitaire indépendante, n’a que cinquante ans en France. En effet, elle a acquis cette indépendance vis-à-vis de la discipline du droit en 1968. En Belgique, elle s’est essentiellement structurée entre 1950 et 1970. Par contre, la tradition anglo-saxonne est beaucoup plus ancienne. Malgré ces différences de trajectoire, plus ou moins partout, l’économie s’est très fortement organisée après la Seconde Guerre mondiale, subissant en particulier l’ascendant intellectuel de Kenneth Arrow et Gérard Debreu. Ces deux futurs prix Nobel d’économie ont en effet introduit un nouveau formalisme, fortement mathématisé, qui s’est répandu dans la profession, notamment via le manuel de Paul Samuelson1, autre futur prix Nobel, et a contribué à la structurer.

À quoi sert l’économie ? Ou, plus précisément, pour quel type de métiers la science économique prépare-t-elle ceux et celles qui l’étudient ? Edward Lazear faisait récemment2 l’observation que les anciens étudiants d’économie avaient tendance, statistiquement parlant, à devenir des dirigeants. Pourquoi est-ce le cas ? Sa conjecture est la suivante : la science économique confronte ceux et celles qui l’étudient à des problèmes compliqués, généralement très « laids », qu’il faut représenter de façon parcimonieuse, c’est-à-dire simplifier, pour pouvoir se focaliser sur les traits essentiels des problèmes, en se concentrant sur ce qui semble être le plus important, et finalement, y apporter une solution. C’est une excellente description du travail quotidien d’un économiste… et de celui d’un dirigeant !

Il se peut que l’on soit assez loin de l’image qu’une personne commune se fait de l’économie. Et pourtant, l’enseignement de l’économie, c’est en effet l’enseignement d’une méthode, d’une façon d’aborder des problèmes sociaux compliqués, mais importants. Cette méthode a parfois mauvaise presse. De fait, aujourd’hui encore, trois images collent à la peau de l’économie. Primo, celle d’une discipline monolithique, avec peu de débats internes, au contraire des autres sciences sociales. Secundo, celle d’une discipline extrêmement (parfois excessivement) mathématisée, où l’utilisation des mathématiques est parfois accusée de ne viser qu’à donner un vernis de légitimité scientifique à un discours idéologique. Tertio, celle d’une discipline hégémonique, voire « impérialiste », autiste et balourde vis-à-vis des autres sciences sociales.

Il n’y a pas de fumée sans feu. Il est avéré que l’économie, en tant que science sociale, fait peu de place aux approches dites hétérodoxes, et sans doute moins de place qu’il y a trente ou quarante ans. Concernant les mathématiques, il y a deux problèmes. D’un côté, la sélection des économistes se fait sur l’aptitude aux maths, parfois au détriment de bonnes idées. Il est aussi notoire que les mathématiques, malheureusement, sont une barrière à l’entrée, qui décourage de nombreux étudiants, surtout ceux qui sont intéressés aux problèmes sociaux profonds, mais sans une préparation en mathématiques suffisamment poussée. Enfin, bien sûr, pour ne pas réinventer la roue à chaque fois, il est nécessaire de renforcer le dialogue entre les disciplines, et d’améliorer la reconnaissance des acquis de l’une par les autres.

Ces trois problèmes distincts de l’économie doivent être abordés ensemble, et doivent être abordés sous les deux angles que sont la recherche et l’enseignement. Dans cet article, ma réflexion porte exclusivement sur l’enseignement de l’économie, mais il faut garder bien à l’esprit que ces débats s’étendent à l’ensemble des questions d’organisation de la discipline.

Ma réflexion est modeste, elle n’engage que moi, représente le point de vue d’un professeur débutant. En revanche, je voudrais partager avec le lecteur une expérience de l’enseignement en France, aux États-Unis, et maintenant au Canada francophone, peut-être l’un des derniers endroits où l’on enseigne l’économie en français !

Car les lecteurs de cet article ne sont probablement pas des économistes, je vais commencer par décrire ce que c’est, en pratique, qu’un enseignement d’économie moderne, aujourd’hui, en tout cas dans ces trois pays que je connais mieux que le reste, et je vais démarrer par « qu’est-ce que l’économie ».

Il existe plusieurs définitions généralement acceptées de l’économie. La plus connue est probablement : « L’étude de l’allocation des ressources rares pour produire des biens et des services et les distribuer entre les individus ». Cette définition a été proposée dans le manuel classique Economics, de Samuelson et Nordhaus3. Une autre, plus large, considère l’économie comme l’«étude de la manière dont les individus interagissent entre eux et avec leur environnement naturel afin d’assurer leur subsistance, et comment celle-ci peut varier au cours du temps ». Celle-ci est la définition proposée par la nouvelle initiative d’enseignement économique appelée Curriculum in open-access resources in economics (Core). Enfin, un examen attentif des tendances récentes pourrait faire penser que la science économique, aujourd’hui, se définit moins par son objet d’étude, qui couvre désormais le crime, le mariage, la politique, la culture, etc., que par l’application d’une méthodologie, fondée sur des principes fondamentaux, tels que raisonnement marginal, cout d’opportunité, optimisation, incitations, etc.

Cette dernière définition permet, par exemple, à un chercheur de se définir comme économiste tout en étudiant des concepts relevant de la science politique, tout en ayant travaillé dans un département de science politique, et en publiant certains de ses travaux dans des revues de science politique.

Quoi qu’il en soit, on reconnait tout de même de nombreux points communs entre ces définitions. Les principaux parmi ces points sont production, échange, distribution, rareté, interactions entre individus, interactions entre l’individu et son environnement, ainsi qu’un ensemble de techniques pour évaluer scientifiquement certaines théories.

En pratique, l’enseignement de l’économie comporte plusieurs volets. Au Canada, par exemple, actuellement le consensus est que ces volets sont :

  • les théories économiques, en commençant par des cours généraux de microéconomie et de macroéconomie. Certains économistes (y compris l’auteur de cet article) ont de plus en plus de mal à définir clairement la frontière en micro et macroéconomie ; et on peut constater d’ailleurs que les deux sources citées précédemment, Samuelson-Nordhaus et Core, ne font plus cette distinction ;
  • les techniques d’analyse qualitatives et surtout, quantitatives, en commençant par des cours généraux de statistiques et d’économétrie ;
  • l’histoire économique, ou histoire des faits économiques, et l’histoire de la pensée économique.

Au fur et à mesure que l’on avance dans ses études, les théories deviennent plus spécialisées. Au niveau de master, les étudiants abordent les théories de la croissance, l’économie du travail, l’économie de la famille, l’économie publique (qui traite essentiellement des questions liées à l’impôt), l’économie politique, l’économie de la santé, l’économie spatiale, etc.

De même, les techniques quantitatives deviennent de plus en plus subtiles, ou compliquées, selon le point de vue. Celles-ci comprennent, par exemple, l’économétrie des séries temporelles, économétrie structurelle paramétrique et non paramétrique, expériences randomisées (au laboratoire et grandeur nature), etc. D’ailleurs, en recherche, on constate un fort recul de la théorie, au profit de l’économie appliquée de l’économétrie.

Un peu partout, avec des idiosyncrasies correspondantes à chaque pays, l’enseignement de l’économie se décompose en deux cycles. Le premier, « undergraduate », correspond à quatre années d’études supérieures, tandis que le second, « graduate », correspond au master et au doctorat. Au niveau M1/Bachelor/baccalauréat, on attend que les étudiants aient une bonne connaissance générale des faits et des théories économiques, qu’ils soient en mesure de mener une réflexion sur des sujets économiques et d’exposer clairement cette réflexion, et qu’ils soient capables d’utiliser les outils simples d’économétrie et de statistique au service de décideurs du public ou du privé, et de comprendre l’approche causale en science économique. On attend en outre d’un étudiant de master qu’il soit un bon technicien de l’économétrie, capable de discuter de la pertinence de telle ou telle approche pour évaluer une politique publique ou établir des scénarios pour le privé, et capable le cas échéant d’acquérir les techniques nécessaires. Enfin, un doctorat en économie prépare un étudiant à poser lui-même les « bonnes » questions, à proposer des protocoles pour y répondre, et à être capable de mettre en œuvre ces protocoles, ou de superviser leur mise en œuvre.

Cette description pourrait sans doute être un peu frustrante. Elle ne correspond pas à l’idée de nos étudiants de premier cycle qui se voient déjà devenir intellectuels, commentateurs de la société. On est bien loin de l’économiste des plateaux télé ; à la place, on semble parler de technicien, d’ingénieur social. Une des économistes les plus connues de la génération actuelle, Ester Duflo, va même jusqu’à comparer l’économiste à un plombier4 !

Jusqu’à présent, ces descriptions relèvent plus de l’état des lieux que de propositions : état des lieux des critiques adressées à l’économie, état des lieux de l’économie elle-même, état des lieux de l’enseignement de l’économie. La prochaine étape est celle de développer quelques pistes de réflexions qui sont souvent évoquées au sein de la profession.

Nous ne formons pas que de futurs économistes

Trop souvent, l’enseignement de l’économie part du principe que les étudiants de première année iront jusqu’au bout de leur doctorat. Il s’agit donc de leur donner les fondations, les bases les plus solides possible, sur lesquelles nous pourrons ensuite construire des théories subtiles et compliquées. En réalité, de nombreux étudiants cherchent à prendre quelques cours d’économie pour mieux comprendre le monde. Personnellement, je vis comme un échec de notre profession de ne pas mieux répondre à cette demande. Par ailleurs, il est plus que probable que de nombreux étudiants perdent leur intérêt pour l’économie en raison de cette approche.

Il n’est pas réaliste de séparer les étudiants entre futurs économistes et étudiants de passage. Il faut repenser les premières années du cursus pour accommoder tout le monde. Dans cette direction, quelques enseignants prônent une approche très intéressante : au début du premier cycle, présenter d’abord les concepts et une approche aussi générale que possible de la méthode économique ; faire comprendre ce qui est une question empirique et comment l’économétrie permet d’y répondre, ce que c’est qu’un modèle et l’importance d’identifier des mécanismes, l’importance de clarifier ses hypothèses, et comment les outils statistiques permettent de discriminer entre hypothèses et mécanismes, raisonner par rapport à un contrefactuel. Et puis aussi enseigner les rudiments de l’économie, faire comprendre des concepts de base, comme le cout d’opportunité, un outil de l’économie extrêmement utile dans la vie de tous les jours ; partir d’exemples concrets. Il faut aussi comprendre l’articulation des principaux agrégats macroéconomiques, aussi, pour mieux comprendre ce qu’il y a derrière les chiffres de la croissance, de l’inflation, et du déficit commercial.

Cette approche est en particulier celle du projet open source et transnational Core, qui retarde l’introduction des mathématiques, et qui permet de former autant des étudiants de passage que de futurs économistes. Il faut d’abord dissocier beaucoup mathématiques et économie. Il faut cependant enseigner les mathématiques en parallèle des premiers cours d’économie. La poursuite d’études d’économie nécessitera des mathématiques, surtout et avant tout des statistiques. Sans démagogie, il faut préparer les étudiants à utiliser l’outil que constituent les mathématiques.

Développer l’esprit critique des futurs économistes envers la méthode

Il y a un point sur lequel j’ai un avis personnel, et polémique auprès de mes collègues. Il s’agit d’une des questions les plus débattues parmi les économistes : Quelle place faire aux approches hétérodoxes et aux autres sciences sociales, et à leurs critiques de la science économique ? D’un côté, les lectures « hors champ » sont bien sûr très enrichissantes et deviennent indispensables à partir d’un certain stade. Pourtant, au sein de la profession, l’avis négatif domine cependant largement. Selon ce point de vue, l’enseignement des critiques hétérodoxes de l’approche dite « mainstream », en particulier, est inutile, voire contreproductif. Les arguments sont nombreux : corpus diffus, concepts confus, et même « inutile de tendre le bâton pour se faire battre ».

L’avis de la profession est nettement plus partagé en ce qui concerne les autres sciences sociales. Oui, il est parfois compliqué de trouver un langage commun avec nos collègues. Il est aussi vrai qu’une approche vraiment pluridisciplinaire est difficile pour le professeur lambda, et l’on ne peut pas exiger de l’économiste qu’il soit aussi anthropologue ou politiste pas plus que du politiste de maitriser la méthode de la science économique. Être légitime dans deux matières est extrêmement difficile. Cependant, l’approche pluridisciplinaire enrichit réellement la recherche. La question est : peut-elle enrichir l’enseignement ?

Mon avis personnel : oui. Il faut critiquer les notions et la méthode, à la lumière des autres sciences sociales et pourquoi pas, ponctuellement, à la lumière des approches hétérodoxes. Cependant, il faut rester réalistes. Des connaissances préalables en économie enrichissent énormément l’enseignement, l’histoire des faits, des idées, les approches hétérodoxes, la pluridisciplinarité. Tout cela se construit progressivement, au risque de décevoir certains étudiants.

Par contre, l’avis de la profession est unanime sur un point. Il faut surtout nous assurer que les étudiants comprennent les limites d’une statistique, sachent discuter de sa significativité et de son importance, identifient les hypothèses sous-jacentes à une théorie et puissent en critiquer les fondements. L’avantage, c’est que nous, les profs, sommes des geeks que ces questions passionnent, et donc je suspecte qu’il est possible de transmettre un certain enthousiasme sur ce point à nos étudiants !

Faire évoluer notre pédagogie grâce aux outils de l’économie expérimentale

La recherche récente suggère aussi des nouvelles voies pédagogiques. Par exemple, l’économie expérimentale nous suggère de nombreux jeux de rôle à mettre en œuvre en classe pour mieux faire passer les concepts, et accrocher l’attention des étudiants. Évidemment, on ne s’endort pas en classe lorsque le cours est tout aussi susceptible de nous inscrire au menu que de nous inviter à table. Autre exemple, on peut diversifier les méthodes d’évaluation, favoriser la coopération, ou construire des projets personnels, qui permettent aux étudiants de s’approprier les notions, dès le premier cycle.

L’enseignement de l’économie présente trop d’inertie

C’est en fait la question du système d’incitations qui structure la profession d’économistes. Aujourd’hui, un jeune maitre de conférences hérite d’une partie de ses cours lorsqu’il prend son premier poste de l’un de ses plus anciens collègues. De plus, rien dans sa promotion salariale ou au grade de professeur ne dépend de la qualité de son enseignement, à part dans de rares écoles de commerce élitistes, sélectives, et extrêmement couteuses, et qui ne sont pas le centre de cet article. De conséquence, le jeune maitre de conférences va répéter pendant quinze ans un enseignement conçu dix ou vingt ans auparavant, ce qui est évidemment une catastrophe d’un point de vue pédagogique.

Évidemment, il y a certains profs qui n’ont pas besoin d’incitations salariales ou de récompenses pour prendre à cœur les meilleurs intérêts de leurs étudiants. Toutefois, pour systématiser la remise à jour des enseignements, pour arrêter d’enseigner IS-LM dès la première année, il faut repenser collectivement le poids et la valorisation de l’enseignement dans la carrière d’enseignant-chercheur.

Voici quelques pistes de réflexion. Certaines universités nord-américaines recrutent certains professeurs en filière recherche, et d’autres en filière enseignement. Ces derniers, évalués sur la qualité de leur enseignement, sont les moteurs du renouvèlement pédagogique de la profession. L’évaluation des cours par les étudiants est extrêmement utile pour que les enseignants puissent faire progresser leur pédagogie. On doute de sa pertinente pour évaluer les professeurs, mais c’est un outil fantastique pour le professeur motivé pour adapter son enseignement aux réponses reçues.

Cet article est une introduction pour une journée d’étude sur l’enseignement de l’économie. Il a très brièvement défini le champ couvert par cet enseignement, puis la façon dont se structurent les études d’économie et, en particulier, les points communs qu’il y a en France, aux États-Unis, et au Canada aujourd’hui. Il a aussi dédié beaucoup de place à partager avec le lecteur des débats qui secouent actuellement la profession à propos de son rôle. En conclusion, voici les trois suggestions clé qui émanent de ces débats. Nous devons améliorer la formation économiste pour les étudiants qui ne se destinent pas à l’économie. Nous devons éveiller conjointement la curiosité et l’esprit critique de nos étudiants ; que nos étudiants ne soient pas que des techniciens, mais que ce soient des techniciens passionnés. Finalement, nous devons poursuivre la réflexion sur le système d’incitation pour les enseignants d’économie pour accélérer la mise à niveau de nos formations.

  1. Samuelson P. et Nordhaus W. (2009), Economics, McGraw-Hill/Irwin, 19e edition.
  2. Lazear E. (2017), Keynote speech for the Inaugural Conference of the Asian and Australian Society of Labour Economics, Australian National University in Canberra, 19 décembre.
  3. Samuelson et Nordhaus (2009), Economics, McGraw ‑Hill/Irwin, 19e edition, p. 4.
  4. Duflo E. (2017), « Richard T. Ely Lecture : The Economist as Plumber », American Economic Review, 107(5), p. 1 – 26.

Arthur Silve


Auteur

est économiste, professeur adjoint à l’université Laval
La Revue Nouvelle
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