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Encore un pas plus loin ?

Numéro 3 Mars 2013 par Benoît Van der Meerschen

mars 2013

Notre archi­tec­ture sco­laire qui découle de la liber­té d’en­sei­gne­ment est un patch­work trop cou­teux que la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles ne peut plus finan­cer. Seul un réseau unique public est à même d’as­su­rer le droit à l’éducation.

Les ana­lyses et études diverses sur l’article 24 de notre Consti­tu­tion ne manquent guère et, sur l’enseignement en géné­ral, tant des constats de carence que des pistes de solu­tion sont déjà sur la table depuis belle lurette. C’est plu­tôt la tra­duc­tion poli­tique des dif­fé­rentes reven­di­ca­tions qui fait défaut. Mais, ici, par la rigueur de son ana­lyse et sa volon­té for­te­ment affi­chée de tour­ner des pages tout en dépas­sant des cli­vages, se plon­ger dans la liber­té d’enseignement en com­pa­gnie de Mathias El Berhou­mi devient une entre­prise savoureuse.

D’une plume allègre, il revi­site l’histoire de cette vieille liber­té. Avec quelques piques acé­rées, il ana­lyse au scal­pel tous ces maux dont notre ensei­gne­ment est aujourd’hui vic­time1 avant d’asséner, de façon impla­cable, une réa­li­té que bien trop d’acteurs, recro­que­villés der­rière de vieux bas­tions ou vau­trés sur de pré­ten­dus éter­nels pri­vi­lèges, refusent encore de voir : « Notre modèle héri­té du Pacte sco­laire est aujourd’hui lar­ge­ment dépas­sé2 ». Mais, les légis­la­tions sur les­quelles reposent les anta­go­nismes qu’on vou­drait dépas­ser, elles, subsistent.

Mal­gré ses constats argu­men­tés abou­tis­sant à l’idée qu’il est vain d’imaginer encore « gou­ver­ner l’école de demain avec les outils d’hier », Mathias El Berhou­mi qua­li­fie cepen­dant d’«improbable3 » le scé­na­rio selon lequel la liber­té d’enseignement pour­rait faire pro­chai­ne­ment l’objet d’une révi­sion consti­tu­tion­nelle. Pour­tant, dans la situa­tion de crise aigüe que nous connais­sons, ce scé­na­rio est-il encore aujourd’hui à ce point « impro­bable » ? Même si, à titre per­son­nel, je pré­fè­re­rai tou­jours que notre ensei­gne­ment soit radi­ca­le­ment trans­for­mé avant tout pour des rai­sons de fond, il n’en demeure pas moins que, en période de disette, la ques­tion du cout de notre archi­tec­ture sco­laire ne pour­ra pas être indé­fi­ni­ment élu­dée. Or, cette archi­tec­ture sco­laire découle clai­re­ment de notre liber­té d’enseignement.

Une drôle de liberté aux effets pervers

Mathias El Berhou­mi prend comme point de départ de son ana­lyse sa for­ma­tion de juriste « convain­cu de l’apport d’une ana­lyse pre­nant comme point de départ une des­crip­tion du droit ».

À titre per­son­nel, ma loin­taine for­ma­tion de « juriste », pas tou­jours convain­cu que le droit soit un point de départ obli­gé4, m’a ame­né à me pen­cher sur quelques liber­tés, prin­ci­pa­le­ment dans le cadre de ma mili­tance à la Ligue belge fran­co­phone des droits de l’Homme où les ques­tions de liber­tés fon­da­men­tales sont fré­quem­ment abor­dées. Mais, tout au long de ces émous­tillantes années de sens à la Ligue, lors de tous nos débats enflam­més et autres actions sub­ver­sives, il n’a jamais été ques­tion de cette fameuse liber­té d’enseignement. Cloi­son­ne­ment mal­heu­reu­se­ment trop clas­sique de la « socié­té civile » ? Peu d’intérêt ou de temps des mili­tants des droits de l’Homme pour une ques­tion pour­tant essen­tielle ? Ou, fina­le­ment, liber­té conçue si étran­ge­ment qu’elle n’a jamais inter­pe­lé ce milieu ?

En effet, comme l’indique Mathias El Berhou­mi, « telle que pro­cla­mée par la Consti­tu­tion, la liber­té d’enseignement com­prend deux dimen­sions qui sont comme les faces d’une même médaille. La liber­té orga­ni­sa­tion­nelle vise à garan­tir aux indi­vi­dus la liber­té d’ouvrir une école, de l’organiser et d’y ensei­gner, alors que le revers, le libre choix, recon­nait aux parents le droit de choi­sir l’établissement d’enseignement de leurs enfants ain­si que, dans les écoles offi­cielles, le cours de reli­gion ou de morale qu’ils sui­vront ». Bref, une liber­té en quelque sorte avant tout orga­ni­sa­tion­nelle5 qui, si elle n’a pas cap­té l’attention d’un vieux mili­tant de la Ligue, a quand même pro­duit les effets per­vers dénon­cés par Mathias El Berhou­mi. Ain­si, au fil du temps, une âpre concur­rence s’est déve­lop­pée entre les réseaux, les pou­voirs orga­ni­sa­teurs et les écoles, exa­cer­bée par le mode de cal­cul du finan­ce­ment en fonc­tion du nombre d’élèves6. Le prin­cipe consti­tu­tion­nel de liber­té d’enseigner a donc engen­dré une com­pé­ti­tion per­ma­nente qui, en dis­per­sant les forces, n’a pas été sans nuire à la qua­li­té de notre ensei­gne­ment. Au nom de cette liber­té d’enseigner, « on a vu se mul­ti­plier les pou­voirs orga­ni­sa­teurs, façon­nant un pay­sage sco­laire sur­réa­liste, un vrai patch­work qui dilue les res­pon­sa­bi­li­tés et coute très cher à la col­lec­ti­vi­té alors même que l’enseignement manque de moyens7 ».

Et à mes yeux, en l’espèce, c’est cette dilu­tion des res­pon­sa­bi­li­tés qui est dom­ma­geable. La signa­ture et la rati­fi­ca­tion de conven­tions inter­na­tio­nales pro­té­geant les droits de l’Homme, dont le droit à l’éducation, ne sont pas des actes ano­dins. Pour évi­ter que ces droits ne soient qu’ornementaux, orga­ni­ser leur effec­ti­vi­té est indis­pen­sable et, cette tâche, ce devoir de faire res­pec­ter ces conven­tions, incombe prio­ri­tai­re­ment à l’État signa­taire, non à un acteur pri­vé quel qu’il soit… Pour le droit à l’éducation comme les autres.

Sortir du vieux cliché dépassé et parler vrai

Dans ce cadre, Mathias El Berhou­mi ne se trompe pas non plus lorsqu’il pointe le fait que « si la liber­té sub­si­diée de l’enseignement a été au centre d’autant de polé­miques, c’est en rai­son de la conno­ta­tion phi­lo­so­phi­co-reli­gieuse qu’elle revêt ». On ne peut que le rejoindre lorsqu’il pré­cise que cette colo­ra­tion phi­lo­so­phi­co-reli­gieuse « irra­die cha­cune des dimen­sions de l’enseignement8 ».

Pour en sor­tir, ne fau­drait-il pas d’abord aujourd’hui appe­ler un chat un chat et mettre aux orties nos vieilles grilles de lec­ture ? Et après avoir consta­té avec Mathias El Berhou­mi qu’il est « hasar­deux de consi­dé­rer de nos jours que la réfé­rence, reli­gieuse ou autre, d’une école ins­pire l’ensemble des ensei­gne­ments dis­pen­sés9 », n’est-il pas temps alors nous déga­ger des vieux ori­peaux de ce dua­lisme « phi­lo­so­phi­co-reli­gieux » qu’il dénonce et d’analyser la situa­tion sous le seul angle de la dis­tinc­tion entre ce qui est ini­tia­tive publique ou ini­tia­tive privée ?

Et à par­tir de là, de nous poser la ques­tion de qui est le mieux à même d’assurer ce droit à l’éducation ?

Aller un cran plus loin ?

En réa­li­té, dans les trois quarts de sa contri­bu­tion, et par­ti­cu­liè­re­ment lorsqu’il évoque le fait que « cette dépen­dance à la liber­té d’enseignement hypo­thèque l’entreprise de réduc­tion des inéga­li­tés », Mathias El Berhou­mi démontre lumi­neu­se­ment la néces­si­té d’un réseau unique public.

Pour­tant, dans ses conclu­sions, il semble hési­ter à fran­chir ce pas, déve­lop­pant dif­fé­rentes pistes, certes fort inté­res­santes10, mais qui n’ont peut-être pas le mérite d’enfin cla­ri­fier notre pay­sage sco­laire et ce, sur­tout, pour la déter­mi­na­tion des res­pon­sa­bi­li­tés. Car le réseau unique public11, lui, per­met de répondre à cette exi­gence d’effectivité et d’opposabilité du droit à l’éducation.

Dès lors, mal­gré les consi­dé­ra­tions pure­ment maté­rielles pré­ci­tées quant à la capa­ci­té d’une Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles exsangue à encore finan­cer une pareille usine à gaz telle que notre ensei­gne­ment d’aujourd’hui, un zeste d’utopie ne serait-il pas le bien­ve­nu pour réin­ven­ter notre ensei­gne­ment ? Après tout, comme l’écrivait Oscar Wilde, « une carte du monde qui ne com­porte pas l’Utopie ne vaut même pas qu’on y jette un coup d’œil, car elle néglige le seul pays où aborde tou­jours l’humanité. Et, quand elle y aborde, elle regarde autour d’elle, aper­çoit une meilleure contrée et fait alors voile. Le pro­grès est la réa­li­sa­tion des utopies ». 

Mer­ci déjà à Mathias El Berhou­mi d’avoir levé l’ancre et esquis­sé un pre­mier cap.

  1. Et par­mi les­quels, à titre d’exemples, je retien­drai : « La ségré­ga­tion sco­laire empêche les enfants en dif­fi­cul­té sco­laire de béné­fi­cier d’effets de pair », « Le libre choix engendre de la dis­tance entre les citoyens dès leur plus jeune âge»…
  2. Le Centre d’étude et de défense de l’école publique, dans un texte de Guy Vlae­minck, ne dit d’ailleurs pas autre chose : « La situa­tion actuelle cor­res­pond à des cli­vages poli­tiques et his­to­riques dépas­sés » (www.cedep.be/default.asp?contentID=21).
  3. Tout en indi­quant aus­si en intro­duc­tion de sa contri­bu­tion que « le contexte actuel est pro­pice à une inter­ro­ga­tion à frais nou­veaux sur la liber­té d’enseignement ».
  4. Il n’est que le fruit de consi­dé­ra­tions sociales, poli­tiques éco­no­miques… et sur­tout d’un rap­port de force. Situa­tion que Mathias El Berhou­mi n’ignore pas lorsqu’il ajoute à son plai­doyer pour le droit « pour autant qu’il s’ouvre sur les autres sciences sociales […]».
  5. Que l’on retrouve dans la Conven­tion des droits de l’enfant du 20 novembre 1989 en son article 29, §2 qui indique : « Aucune dis­po­si­tion du pré­sent article ou de l’article 28 ne sera inter­pré­tée d’une manière qui porte atteinte à la liber­té des per­sonnes phy­siques ou morales de créer et de diri­ger des éta­blis­se­ments d’enseignement, à condi­tion que les prin­cipes énon­cés au paragraphe1 du pré­sent article soient res­pec­tés et que l’éducation dis­pen­sée dans ces éta­blis­se­ments soit conforme aux normes mini­males que l’État aura prescrites. »
  6. Pour autant, je serai sans doute moins affir­ma­tif que Mathias El Berhou­mi lorsqu’il indique que « l’effectivité de la liber­té pos­tule le concours finan­cier de l’État ». Sans nul doute, il la faci­lite, mais le temps n’est peut-être pas si loin où, à l’écart des réseaux clas­siques, pros­pè­re­ront d’autres types d’enseignement pour ceux qui ont les moyens et/ou la volon­té de se pas­ser d’une sub­ven­tion publique.
  7. Guy Vlae­me­nick : www.cedep.be/default.asp?contentID=21.
  8. Peut-être plus chez cer­tains que chez d’autres cepen­dant. On ima­gine mal en effet ailleurs que dans le réseau pri­vé confes­sion­nel une auto­ri­té s’immiscer direc­te­ment dans la vie pri­vée des direc­tions d’école en vili­pen­dant les per­sonnes divorcées…
  9. Cepen­dant, l’«anachronisme » dénon­cé par Mathias El Berhou­mi qui vise à struc­tu­rer l’ensemble d’un sys­tème sco­laire autour de la réfé­rence reli­gieuse ou phi­lo­so­phique des éta­blis­se­ments et de leurs réseaux est selon moi bien plus une erreur de prin­cipe que le fruit d’un quel­conque « recul de la foi et de la pra­tique religieuse»…
  10. Plu­tôt que ce retour direct à l’unité du sys­tème, il pré­co­nise : de subor­don­ner le libre choix au res­pect du droit à l’instruction, d’étendre le béné­fice de la liber­té orga­ni­sa­tion­nelle à l’ensemble de la com­mu­nau­té édu­ca­tive et de garan­tir le res­pect des convic­tions au sein de chaque éta­blis­se­ment (ce que la neu­tra­li­té fait déjà…).
  11. L’école publique n’est cepen­dant pas com­plè­te­ment à l’abri de cri­tiques et pour­rait s’inspirer, pour­quoi pas, pour cer­tains aspects, des modes de ges­tion de l’enseignement privé.

Benoît Van der Meerschen


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