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En vis-à-vis. Thierry Michel, L’homme de sable et Moïse Katumbi, L’irrésistible ascension

Numéro 6 Juin 2013 par Paul Géradin

juin 2013

Dès 1960, la ren­contre avec Paul Meyer, réa­li­sa­teur de Déjà s’envole la fleur maigre (1959), a été déci­sive pour Thier­ry Michel. « Sur qui s’acharne la misère au long des plaines de la terre ?» Forte était la conni­vence dans les ques­tions qui impulsent la recherche artis­tique. Mais tout aus­si rigou­reux fut l’apprentissage d’un genre ciné­ma­to­gra­phique en constante […]

Dès 1960, la ren­contre avec Paul Meyer, réa­li­sa­teur de Déjà s’envole la fleur maigre (1959), a été déci­sive pour Thier­ry Michel. « Sur qui s’acharne la misère au long des plaines de la terre ?» Forte était la conni­vence dans les ques­tions qui impulsent la recherche artis­tique. Mais tout aus­si rigou­reux fut l’apprentissage d’un genre ciné­ma­to­gra­phique en constante quête d’équilibre entre jour­na­lisme, dra­ma­tur­gie et poésie.

À travers le sable

Pen­dant qua­rante ans, au long de vingt films, des ter­rils de Char­le­roi à ceux du Katan­ga en pas­sant par le Maroc, l’Iran, le Bré­sil, la RDC dans son ensemble, Thier­ry Michel a bran­ché sa camé­ra sur des situa­tions cru­ciales du monde qui se fai­sait, en cher­chant à cer­ner le vrai dans le faux et à débus­quer le faux dans le vrai. Ce type de docu­men­taire assez unique, qui met en scène une réa­li­té plus forte que la fic­tion, com­ment le carac­té­ri­ser ? Le réa­li­sa­teur y est aus­si celui qui tient la camé­ra, dans la mesure où les scènes ne se laissent pas répé­ter au cours d’essais et d’erreurs. Les per­son­nages sont en même temps les acteurs. Le cinéaste prend acte de la part de l’imaginaire et de sa sub­jec­ti­vi­té, tout en ayant l’ambition de four­nir des clés qui per­met­tront d’accéder à une com­pré­hen­sion de la logique inhé­rente aux faits réels. Ce qui est ain­si com­mu­ni­qué, c’est moins une expli­ca­tion qu’une zone de résis­tance de l’œil, de l’intelligence, de l’esprit que le spec­ta­teur pour­ra acti­ver par lui-même.

Thier­ry Michel est une figure cen­trale dans la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles et, plus lar­ge­ment, par­mi ces artistes belges qui, tels encore aujourd’hui David Van Rey­brouck dans le domaine lit­té­raire, ont pris appui sur leur local exi­gu, mais com­plexe, pour s’ouvrir au glo­bal. Un jeune réa­li­sa­teur brillant et pro­met­teur, José Luis Peña­fuerte, appa­rait main­te­nant dans cette mou­vance. Dans le cadre d’une col­lec­tion « Cinéastes d’aujourd’hui » pro­po­sée par la Ciné­ma­thèque, il vient de réa­li­ser une remar­quable mise en abyme avec L’homme de sable, le ciné­ma de Thier­ry Michel (2013)1. Mise en abyme car le per­son­nage acteur cen­tral est ici… Michel lui-même. En retra­çant, séquences et inter­views à l’appui, le long che­min du réa­li­sa­teur dont il a été le dis­ciple, Peña­fuerte jette un regard juste et posé pour rejoindre son inten­tion, qui est par­ve­nue à trans­for­mer la camé­ra en miroir de l’âme.

Un tournant

C’est que, à soixante ans, le « maitre » est arri­vé à un tour­nant dans son iti­né­raire. Il dit gar­der des pro­jets dans son car­table, il est pris par une famille qui s’est élar­gie à l’échelle pla­né­taire, il veut se consa­crer plus que jamais à son ensei­gne­ment à l’IAD et ailleurs dans le monde. En même temps, avec L’irrésistible ascen­sion de Moïse Katum­bi (2013), il vient de mettre un point final au regard appuyé sur la RDC. Il l’a fait à la fois (dans la ligne de la démarche qu’on vient d’évoquer) autour de et avec un per­son­nage acteur qui est en même temps adu­lé et contes­té dans son rôle de gou­ver­neur du Katanga.

Pour­quoi ? Thier­ry Michel n’avait-il pas déjà pro­je­té sa camé­ra sur la pro­vince minière avec Katan­ga Busi­ness (2009), dont cer­taines images sont d’ailleurs reprises ici ? Le public serait-il convo­qué à un remake par un réa­li­sa­teur en panne d’inspiration ? Atten­tion, l’ancien pro­fes­sion­nel de la RTBF n’arrive pas pai­si­ble­ment à la retraite. De graves ennuis ont com­men­cé pour lui au Congo. Le cinéaste belge est main­te­nant inter­dit de visa et atta­qué en jus­tice par le géné­ral Num­bi en rai­son de L’affaire Che­beya, un crime d’État ? (2012). Le pou­voir congo­lais a consi­dé­ré ce film, qui retrace l’assassinat tou­jours impu­ni d’un mili­tant des droits de l’homme en 2010, comme un crime de lèse-majes­té. Des ennuis. Mais après tout, n’est-ce pas un bon signe ? Car entre le Katan­ga de 2009 et la figure emblé­ma­tique de Moïse Katum­bi de 2013, une dimen­sion s’est impo­sée, celle du pouvoir.

La figure de Moïse

Certes, cette dimen­sion avait déjà été mise à nu dans Mobu­tu, roi du Zaïre (1999). Avec, alors aus­si, des ennuis. Mais le décor a chan­gé. Le régime poli­tique actuel du Congo n’est plus un rem­part contre le com­mu­nisme, mais une démo­cra­tie dont les formes ont été cimen­tées par des élec­tions sous le patro­nage des puis­sances occi­den­tales. L’acteur cen­tral est aus­si dia­mé­tra­le­ment dif­fé­rent. Non plus un dic­ta­teur impo­sé, mais l’élu qui a reçu le plus grand nombre de suf­frages, le plus léga­le­ment du monde, dans la pro­vince la plus riche d’Afrique. Un trait reste cepen­dant com­mun. Le théâtre reste celui de la guerre éco­no­mique sans mer­ci, et ce dans un lieu ultra­sen­sible. Le cobalt, le cuivre et l’uranium du Katan­ga ne se sont pas éva­po­rés depuis les années 1960… La course à ces matières pre­mières s’est ouverte à de nou­veaux appé­tits. Elle se déroule de façon plus confuse qu’au moment de l’indépendance, mais elle est plus que jamais « déter­mi­nante en der­nière ins­tance ». La pro­vince ne fait plus séces­sion, mais le pou­voir congo­lais est essen­tiel­le­ment katan­gais depuis quinze ans, à la suite de l’avènement de Kabi­la père dans les bagages des Rwan­dais et après que les « anges gar­diens » du Congo ont misé sur Kabi­la fils.

Décor­ti­quer le pou­voir se concen­trant cette fois sur le per­son­nage de Moïse Katum­bi, c’est donc l’accès pri­vi­lé­gié à un ques­tion­ne­ment sur la jeune démo­cra­tie congolaise.

Figure ultra-popu­laire au cœur des masses et pour­tant cri­ti­quée à la marge, le gou­ver­neur campe au car­re­four cen­tral : poli­ti­que­ment uni­ta­riste, mais n’en sur­fant pas moins sur la posi­tion clé de son ber­ceau élec­to­ral ; busi­ness­man mul­ti­sec­to­riel, du pois­son à la sous-trai­tance minière, capable d’opérations aus­si juteuses que dis­crètes ; pré­sident du tout puis­sant club de foot­ball Mazembe et idole de ses sup­por­teurs exal­tés. Ses réa­li­sa­tions sont contra­dic­toires. Côté face : il déclare vou­loir contrô­ler les inves­tis­se­ments et les expor­ta­tions ; il a réha­bi­li­té cer­taines infra­struc­tures ; il a don­né de sa poche pour la réno­va­tion d’écoles et d’hôpitaux. Côté pile : il est assis sur le Tré­sor ; il pra­tique un lais­ser faire qui vient démen­tir son appa­rence de « par­ler vrai » face aux par­te­naires des « contrats chi­nois » et aux mul­ti­na­tio­nales d’Occident, notam­ment en tolé­rant l’élimination vio­lente de l’artisanat minier ; il soigne la vitrine minière « utile » du ter­ri­toire pro­vin­cial tan­dis que l’arrière-pays reste à l’abandon ou dévasté.

Autant de visages et d’actions de Katum­bi qui sont brillam­ment et fine­ment évo­qués dans le film, loin de tout por­trait et de tout bilan à sens unique. L’ensemble orches­tré par des dis­cours qui allient la pos­ture du rigou­reux man­da­taire et celle du mira­cu­leux dona­teur avec une remar­quable capa­ci­té de séduction.

Mirage ?

Le film a été hap­pé par une contro­verse aus­si ambigüe que la réa­li­té qu’il cherche à dépeindre. Les pro­ta­go­nistes, Moïse Katum­bi et Thier­ry Michel, se connaissent et expriment leur res­pect l’un pour l’autre. Cepen­dant, dans une inter­view à 

Jeune Afrique

, le pre­mier a dénon­cé des contre­vé­ri­tés pré­sentes dans le film tan­dis que le second a rap­pe­lé la règle démo­cra­tique et jour­na­lis­tique qui com­mande de se gar­der aus­si bien du déni­gre­ment que de la com­plai­sance, et répon­du avec pré­ci­sion aux élé­ments mis en cause dans les faits qu’il pré­sente — images, rap­pro­che­ments et témoins à l’appui. Par­mi ces der­niers, l’un s’est « repen­ti », un autre a béné­fi­cié d’une spon­so­ri­sa­tion de son ONG, un troi­sième a subi la mise à sac de sa demeure… Des menaces ont été pro­fé­rées à l’encontre de l’équipe de tour­nage par des « jeunes Katan­gais » soi-disant sup­por­teurs du gou­ver­neur. Quant à celui-ci, après avoir ren­con­tré le réa­li­sa­teur, il n’a plus dai­gné le recevoir.

Dans la remar­quable mise en scène — foules en liesse ou en colère, per­sonnes aux visages expres­sifs et à la parole vibrante, sur fond de pay­sages splen­dides ou de milieux de vie dévas­tés par des ten­ta­cules indus­triels — émerge… quelle figure ? Moïse qui arrache son peuple à l’emprise du pha­raon via une marche au désert, ou un entre­met­teur qui livre les res­sources natu­relles et humaines aux repré­sen­tants — occi­den­taux et asia­tiques — de l’empire mul­ti­na­tio­nal ? La figure cen­trale n’est ni celle d’un ange ni celle d’un démon. Le tour­nage montre des aspects contras­tés, avec une grande mai­trise, un point c’est tout. C’est au spec­ta­teur qu’il revient de lais­ser affleu­rer les ques­tions et de se for­ger une opi­nion en cher­chant une infor­ma­tion com­plé­men­taire rigou­reuse. Le réa­li­sa­teur ne démontre pas une thèse. Il donne à voir et à pen­ser, tout en ren­voyant, dans ses com­men­taires, aux études uni­ver­si­taires sur le sujet2.

Ange ou démon, Katum­bi ? Il occupe une posi­tion stra­té­gique dif­fi­cile, voire inte­nable dans la région la plus stra­té­gique de son pays. Le « roi du Zaïre » avait inau­gu­ré, à par­tir de 1960, une dic­ta­ture fon­dée sur un mélange de force et de séduc­tion, qui a per­du­ré jusque 1997. L’«irrésistible ascen­sion » du plus renom­mé des gou­ver­neurs congo­lais élus en 2007 car­bure aux mêmes ingré­dients, mais dans le cadre d’une démo­cra­tie bal­bu­tiante. L’aspiration à la jus­tice se fraie un che­min. En témoignent aus­si bien les reven­di­ca­tions de la popu­la­tion que la façon dont le lea­deur cherche à se légi­ti­mer, en oscil­lant entre deux posi­tion­ne­ments : la pos­ture du dona­teur roué et tout puis­sant sous-tend celle du man­da­taire. En résulte un court-cir­cuit dans lequel l’ivresse du pou­voir fait des ravages.

Miroir, dans tous les cas

De la pro­jec­tion de ce film, le spec­ta­teur ne sort pas rem­pli d’optimisme. Cepen­dant, sa capa­ci­té de com­prendre y trouve des grains à moudre. En voi­ci une petite poi­gnée. Thier­ry Michel dit qu’il aurait tout aus­si bien pu mettre un Ber­lus­co­ni en scène. À quoi on est ten­té d’ajouter que la com­pa­rai­son avec cet homme poli­tique euro­péen, lui aus­si extra­or­di­nai­re­ment popu­laire, ne se serait pas sol­dée en défa­veur de Katumbi…

Un rap­pro­che­ment entre l’univers des images et celui des concepts s’avère éclai­rant concer­nant les évo­lu­tions « ici » et « là-bas ». Dans une inves­ti­ga­tion inédite, Phi­lippe De Lee­ner, cher­cheur dans le domaine du déve­lop­pe­ment, prend pour cible l’évolution de la démo­cra­tie en Occi­dent… dans le miroir des démo­cra­ties afri­caines dont les formes sont appe­lées à se sou­mettre aux injonc­tions occi­den­tales3. Le film de Michel rend concrè­te­ment visible le conte­nu de l’analyse de De Lee­ner et entraine à conclure avec celui-ci que les « formes démo­cra­tiques » ne sont pas auto­nomes dans l’histoire, elles ne se laissent pas trans­plan­ter là où elles n’ont pas de passé.

S’agissant de la jeune « démo­cra­tie » congo­laise, cela ne signi­fie pas que le pes­si­misme de l’intelligence exclue l’optimisme de la volon­té. Il s’agit plu­tôt d’un rap­pel, fine­ment rai­son­né chez l’anthropologue et puis­sam­ment expri­mé par le cinéaste. Contrai­re­ment à l’illusion dif­fu­sée par un fon­da­men­ta­lisme élec­to­ral, ce ne sont pas les formes, fussent-elles sanc­tion­nées par des élec­tions, qui changent les sys­tèmes poli­tiques. Ceux-ci changent de l’intérieur, dans le sillage des trans­for­ma­tions qui affectent la vie des hommes et des femmes qui leur donnent vie, en tant qu’ils ont la volon­té et acquièrent les res­sources maté­rielles et humaines pour deve­nir sujets de leur histoire.

La leçon est adres­sée à par­tir d’une ancienne colo­nie, mais foin de tout com­plexe de supé­rio­ri­té de la part des ex-métro­poles ! Ici leur est pré­sen­té un miroir. Y scru­ter cer­tains de leurs traits actuels réflé­chis de façon gros­sis­sante, et qui pour­raient façon­ner leur ave­nir, ce serait pour elles une cathar­sis béné­fique. En un sens, comme Van Rey­brouck l’écrit de son côté, le Congo n’est pas en retard sur l’Histoire, mais en avance4. L’écrivain pense d’abord à la com­pé­ti­tion vio­lente autour des res­sources natu­relles au détri­ment des moyens de sub­sis­tance et de la paix des popu­la­tions. Le réa­li­sa­teur Thier­ry Michel incite à étendre la leçon à nos démo­cra­ties, les­quelles ne sont point bal­bu­tiantes, mais ron­gées par l’usure et mena­cées de dépé­ris­se­ment si elles ne sont pas retra­vaillées à chaque génération.

* * *

La pers­pec­tive s’ouvre ici sur la trans­mis­sion. Celle-ci est essen­tielle, comme le montre l’image d’une porte dans une des der­nières scènes de L’homme de sable ; pour le cinéaste au moment où il passe de l’autre côté de la camé­ra, comme pour l’intellectuel cri­tique qui a pris la parole via cet outil. La vie est éphé­mère, la réa­li­té est indi­cible. Le sable se réduit en pous­sière. Mais constam­ment des pas peuvent débou­cher sur de nou­veaux horizons.

  1. La pre­mière a eu lieu le 2mai 2013 au palais des Beaux-Arts, dans le cadre d’une soi­rée en l’honneur de Thier­ry Michel.
  2. Par exemple An Ansoms, S ; Marysse et al., Natu­ral Res­sources and Local Live­hoods in the Great Lakes Region of Afri­ca. A Poli­ti­cal Eco­no­my Pers­pec­tive, Pal­grave and Mac Mil­lan, 2011.
  3. Phi­lippe De Lee­ner, Les « démo­cra­ties » afri­caines, miroir des muta­tions démo­cra­tiques au Nord ? Contri­bu­tion à une inves­ti­ga­tion cri­tique des démo­cra­ties occi­den­tales, confé­rence du Cri­dis-Lagis/U­CL, cycle « Les che­mins de la cri­tique », Lou­vain-La-Neuve, le 9février 2010. Inédit, mais dis­po­nible sur www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/cr-cridis/documents/P_De_Leener_-_Democraties_africaines_et_occidentales_-_CriDIS_WP_22.pdf.
  4. David Van Rey­brouck, Congo. Une his­toire, Actes Sud, p. 506.

Paul Géradin


Auteur

Professeur émérite en sciences sociales de l'ICHEC