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En vérité, je vous le dis !
Comme l’ensemble des partis, les partis populistes « fabriquent » le réel, mais, à la différence des autres formations, ils le font pour masquer leur objectif ultime. Ainsi de la N‑VA dont l’objectif est de cacher au grand public qu’elle veut l’indépendance de la Flandre, réservant ce discours aux initiés. Lorsque les partis traditionnels plutôt que de réfuter point par point les arguments des populistes, les adoptent, le débat démocratique s’en trouve brouillé et les électeurs tendront à donner leur voix aux partis populistes.
Les partis populistes ont ceci de particulier qu’ils articulent leurs discours sur le réel. Je ne parle bien entendu pas de la réalité, indescriptible de par son ampleur, mais bien du « réel perçu » au travers des canaux de communication proposés par la société. Ce réel peut être composé de rumeurs, de débats nés « dans le peuple », et, bien entendu, la presse joue un rôle prépondérant dans la constitution, par chaque citoyen, de son réel personnel. Celui-ci peut évoluer en fonction de discussions, de l’évolution des évènements. Plus les canaux de communication sont rapides et directs, plus les acteurs médiatiques peuvent influer sur ce réel. Ainsi, lorsqu’une dépêche Belga courte arrive sur le téléphone portable d’un quidam, elle influe sur sa perception globale de la société. Il en va de même pour l’ordre des informations au journal télévisé.
De leur côté, les partis populistes ont généralement un « agenda caché » qui nécessite l’usage de propagande (mensongère) pour séduire une population dont le but premier n’est pas cet objectif partisan. Ainsi, l’on peut imaginer que pour le Vlaams Belang, créé par un néonazi convaincu (Karel Dillen était l’un des participants au Congrès pour la refondation du nazisme, en 1951, à Malmö), l’agenda caché serait l’établissement d’une société autoritaire et « génétiquement pure ». Si c’était le cas, il ne pourrait pas diffuser cette intention publiquement aujourd’hui, pour deux raisons. D’abord, parce que c’est interdit (un peuple génétiquement pur ne peut être obtenu que par la discrimination et la déportation). Ensuite, parce que la majorité des électeurs potentiels se détournerait rapidement d’une telle formation. Du moins, dans une société qui aurait pris le temps d’enseigner les valeurs « européennes » postnationalistes, et brandi l’exemple nazi comme le mal absolu.
Ainsi, le Vlaams Belang n’aurait d’autre choix, s’il était tenté par une société autoritaire et pure, que d’aborder ces thèmes de manière concentrée, exclusivement auprès des membres les plus radicaux de l’organisation. Et parallèlement, de nier jusqu’à leur existence auprès de la population. Ainsi, dans une brochure de formation publiée par le vb à l’attention de ses jeunes recrues, et intitulée « Les Germains », il n’hésite pas à prétendre que les Flamands seraient génétiquement plus proches des Allemands que « par exemple » (sic) des Français. Mais ceci reste cantonné à un cercle d’initiés et n’est pas censé atteindre le grand public. Celui-ci sera plutôt abordé en puisant dans la réalité de quoi constituer le « réel émis par le Vlaams Belang », qui sera une distorsion de la vérité globale de la société dans le but d’attirer l’attention sur certains problèmes précis.
La culture de la dissimulation
Dans le cas du Vlaams Belang, il s’agit bien évidemment des problèmes causés par l’immigration ou par l’islam, par les francophones, par une société « trop » permissive, par les partis traditionnels et leurs soi-disant « incompétences ». L’on pourrait se dire que la constitution d’un réel par un parti permet de détecter les formations populistes, mais en fait, tous les partis puisent dans une réalité confuse et multiforme des faits précis pour étayer leur idéologie. Ce qui distingue les partis populistes des autres formations est bien plus subtil : c’est la culture de la dissimulation de l’objectif ultime. L’un des exemples les plus frappants aujourd’hui est le contorsionnisme à la tête de la N‑VA où l’on nie farouchement que l’objectif final du parti est l’indépendance flamande, alors que c’est le premier point de son programme. C’en est au point que le même jour, l’on peut entendre un Bart De Wever affirmer que la fin de la Belgique n’est pas son ambition (mais que la Belgique est en train de s’évaporer) et un Jan Jambon dire sans sourciller que le but du même parti est bien l’indépendance. L’un parle à l’électeur non indépendantiste ; l’autre rassure les troupes de l’arrière-ban. Mais l’on constate que ce n’est pratiquement jamais la N‑VA qui aborde ce thème central dans les médias : ce sont les journalistes qui lui posent la question. Le reste du temps, le parti nationaliste utilise l’asile et ses problèmes (l’un de ses arguments principaux alors que la Flandre est la Région la moins concernée par l’hébergement de demandeurs d’asile), le déficit de démocratie en Belgique au détriment des Flamands (sic), le transfert d’argent « flamand » en Wallonie, puis à Bruxelles.
Le fait qu’un parti passe au bleu un point central de son programme doit nous inciter à nous en méfier. Mais la confusion est facile : je l’ai dit, tous les partis ont tendance à manipuler l’information pour créer leur réel. Ainsi, lorsque les partis écologistes puisent dans la découverte de microfissures à Doel des arguments qu’ils vont s’empresser de souligner, ils ne dissimulent pas leur fonds de commerce : chacun sait que les écologistes sont antinucléaires et chacun est en mesure — pour peu qu’il ait un chouïa de culture politique — de comprendre qu’il s’agit là d’une création de « réel émis par Écolo ».
De même, lorsqu’un parti (néo-)libéral utilisera le retour de la croissance américaine pour attaquer l’«État-providence européen », chacun sait qu’une réduction de la solidarité sociale est l’un des crédos de ce parti, et personne n’est réellement trompé par l’usage de l’information. Dans le débat démocratique, les opposants (socialistes, écologistes ou chrétiens-démocrates) s’empresseront d’ailleurs de proposer un « contre-réel » en rappelant, par exemple, que la pauvreté est deux fois plus importante aux États-Unis, ou que les États qui avaient la meilleure protection sociale avant la crise y ont mieux résisté (Suède, Danemark, Belgique…). On notera à quel point l’argument et le contre-argument sont faciles à brandir.
Les recettes des nationalistes
En revanche, lorsque le sens fondamental du parti émetteur de réel est caché, le débat démocratique est profondément troublé. Car la constitution d’un réel par les partis populistes n’a aucun autre objectif que de séduire l’électeur. La manipulation des données et l’absence totale de scrupules amèneront alors à alimenter ce réel à transmettre de la manière la plus convaincante possible, et à imposer à l’adversaire de passer par une explication longue et complexe pour opposer son contre-réel. Les populistes sélectionneront alors les arguments et les engloberont dans des concepts soigneusement digérés pour leur force de conviction. Ceux-ci seront à leur tour englobés dans des métaconcepts manichéens, comme le « respect », le « territoire », la « sécurité », généralement liés aux angoisses éternelles de l’homme. Alors que les partis progressistes ont pour vocation (hélas oubliée) de s’adresser à la partie réflexive de nos cerveaux, les partis populistes tentent de toucher nos lobes instinctifs.
Dans mon dernier livre sur la N‑VA1, je constatais que la société prônée par le nationalisme (qui est un populisme, mais pas nécessairement d’extrême droite) ressemblait à celle qui s’organisait spontanément dans les quartiers urbains délaissés par la société. Les gangs des « quartiers » fonctionnent selon les mêmes critères. La possession du territoire, le respect du possédant de ce territoire, la nécessité absolue de s’intégrer au groupe en acceptant les conditions qu’il établit, la cohésion de celui-ci, la mise en avant quasi hystérique des symboles qu’il établit et brandit (tags d’un côté, drapeau de l’autre). Il est fascinant de voir à quel point ces thèmes ont été encapsulés par les partis nationalistes en concepts récurrents, rebrandis à chaque occasion. Et cela, malgré les contradictions internes au discours de territorialité, notamment en ce qui concerne Bruxelles : comment un parti « raisonnable » peut-il prétendre que sa « nation » est à la fois territoriale (la Région flamande) et communautaire (les Flamands de Bruxelles)? Il ne peut de fait le faire que s’il place la nation au-dessus des lois, principes et évidences. Il est plus étonnant que la population qu’il cible ne constate pas là une antinomie tragique. Il est encore plus étrange que les médias flamands, et beaucoup de journalistes francophones, présentent les faits à l’avantage d’un tel discours ! Cela montre surtout l’efficacité de ces arguments.
L’argent flamand
Le plus efficace est probablement celui de la dépossession. Il paraît clair à beaucoup de Belges aujourd’hui que la Flandre « donne » de l’argent à la Wallonie, et à Bruxelles. C’est devenu une idée si « crédible » que des journalistes et des politiques manipulent le concept d’«argent flamand » comme si cela correspondait à une réalité. Bien entendu, il s’agit là d’une distorsion de la réalité sociale. Dans un État où tout citoyen bénéficie de droits égaux, être flamand ou wallon n’a pas en soi de sens. Ce sont deux citoyens, en principe identiques. Mais déjà là, l’on est frappé de voir comme il est devenu difficile de faire-valoir ce point fondamental. Le quidam à qui l’on dira que face à la Constitution, il n’est ni flamand, ni wallon, ni bruxellois, ni germanophone, mais bien belge sera de facto confronté à sa propre « identité ». Car le réel perceptif induit par le communautarisme, vivace tant au Nord qu’au Sud, est bien qu’en Belgique, il y a des Flamands et des Wallons. Le réflexe de l’électeur est alors de se positionner selon cette catégorie « communément admise » et entretenue, à dessein ou pas, par les médias.
C’est sur cette réalité-là que se fonde le « réel transmis par la N‑VA » lorsque le parti réexamine la démocratie belge à l’aune de ses principes nationalistes. Historiquement, l’on peut d’ailleurs voir que l’idée d’un « argent flamand » est apparue relativement tard. Auparavant, les prospectus du parti demandaient littéralement aux électeurs potentiels s’ils trouvaient normal de donner tant d’argent aux Wallons « qui le jettent par les portes et les fenêtres ». Une fois ce réel avalé par le public, il ne reste plus qu’à le conceptualiser sous la forme d’un mot simple à manipuler, mais lourd de sens : « Vlaams geld ». Une fois ce concept intégré par la population, les médias serviront d’interface, volontaire ou non, et diffuseront ce message. Et là, la qualité d’une démocratie se mesure à la résistance des médias. S’ils choisissent de démonter le concept plutôt que de le transmettre, ils font d’évidence un travail plus profitable démocratiquement parlant que s’ils le répercutent sans moufter.
Il faut dire qu’une fois le concept diffusé, il devient compliqué de déminer le terrain. Pour contrer l’idée qu’il y aurait de l’argent flamand auprès du téléspectateur, il faut plusieurs longues minutes d’explication. D’abord, dire que la solidarité sociale ou fiscale n’est pas régionale, mais personnelle. Ce sont les riches de la région A et B qui alimentent les pauvres de la région A et B. Et non pas les riches et les pauvres de la région A qui financent les riches et les pauvres de la région B. On voit bien qu’il me faut deux lignes pour répondre (et encore, de façon succincte, qui ne convaincra pas le téléspectateur) à la seule expression « argent flamand » !
Pour le satiriste que je suis parfois, ce concept d’argent flamand vaut pourtant son pesant d’or. Si j’achète en tant que Bruxellois un pain à Dilbeek, les 10 euros que je donne au boulanger sont-ils de l’argent bruxellois qui devient de l’argent flamand au passage de main ? Et les 8 euros qu’il me rend sont-ils de l’argent flamand, ou redeviennent-ils bruxellois ? On voit bien que le concept est absurde. Autre exemple : quand un Flamand travaille à Bruxelles et paye ses impôts en Flandre, est-ce de l’argent bruxellois ou de l’argent flamand ? Encore plus fort : si ce Flamand est de langue française, s’agit-il alors « d’argent flamand de langue française » ou d’«argent francophone de Flandre » ?
On voit bien que ce réel perçu par un nombre considérable d’électeurs et de lecteurs en Flandre, mais aussi en Wallonie et à Bruxelles, est basé sur une « réalité perçue », mais pas sur une logique. Les Wallons ne sont pas « la Wallonie », ils n’en sont que les habitants et les citoyens. La richesse des citoyens n’appartient pas à un « peuple », il appartient dans une société libérale au seul citoyen. Il y a donc l’argent d’un Wallon multiplié par le nombre de Wallons. Et à l’arrivée, on obtient la somme de tous les argents de tous les Wallons, qui constituent bien un tout statistique, mais pas un tout cohérent.
Un salmigondis d’arguments
La N‑VA a donc utilisé un paquet d’ingrédients pour constituer son réel, les mélangeant sans distinguer la nature différente de ceux-ci. Le « tout statistique » que constitue l’ensemble de l’argent taxé en Flandre ; l’«être flamand » distinct de l’«être wallon» ; le « territoire» ; le « respect » soi-disant dû au « Flamand » sur « son » territoire, etc.
Mais en partant de « sensations réalistes », le populiste n’est pas obligé de puiser uniquement dans la réalité. Il peut aussi concevoir des images plus ou moins crédibles. Ainsi, un journaliste de la VRT m’a un jour affirmé très sérieusement que le francophone ne s’adaptait pas quand il allait à l’étranger, alors que le Flamand s’adaptait toujours. Je lui ai mis sous le nez un article d’un professeur d’espagnol de Catalogne qui se plaignait du fait qu’un bon tiers des Flamands qui y habitent depuis plus de trente ans ne parlaient toujours pas un mot d’espagnol. Le journaliste m’a répondu que ce n’était qu’un témoignage, qu’il n’était pas crédible, et que c’était une exception. Quant au fait que les francophones refuseraient d’apprendre le néerlandais en Flandre, la seule étude jamais réalisée sur la connaissance du néerlandais par les francophones de Flandre montrait qu’ils étaient plus de huit dixièmes à le pratiquer !
L’on voit là à quel point la conceptualisation d’un réel factice est facile à distiller au sein d’une population donnée, y compris au travers des médias et d’une bonne partie des intellectuels, surtout quand les arguments sont si flatteurs pour l’égo populaire. Et l’on voit comme ils sont difficiles à contredire sans en passer par de lourdes explications qui, dans un débat télévisé, vous feront facilement passer pour un chipoteur, face à la vérité brandie par l’opposant. Et décidément, la qualité de la presse et son opiniâtreté à ne rien laisser passer sont deux facteurs essentiels pour le maintien d’une démocratie la plus profitable.
Enfin, l’attitude des partis traditionnels joue également un rôle prépondérant dans le réel perçu par l’électeur. S’ils se mettent à utiliser les mêmes concepts que les populistes, ils alimenteront ceux-ci en voix aux élections suivantes. L’UMP en France, le CD&V en Belgique en sont d’excellents exemples. Et des partis comme la N‑VA jouent sur du velours quand les partis traditionnels manquent de rigueur, et, pire encore, lorsqu’ils parlent d’une même voix qu’eux, de peur de rater une partie de leur électorat.
On l’a vu encore récemment, lorsque pratiquement tous les partis belges ont eu l’air de donner raison aux « anti-Martin », profitant d’une émotion compréhensible pour se présenter comme le « solutionneur ». Or, pratiquement tous ces partis avaient préalablement voté les lois qui ont mené, cet été, à la libération de Michelle Martin. Tous, sauf le Vlaams Belang, le Parti populaire, la N‑VA et autres populistes. Ceux-là se présenteront alors à la fois comme les moins hypocrites et les plus efficaces. Autrement dit, quand les partis populistes jouent un rôle déterminant dans la politique d’un pays, la dernière chose à faire est de crier avec eux, ou comme eux. Cela ne fait que renforcer leur vérité. Et enfoncer le clou dans le cercueil de la démocratie.