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En Revue

Numéro 8 Août 2007 par Hervé Cnudde

août 2007

Espace de Liber­té Men­suel, n° 353, mai 2007, 36 p. Pour ce numé­ro pré­cé­dant les récentes élec­tions légis­la­tives, la rédac­tion du maga­zine du Centre d’ac­tion laïque a judi­cieu­se­ment choi­si de titrer son dos­sier « La Flandre tout en nuances ». Ain­si pour­­ra- t‑il gar­der son actua­li­té tant qu’on n’en sera pas à la négo­cia­tion poli­tique sur une énième réforme de […]

Espace de Liberté

Men­suel, n° 353, mai 2007, 36 p.

Pour ce numé­ro pré­cé­dant les récentes élec­tions légis­la­tives, la rédac­tion du maga­zine du Centre d’ac­tion laïque a judi­cieu­se­ment choi­si de titrer son dos­sier « La Flandre tout en nuances ». Ain­si pour­ra- t‑il gar­der son actua­li­té tant qu’on n’en sera pas à la négo­cia­tion poli­tique sur une énième réforme de l’É­tat fédéral.

Deux des articles qui le com­posent sont bien enten­du consa­crés à com­battre les cli­chés. C’est ain­si qu’I­sa­belle Phi­lip­pon fait le point de manière claire et cir­cons­tan­ciée sur la ques­tion dite des « trans­ferts », sans man­quer de sou­li­gner l’é­vo­lu­tion de ce pro­blème en termes de sécu­ri­té sociale et, plus pré­ci­sé­ment, de pen­sions. Car le vieillis­se­ment de la popu­la­tion en Flandre va s’ac­cen­tuant et est plus rapide que dans le reste du pays. Cela à tel point que l’ex-séna­teur MR Phi­lippe Bod­son a pu expri­mer son oppo­si­tion à la scis­sion de la sécu­ri­té sociale par cet argu­ment choc : « Si la scis­sion de la sécu­ri­té sociale s’im­pose, régio­na­li­sons alors éga­le­ment les pen­sions, et la Flandre aura un grave pro­blème. » Dans le même esprit, Son­ja Egge­ri­ckx, pré­si­dente de l’U­nion des asso­cia­tions fla­mandes de libre pen­sée (UVV), s’at­taque à trois contre­vé­ri­tés assez lar­ge­ment répan­dues : il y a plus d’in­croyants en Flandre qu’en Wal­lo­nie ; les Wal­lons sont roya­listes et les Fla­mands répu­bli­cains en Wal­lo­nie, l’eu­tha­na­sie relève encore du tabou, pas en Flandre.

La pre­mière idée toute faite est balayée par les résul­tats de trois enquêtes socio­lo­giques. La Flandre (31 % de non-croyants) comme la Wal­lo­nie (30 % de non-croyants) sont encore majo­ri­tai­re­ment catho­liques, bien que lar­ge­ment non pra­ti­quantes. Chez les Fla­mands, les Wal­lons et les Bruxel­lois, la reli­gion vient par­tout en cin­quième place dans l’ordre des valeurs après la famille, les amis, les loi­sirs et le tra­vail. D’Os­tende à Arlon, la reli­gion et la concep­tion de vie ont la même impor­tance dans les men­ta­li­tés. Pas de guerre de reli­gion donc à ce sujet entre néer­lan­do­phones et francophones.

C’est avec des outils ana­logues que l’au­teure envoie aux oubliettes la deuxième idée reçue. Un son­dage de la VRT a mon­tré que 60 % des Fla­mands conti­nuent à croire à la monar­chie, tan­dis que 21,6 % d’entre eux seule­ment croient à sa sup­pres­sion. Et d’a­jou­ter que, selon la récente enquête du Soir et du Stan­daard, 93 % des Belges néer­lan­do­phones et 98 % des Belges fran­co­phones trouvent que la Bel­gique doit être maintenue.

Les sta­tis­tiques fédé­rales de 2006 concer­nant l’eu­tha­na­sie ne se prêtent pas, quant à elles, aus­si faci­le­ment à rec­ti­fi- cation que les deux pré­ju­gés pré­cé­dents. Sur les 428 eutha­na­sies décla­rées, huit cas sur dix appa­raissent en Flandre ! Il y aurait donc quatre fois moins d’eu­tha­na­sies légales en Wal­lo­nie qu’en Flandre. Appe­lé à la res­cousse sur ce point, le Dr Marc Englert ne peut admettre que la chose signi­fie que l’eu­tha­na­sie soit l’ob­jet d’un tabou chez les fran­co­phones du pays et s’ap­puie sur l’o­ri­gine fédé­rale des sta­tis­tiques évo­quées pour affir­mer qu’on ne peut rien déduire en ce sens. Quoi qu’il en soit et pour impor­tante qu’elle soit en elle-même, cette ques­tion de l’eu­tha­na­sie plus ou moins pra­ti­quée parait n’a­voir qu’un rap­port ténu avec l’ob­jet prin­ci­pal du dos­sier qui est la séces­sion uni­la­té­rale éven­tuelle de la Flandre par rap­port au reste du pays.

C’est à cette der­nière ques­tion que, sous le titre « La Bel­gique a‑t-elle encore du sens ? », on en vient avec l’in­ter­view conjointe par Sté­phane Renard du jour­na­liste Phi­lippe Dutilleul (RTBF), auteur du télé- film bien connu Bye bye, Bel­gium, et du poli­to­logue Kris Des­chou­wer, pro­fes­seur à la VUB et membre du groupe Pavia, qui a récem­ment pro­po­sé la créa­tion d’une cir­cons­crip­tion élec­to­rale pour ten­ter de réduire les blo­cages com­mu­nau­taires. Consi­dé­rant l’ar­gu­men­taire fran­co­phone comme suf­fi­sam­ment connu des lec­teurs, on ne retien­dra ici que les pro­pos les plus saillants du poli­to­logue fla­mand, qui pro­fite de sa liber­té aca­dé­mique pour tenir un dis­cours par endroits quelque peu atypique.

Pour Kris Des­chou­wer, le sépa­ra­tisme n’est pas du tout à l’a­gen­da de la popu­la­tion glo­bale du pays, même chez les élec­teurs du Vlaams Belang. Cette idée n’est pro­mue que dans les milieux poli­tiques pour ali­men­ter leur confron­ta­tion quo­ti­dienne au sein des ins­ti­tu­tions de l’É­tat. Quant aux sépa­ra­tistes appar­te­nant aux milieux uni­ver­si­taires et éco­no­miques fla­mands, leur com­por­te­ment est régi avant tout, selon lui, par un sou­ci d’ef­fi­cience éco­no­mique. Et on peut peut-être pen­ser avec Phi­lippe Dutilleul que, s’ils res­tent aujourd’­hui uni­taires, c’est parce que cela cou­te­rait plus cher à la Flandre de se sépa­rer que de rester.

Cela dit, le poli­to­logue constate que le pays s’est déjà sépa­ré en deux opi­nions publiques et deux com­mu­nau­tés, en ajou­tant immé­dia­te­ment qu’il ne faut pas abdi­quer devant le cas dif­fi­cile de la Bel­gique. C’est pour­quoi il plaide pour une cir­cons­crip­tion élec­to­rale fédé­rale. Le défi de demain sera, en effet, de gérer des struc­tures poli­tiques qui ne sont pas des États nations. On ne pour­ra pas évi­ter le grand débat com­mu­nau­taire qui s’an­nonce, mais celui- ci connai­tra le même scé­na­rio que celui qu’on a connu depuis les années sep­tante : la ten­sion monte jus­qu’à un point de confron­ta­tion extrême et puis, devant le risque d’é­cla­te­ment du pays, une poi­gnée d’hommes et de femmes plus sages que les autres se reparlent. Mais cela veut dire aus­si qu’il n’y a pas d’autre solu­tion que de sor­tir du pot com­mun tous les élé­ments sur les­quels il n’est pas pos­sible de mener une poli­tique commune.

Selon l’in­ter­viewé s’ex­pri­mant avant les der­nières légis­la­tives, la dif­fé­rence entre le Nord et le Sud du pays s’ex­plique poli­ti­que­ment par le fait qu’en Wal­lo­nie il n’y a pas d’al­ter­nance, tan­dis qu’en Flandre il n’y a plus un par­ti domi­nant. Ce qui rend toutes les coa­li­tions pos­sibles sauf avec le Vlaams Belang.

De plus, la puis­sance éco­no­mique ayant chan­gé de côté, elle a bou­le­ver­sé le Nord en enfer­mant le Sud dans un pas­sé dont il est dif­fi­cile de sor­tir. Cela ne veut pas dire que le fos­sé ne peut que se creu­ser. Il faut aban­don­ner l’i­dée qu’en Bel­gique on bouge ensemble ou on ne bouge pas. Nous sommes de fait dans un régime confé­dé­ral, et l’on ne peut avan­cer que si l’on sort un cer­tain nombre de dos­siers « cen­traux » pour les confier à un éche­lon inférieur.

Par contre, le poli­to­logue est d’a­vis qu’il ne faut pas tou­cher aux dos­siers de Bruxelles et de sa péri­phé­rie. Pour lui, il ne faut pas modi­fier les limites de Bruxelles et il importe de main­te­nir les faci­li­tés. Cela enclenche un bref mais impor­tant excur­sus de l’in­ter­viewé sur le refus de l’autre langue par les fran­co­phones au motif que ce n’est pas une « grande » langue, et sur leur incom­pré­hen­sion du fait que les Fla­mands se battent pour que leur langue ne dis­pa­raisse pas de la socié­té de demain, comme c’est déjà le cas du néer­lan­dais rem­pla­cé par l’an­glais dans les uni­ver­si­tés hollandaises.

L’en­tre­tien se ter­mine par une réponse pour le moins abrupte à la ques­tion de Phi­lippe Dutilleul : « Est-ce qu’il y a encore un pro­jet com­mun pour ce pays ? » À quoi Kris Des­chou­wer rétorque : « Faut-il vrai­ment un pro­jet pour qu’une struc­ture poli­tique existe ? L’en­droit où je vis est, pour moi, sim­ple­ment le ter­ri­toire où l’on gère les choses. Il n’y a pas besoin d’un grand pro­jet belge pour exis­ter, vivre, tra­vailler… Je n’ai pas besoin d’un grand pro­jet pour mon pays. »

Métho­do­lo­gi­que­ment, on ne peut ter­mi­ner la lec­ture du dos­sier sans atti­rer l’at­ten­tion du lec­teur sur le fait que tant Kris Des­chou­wer que Son­ja Egge­ri­ckx sont des élec­trons libres qui ne s’ex­priment qu’au nom de ce qu’ils sont per­son­nel­le­ment dans la socié­té civile. L’ex­pé­rience montre qu’il ne faut s’at­tendre aucune confir­ma­tion de leurs pro­pos — fus­sen­tils de qua­li­té — par un quel­conque déci­deur poli­tique flamand.


Esprit

Men­suel, n° 333, mars-avril 2007, 383 p.

Tous les dix ans depuis 1947, la revue fon­dée par Emma­nuel Mou­nier (mort en 1950) publie un volu­mi­neux dos­sier spé­cia­le­ment consa­cré à remettre à jour et en pers­pec­tive non pas le sque­let­tique et triste « fait reli­gieux », mais la reli­gion et les reli­gions dans leur essence et leur mani­fes­ta­tion. Comme ses pré­dé­ces­seures, la publi­ca­tion de cette année consti­tue une somme : 358 pages, répar­ties en 36 textes et articles. Mais sa dif­fé­rence avec les dos­siers pré­cé­dents est de se pré­sen­ter comme un essai en forme de somme.

En lui don­nant pour titre « Effer­ves­cences reli­gieuses dans le monde », Jean-Louis Schle­gel, socio­logue des reli­gions et archi­tecte intel­lec­tuel de l’en­semble, l’an­nonce déjà : c’est un point de vue mon­dia­liste que la revue va adop­ter pour iden­ti­fier et éva­luer encore plus exac­te­ment que naguère les mani­fes­ta­tions du phé­no­mène reli­gieux, dont on va imman­qua­ble­ment s’a­per­ce­voir à cette échelle que, loin de mou­rir de sa belle mort, il est de nos jours d’une pro­di­gieuse vitalité.

Par voie de consé­quence logique, la muta­tion qu’im­plique l’a­dop­tion d’un tel angle de vue va ame­ner, face aux dyna­miques des reli­gions, l’i­dée d’« excep­tion euro­péenne » que, dans sa dimen­sion d’es­sai, Esprit s’est pro­po­sé de mettre à l’é­preuve. Autre­ment dit, sous forme de ques­tion : la mon­dia­li­sa­tion des pro­blé­ma­tiques reli­gieuses ne doit-elle pas conduire l’Eu­rope occi­den­tale sécu­la­ri­sée à ces­ser de se consi­dé­rer comme por­teuse — aux fins entre autres d’ex­por­ta­tion uni­ver­selle — du para­digme incon­tes­table selon elle de toutes rela­tions entre le poli­tique et le reli­gieux, basé sur la sépa­ra­tion de l’É­glise et de l’É­tat, sur la laï­ci­té de ce der­nier et sur la relé­ga­tion des convic­tions dans le domaine de la vie pri­vée ? À quoi s’a­joute la fonc­tion inalié­nable de pré­fi­gu­ra­trice de la lente extinc­tion des reli­gions sur l’en­semble de la planète.

L’ur­gence d’a­dop­ter un point de vue pla­né­taire sur les reli­gions dans leur essence et leur mani­fes­ta­tion relève du bon sens scien­ti­fique, mais au moins tout autant de la démo­gra­phie et des pro­jec­tions que l’on peut faire à par­tir d’elle. Au-delà du fait qu’un Afri­cain sur deux est chré­tien aujourd’­hui, la reli­gion qui sera majo­ri­taire dans le monde en 2050 ne sera pas, quoi qu’on en pense, la reli­gion musul­mane, mais le chris­tia­nisme, et le centre de gra­vi­té du chris­tia­nisme — qui sera à la même date la reli­gion des trois quarts de l’hu­ma­ni­té — sera l’axe Kin­sha­sa, Bue­nos Aires, Addis Abe­ba et Manille, et non plus Genève ou Rome. Tout cela à cause du raz de marée de la myriade d’É­glises dites « évan­gé­liques » au sens fon­da­men­ta­liste du mot, qui se révèlent excep­tion­nel­le­ment adap­tées au fonc­tion­ne­ment mon­dia­liste de notre habi­tat humain, notam­ment dans sa dimen­sion éco­no­mique, mais aus­si — de manière auto­nome par rap­port à celle-ci — dans la dimen­sion reli­gieuse qu’elle comporte.

Les Églises « évan­gé­liques » fonc­tionnent en réseaux, uti­lisent inten­sé­ment l’in­ter­net, ne s’en­combrent pas d’in­cul­tu­ra­tion et de mémoire par rap­port à ce qui les a pré­cé­dées comme l’ont fait et le font les mono­théismes tra­di­tion­nels, adoptent sou­vent le sta­tut de petites entre­prises avec pré­di­ca­teur busi­ness­man, etc. Mais sur­tout elles se pré­oc­cupent des corps souf­frants en ins­tau­rant la pra­tique du « miracle » et répandent la thèse que pros­pé­ri­té éco­no­mique et spi­ri­tuelle vont de pair, les richesses maté­rielles d’un conver­ti (dit « born again ») étant méca­ni­que­ment la contre­par­tie de ce qu’il donne spi­ri­tuel­le­ment à Dieu.

Leur ins­pi­ra­tion peut aller d’un pen­te­cô­tisme proche du métho­disme à un néo­pen­te­cô­tisme proche des sectes ou d’un super­mar­ché de la foi. Et nul ne peut dire si, à longue échéance, les Églises « évan­gé­liques » se péren­ni­se­ront ou n’au­ront été qu’un feu de paille. Vu leur poids, l’af­fai­blis­se­ment conco­mi­tant de l’É­glise catho­lique et la plu­ra­li­sa­tion reli­gieuse qui en est la consé­quence modi­fient les concep­tions de la laï­ci­té et l’é­vo­lu­tion des rap­ports entre l’É­tat et la reli­gion. Et, faut-il ajou­ter, la concep­tion du chris­tia­nisme que nous nous fai­sons nous-mêmes. Tou­jours est-il que nous, Euro­péens d’Oc­ci­dent, serons de plus en plus conduits à envi­sa­ger l’a­ve­nir à l’aune d’é­va­lua­tions anthro­po­lo­giques et sociales qui ne sont pas néces­sai­re­ment les nôtres. Pour cham­bou­lante qu’elle puisse être men­ta­le­ment, cette pers­pec­tive ne doit pas nous por­ter à croire que nous sommes à la fin de l’his­toire. Au contraire, à l’in­té­rieur de l’« excep­tion euro­péenne », la nou­velle Europe des reli­gions est à inventer.

C’est à quoi s’at­tèle glo­ba­le­ment le dos­sier d’Esprit, avec une pre­mière par­tie qui s’at­tache à l’« excep­tion euro­péenne », une autre consa­crée à la vague évan­gé­lique et une troi­sième qui revi­site les fon­da­men­taux que sont la sécu­la­ri­sa­tion, la foi et l’athéisme.

De la belle ouvrage, comme on disait naguère.

Hervé Cnudde


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