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En passant par Abbottabad

Numéro 11 Novembre 2013 par Bernard De Backer

novembre 2013

Vue du site de la future ville d’Ab­bot­ta­bad peinte par James Abbott (1858), The Bri­tish Libra­ry « Un homme qui ne sait ni voya­ger ni tenir un jour­nal a com­po­sé ce jour­nal de voyage. Mais, au moment de signer, tout à coup pris de peur, il se jette la pre­mière pierre. Voi­là. » Hen­ri Michaux, Ecua­dor Cette année-là, […]

Italique

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Vue du site de la future ville d’Ab­bot­ta­bad peinte par James Abbott (1858), The Bri­tish Library

« Un homme qui ne sait ni voya­ger ni tenir un journal

a com­po­sé ce jour­nal de voyage. Mais, au moment de signer,

tout à coup pris de peur, il se jette la pre­mière pierre. Voilà. »

Hen­ri Michaux, Ecua­dor

Cette année-là, il avait entre­vu le Cau­case. Une masse tra­pue avait sur­gi des plaines, comme un Sphinx bleu­té fran­gé de nuages, accrou­pi entre Cas­pienne et mer Noire. En contem­plant sa pré­sence têtue per­çant les brumes, il s’était sou­ve­nu de ces paroles, mur­mu­rées par Kas­par Hau­ser dans le film de Wer­ner Her­zog : Ich habe von dem Kau­ka­sus geträumt ! À ces mots arti­cu­lés d’une voix sourde par l’enfant trou­vé, tel l’aveu d’un impos­sible ailleurs qui avait for­cé sa nuit, la lumière s’était mise à trem­bler, des monu­ments sem­blables à des pagodes dorées s’étaient dres­sés au-devant de som­mets loin­tains. C’était la seule image, asso­ciée au nom de ces mon­tagnes, qui sur­gis­sait obs­ti­né­ment dans sa mémoire.

Plu­sieurs années avant ce sur­vol, ses pas l’avaient déjà conduit aux confins de la Tur­quie, à Dogu­beya­zit, peu de temps après la révo­lu­tion ira­nienne. Des bus empous­sié­rés, char­gés de réfu­giés venus de Téhé­ran, y fai­saient éga­le­ment halte. Le mont Ara­rat, ce Fuji-San d’Anatolie, dont les pas­sa­gers à tri­bord devaient entre­voir le cône blanc, avait pous­sé ses pentes au pied de la ville. Au loin, le voya­geur avait per­çu l’Asie pro­fonde qui l’aspirait dans son immen­si­té : la Perse, le Kho­ra­san, le cou­loir du Wakhan, les terres du Great Game, le Pamir, les franges tibé­taines et les cités ense­ve­lies du Tak­la-Makan. Ensuite s’étendaient les monts Célestes, le Gobi et l’Empire du Milieu, qu’il par­tait enfin décou­vrir, un mois après les mas­sacres du 4 juin sur la place de la porte de la Paix Céleste.

Mais il était encore loin de la Chine et de la Terre du Grand Lama. Dans l’avion, il pen­sait au visage de cette jeune femme atten­tive et un peu sévère, aux yeux bruns légè­re­ment bri­dés, qu’il avait ren­con­trée à Anvers chez une amie de Neer­pelt qui les avait tous deux héber­gés. Elle, qui deve­nait écri­vaine en sui­vant les traces de son oncle mis­sion­naire au Congo, por­tait ce livre que l’amie avait aidé à faire naitre dans la dou­leur. Lieve lui avait confié lors du repas : « Ik heb een heel slacht­veld ach­ter mij », et il ne savait que faire de sa rage de n’être pas elle. Les pou­mons endo­lo­ris et le cœur fati­gué, il s’était trai­né vers la gare et l’aéroport de Schi­phol, en route vers Kara­chi, le Kara­ko­rum et le col de Kun­je­rab, puis s’était assis dans ce grand avion dont les ombres por­tées cares­saient le Caucase.

Grues et mangroves

L’appareil avait tour­né le dos au mont Kaz­bek, glis­sant à pré­sent au-des­sus des vastes terres de sable et de brous­sailles où se dépo­saient les sil­houettes allon­gées des col­lines et des arbres, les éclats de phare des camions en route vers la nuit. Le soleil cou­chant étin­ce­lait sur les ailes brillantes du Boeing de Pakis­tan Air­lines, au milieu de ses mélo­pées, saris et vapeurs de riz par­fu­mé. Des valises de cuir noir tien­draient bien­tôt leurs hommes d’affaires en laisse, après l’atterrissage sous les étoiles. Sor­ti de l’avion, il entra dans un vaste bâti­ment inon­dé de sueur et de cris sous les pales alan­guies des ven­ti­la­teurs, tra­ver­sé de por­teurs de malles recuites, de doua­niers aux matraques noires, de bouf­fées de touf­feur moi­sie. Après deux heures d’attente, il finit par tendre son pas­se­port à un homme soup­çon­neux, coin­cé dans une case­mate de bois. Il quit­ta l’aéroport en com­pa­gnie d’un jeune Amé­ri­cain de Washing­ton qui n’avait jamais mis les pieds en Asie.

Sou­dain, à deux heures du matin, des poli­ciers en armes les avaient inter­cep­tés sur la route de Kara­chi au pré­texte de trans­port de drogue. « Dans ce sens-là, vous croyez vrai­ment ? », osa-t-il timi­de­ment. Dents ivoire, mous­taches ébène, képis de feutre, ventres pro­émi­nents cein­tu­rés de révol­vers : des mains pal­paient sa poi­trine puis les poches aus­cul­tées sous les vête­ments. Après avoir pris leur pas­se­port, ils leur deman­dèrent en dode­li­nant de la tête de les suivre vers un poste de police, dans une cam­pagne feule gré­sillant d’insectes. Ten­sions, peur de mon­trer sa peur, refus de les suivre dans la nuit, pré­texte d’un ren­dez-vous avec un agent consu­laire pour évi­ter la dis­pa­ri­tion. C’était bien avant qu’un phi­lo­sophe pari­sien, par­ti sur les traces de Daniel Pearl égor­gé par Kha­led Cheikh Moham­med — « cer­veau » des atten­tats du 11 sep­tembre, qui aurait livré la cache de Ben Laden sous la tor­ture water­boar­ding1 à Guan­ta­na­mo —, avait décrit en détail la même ten­ta­tive de détrous­se­ment. Ils repar­tirent et abou­tirent à la ville. Le chauf­feur de taxi leur récla­ma le triple du prix ; il avait été obli­gé d’attendre par ceux qu’il n’osait nom­mer ses complices.

Kara­chi, le mons­trueux vol­can urbain dont il per­ce­vait les échos dans sa chambre, était une cité créée par les Bri­tan­niques à l’époque du Raj2, à l’emplacement du vil­lage de Kola­chi-jo-Goth, un comp­toir com­mer­cial en miroir de Cal­cut­ta dans la baie du Ben­gale. Il valait mieux ne pas res­ter coin­cé au milieu de ses vingt-mil­lions d’habitants, dans une des villes les plus dan­ge­reuses au monde. Entre del­ta de l’Indus et mer d’Oman, la man­grove ava­chie et les grues rouillées du port, quelques hôtels inter­na­tio­naux comme des archi­pels de béton, des rues dévas­tées, peu d’arbres, des mos­quées immenses et le mau­so­lée mar­bré de Muham­mad Ali Jin­nah, fon­da­teur impie de ce « Pays des purs ».

Au YMCA, der­rière des grilles de métal, il se repo­sait encore des frayeurs de la veille et crai­gnait celles de la ville qui l’attendaient, de ses mafias, de ses guerres inces­santes entre Baloutches, Moha­jir, Pun­ja­bis, Sind­hîs. Il mar­cha des heures dans les rues par­se­mées de gra­vats, prit le frais sur l’esplanade du mau­so­lée et pré­pa­ra sa longue remon­tée soli­taire vers le Pamir. Au retour, il conver­sa avec trois jeunes femmes nées à Shef­field, vêtues comme des prin­cesses pour leur pre­mière visite sur la terre de leurs ancêtres, mais cloi­trées dans un petit hôtel où il prit le thé. Elles se mor­fon­daient en atten­dant le pre­mier avion pour Londres, effrayées par ce pays qu’elles décou­vraient enfin, épou­van­tées par la place qui leur était assi­gnée dans la Répu­blique isla­mique du Pakistan.

Du fleuve aux Indiens

La route était longue pour rejoindre Pékin, et il ne savait si les armes s’y étaient vrai­ment refroi­dies et les chars ran­gés. De la mer d’Oman au col de Kund­je­rab — qui mar­quait la fron­tière du Tur­kes­tan chi­nois à hau­teur du mont Blanc — près de trois-mille kilo­mètres de route dans une plaine tor­ride l’attendaient pour remon­ter l’Indus, puis s’enfoncer dans les hautes val­lées du Kara­ko­rum. Les noms étaient majes­tueux, comme ceux d’Hyderabad, de Mul­tan, de Lahore ou de Pesha­war, mais la plaine était chauf­fée à blanc, les routes hur­lantes du rou­le­ment et des aver­tis­seurs des camions, des bus et des pickups. Les bourgs et les vil­lages se suc­cé­daient, de longs ali­gne­ments de case­mates grises cin­trées de buis­sons grillés par le soleil, la pous­sière et le vent. On lui conseilla de voya­ger de jour sur ces routes dan­ge­reuses, et il prit un petit bus bleu cli­ma­ti­sé à des­ti­na­tion de Hyde­ra­bad. Le fleuve invi­sible, à bout de course et char­gé de limon brun, s’écoulait à quelques dizaines de kilo­mètres, au creux d’une pro­vince qui por­tait son nom en sans­krit : Sind­hu, « le fleuve », qui s’était méta­mor­pho­sé en Indus, avant de dési­gner le sous-conti­nent, ses habi­tants, puis les peaux-rouges du Nou­veau Monde, per­dus de l’autre côté de la Mer océane.

Il s’arrêta dans une petite ville tor­ride aux ruelles étroites et pous­sié­reuses, encom­brées de mar­chands voci­fé­rant et d’étals de mangues, d’adolescents en dho­tis aux yeux de mar­rons lui­sants, fai­sant reve­nir des bei­gnets dans l’huile bouillante en mon­trant leurs dents ivoire. La cir­cu­la­tion était assour­dis­sante et nim­bée de fumée bleue. Son sac à dos humide de trans­pi­ra­tion buvait la pous­sière des routes, ses sangles lui ger­çaient les épaules. Il fal­lait conti­nuer vers Suk­kur, ne pas s’attarder dans cette plaine morne, grise et bruyante. La frai­cheur du bus le fit fris­son­ner. Il vit bien­tôt le fleuve comme une large cou­lée de boue rou­ler en des­sous de la route qui s’engouffrait dans les fau­bourgs d’Hyderabad, puis le bus obli­qua vers le nord entre che­min de fer et rizières.

Suk­kur était située à plu­sieurs cen­taines de kilo­mètres de là, sur la rive occi­den­tale de l’Indus. Des trou­peaux de buffles bruns nageaient le long de ses rives, leurs longues oreilles flot­tant dans les eaux épaisses de chaque côté d’un mufle rose, per­lé de morve. Le Sindh où régnaient la famille Bhut­to et ses affi­dés, se cin­trait autour de son fleuve, le Balout­chis­tan à l’ouest et la fron­tière indienne à l’est. Le désert de Thar et le Rajas­than s’étendaient de l’autre côté de vagues ondu­la­tions qui bor­daient l’horizon. La ville antique — qui avait vu pas­ser les troupes d’Alexandre, leur suite et quelques arti­sans qui don­nèrent plus tard un visage et un dra­pé grecs au Boud­dha — se nom­mait Alor ; elle fut rebap­ti­sée lors de la conquête arabe. Son nou­veau nom déri­vait de Saqar qui signi­fie « intense », en réfé­rence à son cli­mat extrême. Elle ne pou­vait sur­vivre sans le fleuve qui débou­lait du lac Mana­sa­ro­var, gigan­tesque œil tur­quoise situé au Tibet, à quatre-mille-cinq-cents mètres d’altitude.

Aux approches de l’aube, il fut réveillé par l’appel aigre du muez­zin dans la touf­feur d’une chambre de béton gris qui sen­tait la pous­sière. Il ras­sem­bla ses bagages quelques heures plus tard et se diri­gea vers la gare aux pre­mières lueurs. Un mis­sion­naire irlan­dais, ren­con­tré la veille dans une petite école de Suk­kur, l’avait aus­si mis en garde contre tout dépla­ce­ment noc­turne. Lors de son der­nier voyage vers Kara­chi, le bus de nuit du prêtre avait été cri­blé de balles. Les gui­chets de bois de la petite gare étaient assaillis de sil­houettes affai­rées, dra­pées de loques et de draps, de paniers, de chèvres et de volailles osseuses. Il avait déci­dé de voya­ger en troi­sième classe jusqu’à Mul­tan ; sa sil­houette amai­grie et mal­ha­bile navi­guait d’un endroit à l’autre pour ten­ter de se pro­cu­rer un ticket de car­ton recuit. Il s’engouffra dans un wagon assou­pi, déjà tor­ride, et y voya­gea une demi-jour­née au milieu des babils — tan­tôt hachés, tan­tôt frits, tan­tôt glis­sants comme du mer­cure —, d’innombrables hoche­ments de tête et de frois­se­ments de tis­sus. La longue fer­raille per­cluse par les mous­sons tan­guait sur le bal­last et anti­ci­pait le pro­chain arrêt pen­dant des kilo­mètres de ralen­tis­se­ment, avant de reprendre sa route en entre­cho­quant ses vieux wagons déchaussés.

Cinq rivières et un juge

À par­tir de cette région, il consta­ta que de nom­breux noms de villes — Shi­kar­pur, Khair­pur, Baha­wal­pur — se ter­mi­naient par « pur », un vieux mot sans­krit qui signi­fiait « muraille » et, par exten­sion, « ville for­ti­fiée ». Mais les murailles qu’il espé­rait contem­pler sem­blaient englou­ties par les sables et les usines. Le train remon­ta len­te­ment vers Mul­tan, à la lisière du Pund­jab, le « pays des cinq rivières » affluents de l’Indus. Terre riche et fer­tile cou­pée en deux par la par­ti­tion en 1947 — le long de la « ligne Rad­cliffe », conçue en cinq semaines par des conseillers hin­dous et musul­mans, sous la hou­lette d’un avo­cat lon­do­nien qui n’avait jamais mis les pieds aux Indes. Sa capi­tale pakis­ta­naise était Lahore, l’indienne Amrit­sar. Il fit halte à Mul­tan et pro­je­tait de visi­ter ses majes­tueuses mos­quées, mais la cha­leur était si acca­blante et si folle qu’il fris­son­na en entrant dans la seule chambre cli­ma­ti­sée des neuf-mille kilo­mètres de son voyage jusqu’à Pékin.

À la tom­bée de la nuit, il ris­qua une sor­tie dans les méandres encore bru­lants de la ville. Une voi­ture s’arrêta d’un seul coup à sa hau­teur, les vitres des­cen­dirent comme par miracle et il fut invi­té à mon­ter. C’était la ber­line cli­ma­ti­sée d’un homme qu’il avait ren­con­tré dans le petit bus bleu d’Hyderabad. Elle était d’une frai­cheur éton­nante et il com­men­ça à gre­lot­ter en écou­tant le récit de son pro­prié­taire. L’homme était juge et l’invitait à prendre le thé dans sa mai­son où vivait sa nom­breuse famille. Le véhi­cule imma­cu­lé se fraya un che­min entre les immon­dices et les dépo­sa dans un quar­tier rési­den­tiel. De cette étrange soi­rée entre kor­ma, gin­ger tchai et cha­pa­ti, il ne retint que les pro­pos du juge sur l’exercice de son métier : « As a mat­ter of fact, the deci­sions of the court depends on the amount of bri­be­ry we receive. »

Il pour­sui­vit son voyage en médi­tant sur les ver­tus de la jus­tice pakis­ta­naise, ce qui lui per­mit de s’occuper jusqu’à Lahore. Mal­gré tout ce qu’il venait de vivre, il rêvait tou­jours de décou­vrir la ville de Kipling et de Kim — un autre Irlan­dais éga­ré aux Indes — assis sur le fût du canon Zam-Zam­mah en face de la Mai­son des Mer­veilles, le musée de la ville. Mais aucun lama tibé­tain ne des­cen­dit de la mon­tagne par la val­lée de Kulu ; la fron­tière était fer­mée, et les bar­bus domi­naient la capi­tale du Pund­jab. L’un d’entre eux haran­guait la foule sur une place enva­hie de vélo­mo­teurs et de bicy­clettes, char­gées de bas­sines en plas­tique et de fer­railles. Il se réfu­gia dans un hôtel minable, allon­gé sous les pales du ven­ti­la­teur avec une ser­viette mouillée sur le visage, et pen­sa à la mon­tagne rafrai­chis­sante dont le souffle se rap­pro­chait. Une route menait de Lahore à Mur­ree, sans pas­ser par Rawal­pin­di et sur­tout Pesha­war, infes­tée de tali­bans qui peau­fi­naient leur cali­fat. Une fois à Mur­ree, il pou­vait redes­cendre par une petite route de mon­tagne et rejoindre la Kara­ko­rum High­way en pas­sant par Abbot­ta­bad. De là, la route du Nord menait au Tur­kes­tan chi­nois en emprun­tant la haute val­lée de l’Indus, puis celle de la rivière Hun­za avant d’atteindre le col de Kunjerab.

James Abbott et les esclaves russes

Mur­ree était un lieu de can­ton­ne­ment mili­taire et une sta­tion cli­ma­tique d’altitude dont les Bri­tan­niques avaient par­se­mé les contre­forts de l’Himalaya pour y faire pas­ser la sai­son chaude à leur famille. Dar­jee­ling, Shim­la, Mus­soo­rie et Dha­ram­sa­la étaient les plus célèbres, mais on en comp­tait d’autres, avec leurs églises néo­go­thiques, leurs mai­sons à colom­bages, leurs manoirs Tudor et larges mall — pro­me­noirs pano­ra­miques inter­dits aux chiens et aux Indiens. À deux-mille-trois-cents mètres au-des­sus de la mer d’Oman, la sta­tion de Mur­ree pou­vait encore jouir de sa frai­cheur, mais crou­lait sous sa popu­la­tion crois­sante, familles pun­ja­bies bien loties et leurs ser­vi­teurs, com­mer­çants et traine-misères de tout poil. Cer­tains pen­saient que la Vierge Marie y avait sa sépul­ture et que son nom était déri­vé de celui de la mère du Christ. Mais il n’eut guère le temps de s’appesantir sur les mys­tères de « Holy Mur­ree », les hôtels de la sta­tion étant au-des­sus de ses moyens. À peine eut-il l’occasion de dégus­ter une glace en contem­plant des gol­feurs alan­guis déam­bu­ler sur le mall.

Il mon­ta dans un vieux bus, conduit par un homme éden­té coif­fé d’un béret noir, et se diri­gea vers la forêt d’Ayubia, au-delà de laquelle se trou­vait l’Indus, niché dans la val­lée mille mètres en contre­bas. Il avait repé­ré un lodge pour ran­don­neurs le long de la route, dans un vil­lage à l’ombre des bois. Lieu étrange qui tenait du refuge alpin (rideaux de coton, plan­cher de sapin, lourdes portes, bruis­se­ment du vent dans les arbres, lit avec couette), mais où l’on man­geait des galettes et du dahl épi­cé, arro­sés de thé à la cardamome.

Une fièvre lar­vée et des éter­nue­ments tenaces, dus au brusque chan­ge­ment de tem­pé­ra­ture à Mur­ree, l’avaient main­te­nu éveillé une par­tie de la nuit. Il se plon­gea dans le déchif­fre­ment d’une carte rou­tière en pen­sant à la seconde par­tie de son voyage au Pakis­tan, dans les mon­tagnes et gorges du Kara­ko­rum : la lente mon­tée vers Gil­git en pas­sant non loin du Nan­ga Par­bat, la tra­ver­sée du pays Hun­za — terre des Ismaé­liens et de Karim Aga Khan —, l’ascension dans les soli­tudes ver­ti­gi­neuses avant d’atteindre la fron­tière chi­noise. Mais il lui fal­lait d’abord redes­cendre vers l’Indus et rejoindre la route de la Chine au croi­se­ment d’Abbottabad. Le len­de­main, il aper­çut la ville s’approcher du creux de la val­lée. Fon­dée à l’époque du Raj en 1853 par un impor­tant agent du Great Game qui s’illustra en Asie cen­trale, le géné­ral James Abbott3, elle ser­vait alors de gar­ni­son aux troupes bri­tan­niques qui veillaient sur la fron­tière afghane après la san­glante déroute de 1842, et paraient à la menace russe gran­dis­sante. Son fon­da­teur s’était ren­du célèbre en 1839 par une expé­di­tion soli­taire vers la ville de Khi­va, située au sud de la mer d’Aral, où il avait ten­té d’obtenir la libé­ra­tion de tous les esclaves russes déte­nus par l’émir local — l’objectif étant de pri­ver le tsar d’un pré­texte pour s’emparer du kha­nat et étendre son Empire en Asie centrale.

Les guer­riers abon­daient tou­jours à Abbot­ta­bad, bien que Pakis­ta­nais cette fois. Plu­sieurs aca­dé­mies y ensei­gnaient l’art de la guerre et du ren­sei­gne­ment, diri­gés notam­ment vers un Afgha­nis­tan tou­jours rebelle. Mais l’homme qui égor­ge­ra Daniel Pearl à Kara­chi dix ans plus tard, n’avait pas encore livré, en cédant à la tor­ture par l’eau, la cache de Ben Laden tou­jours actif sous d’autres cieux avant de se réfu­gier dans cette val­lée, aus­si invi­sible que la lettre volée de Poe sur le man­teau de la che­mi­née. Le voya­geur igno­rant des drames à venir quit­ta le bus de mon­tagne au car­re­four des routes à Abbot­ta­bad, puis grim­pa dans un large véhi­cule bario­lé, un « Jingle truck » aux flancs cou­verts de pay­sages mon­ta­gneux, de chaines et de pen­de­loques scin­tillantes. Il lui res­tait sept mille kilo­mètres pour atteindre Pékin.

  1. Dis­po­si­tif consis­tant à simu­ler la noyade en ligo­tant le pri­son­nier sur une planche incli­née de manière à ce que la tête soit plus basse que les pieds. La tête est cou­verte d’un tis­su sur lequel on verse de l’eau. Sa res­pi­ra­tion deve­nant très dif­fi­cile, le cap­tif subit l’angoisse d’une mort immi­nente par asphyxie.
  2. Le « Bri­tish Raj » est la déno­mi­na­tion non offi­cielle que les Bri­tan­niques don­nèrent à l’Empire des Indes (incluant le Pakis­tan, l’Inde, le Ban­gla­desh et la Bir­ma­nie actuels). Le mot raj signi­fie royaume en sanskrit.
  3. Sur le rôle d’Abbott dans le « Grand Jeu », voir notam­ment Peter Hop­kirk, Le Grand Jeu. Offi­ciers et espions en Asie cen­trale, Nevi­ca­ta, 2011. Le géné­ral James Abbott, qui était capi­taine à l’époque, a racon­té un de ses hauts faits dans Nar­ra­tive of a Jour­ney from Herat to Khi­va, Mos­cow and St Peter­burgh, during the late Rus­sian inva­sion of Khi­va, Londres 1843. Il est aus­si l’auteur d’un poème titré « Abbot­ta­bad », « l’un des pires jamais écrit », selon le point de vue peu cha­ri­table de Ste­phen Moss publié dans le Guar­dian du 2mai 2011. Un des plus célèbres acteurs, mais fic­tion­nel celui-là, de la guerre d’ombres entre l’Empire russe et l’Empire bri­tan­nique est Kim, de Rudyard Kipling. Le livre de Hop­kirk s’ouvre par une phrase de Kim, pla­cée en épigraphe.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur