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En deçà et au-delà du régime juridique la liberté d’enseignement, à quelles conditions ?
Si l’on peut être largement d’accord avec les thèses défendues par Mathias El Berhoumi et la nécessité de revoir le régime juridique de la liberté d’enseignement, il faut néanmoins prendre en compte les interactions entre ce régime juridique et des institutions sociales et des logiques d’acteurs, notamment celles des parents.
Dans son volet analytique, le texte de Mathias El Berhoumi porte sur les processus ayant contribué à « éroder » la liberté d’enseignement (principalement la liberté organisationnelle) en Fédération Wallonie-Bruxelles. Une des thèses clés est que la « montée du pilotage de l’enseignement » amène à réduire la liberté organisationnelle des pouvoirs organisateurs (dans divers domaines, curriculum-programme, évaluation des élèves, orientations pédagogiques, inscription-renvoi d’élèves, gestion du personnel) au nom de la recherche d’une plus grande égalité des élèves, laquelle se voit d’ailleurs redéfinie comme un couplage en tension entre égalité des chances et égalité des acquis de base (à la fin du premier degré du secondaire). Par contre, la liberté de choix des parents est certes infléchie par les décrets successifs liés à l’inscription des élèves, mais elle demeure comme une contrainte institutionnelle forte. Finalement, la liberté d’enseignement constitue une « dépendance de sentier » des politiques scolaires belges, comme le diraient les auteurs néoinstitutionnalistes, qu’il s’agirait de lever, car elle empêche ou limite la pleine effectivité ou la pleine efficacité des visées politiques : par exemple, la liberté de choix des familles tend à renforcer ou conforter la différenciation sociale et « académique » des populations d’élèves des établissements, à la source de bien des inégalités d’apprentissage entre élèves1.
Mon propos ne sera pas de remettre en cause cette analyse que je partage pour l’essentiel. Il sera essentiellement de discuter les trois propositions ou suggestions normatives de Mathias El Berhoumi, s’agissant de réviser le régime juridique de la liberté d’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles. Je m’appuierai sur des travaux sur les politiques scolaires belges menés depuis une quinzaine d’années, mais également sur une connaissance de la thèse de Mathias El Berhoumi, puisque son texte dans le présent dossier de La Revue nouvelle est un condensé à très haute densité de ce travail doctoral, au demeurant d’une très exceptionnelle qualité2.
« Subordonner la liberté de choix au respect du droit à l’instruction »
L’idée est que le « législateur » est fortement limité par la contrainte institutionnelle et juridique de la liberté d’enseignement, sur la route qu’il veut emprunter vers plus de mixité sociale et académique des écoles. Malgré les efforts du « pilotage », l’institution scolaire reste incapable de limiter les inégalités d’apprentissage entre écoles, filières et classes. Mathias El Berhoumi est donc d’accord avec les sociologues qui montrent que la liberté de choix des parents, et le marché scolaire qui en dérive, est en fait un des mécanismes actuels par lequel l’école reste traversée par des mécanismes de reproduction sociale (Felouzis et Perroton, 2009). Il s’agirait donc d’aller un pas plus loin et de subordonner l’exercice de la liberté au respect du droit à l’instruction, si on souhaite lutter contre une école reproductrice. Je partage ce point de vue. Cependant, en CFB en particulier, force est de constater que d’autres mécanismes de « reproduction sociale » se conjuguent à la liberté de choix. Par exemple, le maintien de filières (dès la troisième secondaire), qui ne sont pas prêtes de disparaitre à l’avenir, si le politique renforce en amont dans le premier degré du secondaire des mécanismes d’«orientation » des élèves, sans arriver préalablement à résorber les inégalités et les redoublements dans l’enseignement primaire. Le maintien des filières dans leurs formes actuelles devrait donc aussi être interrogé à la lumière du droit à l’instruction.
De plus, revenant à la liberté de choix, il faut aussi bien comprendre que ce sont aussi les parents qui donnent corps et force à cette institution, et pas seulement le cadre juridique. Certes, l’institution peut paraitre « dépassée » sociologiquement et être perçue par Mathias El Berhoumi comme une forme de survivance du passé car le choix des parents ne serait plus fondé autant qu’auparavant sur des valeurs ou des doctrines religieuses ou laïques. Cependant, ces mêmes parents (de classes moyennes et supérieures surtout) veulent pouvoir continuer à choisir l’école de leurs enfants, car ils sont persuadés, à tort ou à raison, que cette école va conditionner de façon cruciale la scolarité, la socialisation, le développement personnel de leur enfant. En effet, nous nous trouvons dans un contexte social et professionnel, où l’éducation est perçue comme enjeu social et culturel majeur, non seulement selon une logique instrumentale pour l’acquisition d’un diplôme ou d’une « employabilité », mais aussi de façon plus expressive comme condition d’un développement et d’une socialisation harmonieuse. De plus, comme l’a signalé Agnès van Zanten (van Zanten, 2009), les parents croient que la qualité de l’enseignement est principalement conditionnée par la seule « composition du public » de l’établissement3, ce qui accentue encore leur valorisation du choix de l’école, principalement sur la base d’indices sociaux liés à sa population d’élèves.
Le fort attachement des parents à la liberté de choix s’est particulièrement manifesté lors des oppositions aux différents décrets inscriptions (Delvaux et Maroy, 2009). Bref, je pense que la contrainte « institutionnelle » n’est pas seulement de nature juridique. L’institution par rapport à laquelle les politiques scolaires se confrontent est aussi de nature plus sociale. Il en dérive qu’il me semble qu’un changement frontal du régime de liberté de choix va se heurter à une résistance virulente ; les parents vont vouloir défendre leurs intérêts (et ceux de leurs enfants) au nom de la liberté individuelle, sans réaliser qu’un compromis pourrait être forgé entre cette valeur de liberté, et les valeurs plus collectives d’une plus grande efficacité et égalité du système éducatif. Sur ce chemin et sur cette transaction, je pense qu’il serait plus productif d’abord d’évaluer l’efficacité de la politique passée de régulation des inscriptions notamment sur le plan de la « composition sociale des écoles » et ensuite à plus long terme, de s’interroger sur les transformations induites dans les dynamiques pédagogiques ou organisationnelles des établissements. À partir de ce diagnostic, qui ne peut être immédiat tant il est vrai qu’une politique scolaire produit des effets à moyen terme, il serait alors judicieux de chercher simultanément à « favoriser la mixité sociale et académique » des écoles, mais aussi à renforcer leurs « capacités d’action » sur le plan pédagogique et organisationnel. J’y reviens dans mon second point. Mais à court terme, le changement du régime juridique de la liberté de choix ne me semble pas le seul ni même le cœur du problème.
« étendre le bénéfice de la liberté organisationnelle à l’ensemble de la communauté éducative »
La seconde proposition est aussi discutable. Le problème est double. D’un côté, Mathias El Berhoumi a raison de questionner la légitimité des pouvoirs organisateurs, notamment dans l’enseignement catholique. Il n’est pas suffisant de s’autoriser de sa seule bonne volonté ou de son seul engagement pratique et moral dans une ASBL pour présider aux orientations d’un ou plusieurs établissements. Il y aurait donc là matière à discuter et à refonder la légitimité politique de l’autonomie scolaire, si celle-ci doit être maintenue. Et Mathias El Berhoumi propose de la refonder par une logique de démocratie participative locale, équilibrant les pouvoirs des parents, de l’équipe éducative et d’acteurs représentant l’environnement local, un peu comme les conseils de participation prévus dans le décret Missions. Mais à ce propos, d’autres questions surviennent : comment suscitera-t-on la mobilisation et l’intérêt de cette participation de la communauté locale ? Comment évitera-t-on par ailleurs le risque d’une colonisation de l’école par certains groupes de parents ? Certaines associations de parents pourraient certes défendre une école publique « ouverte » et « inclusive » mais d’autres pourraient favoriser tout autant des formes de scolarisation inégales au sein du même établissement (par des classes de niveaux différents par exemple). Des questions qu’il conviendrait de se poser pour évaluer l’extension de la liberté organisationnelle et le renforcement de la démocratie participative locale. Les pays où cette démocratie locale est instituée de longue date (par exemple le Québec) se trouvent depuis longtemps devant les difficultés de la « démocratie scolaire » (manque de participation, dérive clientéliste, manque de légitimité politique).
Par ailleurs, Mathias El Berhoumi avance, sans beaucoup d’arguments me semble-t-il, que davantage de liberté pédagogique des enseignants sur le contenu et les méthodes pédagogiques serait en soi un point positif, susceptible de favoriser une plus grande efficacité pédagogique et une meilleure réponse aux besoins des élèves. Le débat est ici complexe, et je manque de place pour pouvoir le développer dans toutes ses dimensions. Certes, le métier d’enseignant est un métier relationnel, complexe, sujet à l’incertitude qui paraît difficilement réductible à des « prescriptions » descendantes, qui seraient fondées scientifiquement sur une « technologie pédagogique » incontestable, qu’il suffirait de « diffuser » par la formation initiale et continue (Tardif et Lessard, 2002 ; Saussez et Lessard, 2009 ; Maroy, 2009). L’incertitude et le caractère relationnel du métier d’enseignant plaident donc d’un côté pour une « réflexivité » et une autonomie assez large (individuellement et collectivement) des professionnels de l’éducation que sont ou devraient être les enseignants.
Mais d’un autre côté, on sait aussi que l’efficacité éducative n’est pas « donnée » et qu’il est crucial de créer les conditions et les supports du développement d’une action pédagogique pertinente et efficace d’un collectif de professionnels (Hargreaves et al., 2010). Une telle capacité d’action ne peut seulement se construire par la seule « liberté organisationnelle et pédagogique », mais passe aussi par la confrontation réflexive (et collective) aux résultats de son action (ce que l’évaluation des enseignements par les politiques de « pilotage » promeut, mais ne garantit pas) et surtout par le soutien à une dynamique d’apprentissage et d’investissement des équipes locales vers une plus grande égalité et efficacité. Bref, la seule « liberté pédagogique » est insuffisante… même si une base d’autonomie individuelle et collective est nécessaire. L’autonomie devrait être un espace de développement d’une capacité d’action individuelle et collective des professionnels enseignants. Comment la favoriser ? Peut-être en associant liberté et responsabilité professionnelle vis-à-vis des pairs (et experts de l’action pédagogique), mais aussi responsabilité collective et administrative des pouvoirs organisateurs et des établissements, non pas tant vis-à-vis des parents individuels que vis-à-vis du pouvoir politique qui leur a délégué cette liberté d’enseignement. En bref, il s’agirait de renouveler les conditions d’une confiance politique des usagers-citoyens dans l’institution scolaire, une institution publique (orientée par le droit à l’instruction, mais aussi la liberté organisationnelle et pédagogique) et non simplement une collection d’organisations prestataires de services scolaires (Maroy, 2012).
« garantir le respect des convictions au sein de chaque établissement »
Enfin, la troisième proposition me semble clairement souhaitable du point de vue du rôle socialisateur de l’école démocratique et de son irremplaçable fonction dans l’apprentissage de la citoyenneté et du vivre ensemble ; c’est indispensable dans une société contemporaine, où la norme est plurielle et toujours évolutive. Le principe d’un pluralisme interne à construire et à vivre dans chaque école paraît plus éducateur et porteur de respect mutuel des diversités religieuses et normatives qu’un pluralisme externe du « système scolaire ». Celui-ci risque en effet d’être une sorte d’aménagement de la cohabitation entre « communautés » et susceptible de renforcer une forme de communautarisme et de séparatisme social. Mais en même temps, ce pluralisme est un fameux défi, compte tenu des limites de ressources à l’intérieur des écoles et des tensions minant le vivre ensemble à l’extérieur. Dès lors, prenons garde à ne pas faire porter encore une fois à l’école seule la responsabilité de ce défi. La politique scolaire sur ce point devrait être relayée et accompagnée par d’autres politiques touchant plus largement la cohésion sociale d’ensemble de la société, notamment des politiques économiques et sociales favorisant la réduction des inégalités, limitant les effets délétères de la précarité, favorisant la construction d’un projet sociétal partagé par-delà la diversité des conditions et des particularismes religieux ou idéologiques.
En définitive, l’analyse des évolutions du régime de la liberté d’enseignement en Belgique francophone de Mathias El Behroumi me semble pour l’essentiel convaincante et son appel à la réviser souhaitable. Cependant dans la réflexion préalable à une telle révision, il ne faudrait pas oublier qu’un régime juridique est en résonance et en interaction avec des institutions sociales, des routines et stratégies d’acteurs. Ces logiques d’acteurs, les institutions ou conventions normatives qui les sous-tendent sont cruciales à prendre en compte dès lors qu’on souhaite une politique scolaire plus juste et une école qui remplisse mieux ses missions d’éduquer, d’instruire et de qualifier.
- Même si elle n’est pas la seule source de la ségrégation scolaire.
- Même si elle n’est pas la seule source de la ségrégation scolaire.
- Dérivés de cette croyance, (l’agrégation de) leurs choix produisent paradoxalement la très grande différenciation des conditions d’enseignement entre des écoles aux publics élèves très contrastés. Les parents ne réalisent pas que ce n’est pas seulement le public d’une école qui conditionne sa qualité ; c’est une interaction entre le public élève, les pratiques pédagogiques et la gestion, qui conditionne la qualité des écoles (Dumay, 2004). C’est un « effet joint », une sorte de « cercle vertueux » entre le public élève (diversifié sur le plan scolaire et social) et la qualité des investissements pédagogiques et gestionnaires des professionnels de l’établissement, qui est susceptible d’amener plus d’égalité et d’efficacité dans un établissement et au-delà dans le système d’enseignement.