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En cheminant avec Joseph Comblin

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - Brésil Église théologie par Paul Géradin

septembre 2014

Ce théologien belgo-brésilien (1923 – 2011) fut à la fois socialement très engagé aux côtés des pauvres et religieusement soucieux de parler vrai. Un recueil de textes de et en hommage à cette personnalité marquante est saisi ici comme amorce d’une réflexion sur la crédibilité des discours communément admis dans l’Église et, plus largement, sur le sens actuel du christianisme. 

Dossier

Alliant une formation intellectuelle de haut niveau à une observation attentive du devenir de l’histoire, Joseph Comblin s’est enraciné au Brésil. Ce prêtre y est devenu compagnon de route de mouvements populaires. Proche d’évêques engagés pour la justice, il a partagé les aspirations émancipatrices auxquelles le concile Vatican II a cherché à répondre à la fin des années 1960. Mais il a aussi vécu le repli conservateur de l’Église catholique sous les pontificats de Jean Paul II et Benoît XVI, dans un contexte qui était en pleine mutation aux différents échelons : mondial, avec la globalisation du capitalisme ; latino-américain, avec la transition d’une décennie de dictatures à la démocratie formelle dans des sociétés inégalitaires ; religieux, avec la restauration autoritaire au sein du catholicisme et le reflux corrélatif des communautés de base et de la théologie de la libération vers les sectes évangéliques. 

Quatre textes récents de Comblin et un ensemble d’articles de compagnons de route sont rassemblés dans un ouvrage qui, à titre posthume, fait écho à cet itinéraire d’un Belge en Amérique latine1. Ce recueil est à lire, mais mérite mieux qu’un compte rendu. Il est en effet l’occasion de faire émerger la question à la fois décisive et refoulée dans les débats intracatholiques d’aujourd’hui. Celle-ci se situe bien en amont des nécessaires réformes institutionnelles et des discussions médiatisées sur le célibat des prêtres, le mariage des divorcés et
tutti quanti. La voici : le christianisme est-il — oui, non et à quelles conditions
 — susceptible d’apporter une contribution significative à l’architecture du sens qui se cherche confusément en ce début du XXIe siècle ? Tout simplement : que
dire, que penser, qu’imaginer ?

Laissons au personnage central le commentaire du titre de l’ouvrage, à partir d’une conférence qui sera au cœur de cet exposé. « Prophète » : le christianisme arrive à sa phase finale, le problème c’est l’après (p. 28 – 29). « Théologien » : non point idéologue officiel de l’Église, mais décrypteur de ce en quoi consiste réellement la permanence de l’évangile de Jésus (p. 37). « Ami des pauvres » : ceux dont on ne parle jamais dans les livres d’histoire (p. 32). 

1923 – 2011. Après avoir suivi en Belgique un cursus classique, mais de qualité, exercé des activités intellectuelles et pastorales avec franc-parler, Comblin avait demandé à partir en Amérique latine : il ne voyait plus d’avenir pour l’Église en Europe (p. 9). On était à la fin à des années 1950. On va comprendre qu’il ne s’agissait nullement de fuite en avant d’un pasteur déçu par la sécularisation du Nord vers des pâtures exotiques, africaines ou latinoaméricaines, où l’herbe aurait été plus verte.


LA MORT DU CHRISTIANISME 

Soixante ans plus tard, le vicaire bruxellois est devenu théologien belgobrésilien : « Toutefois, maintenant oui, je crois que le christianisme arrive à sa phase finale » (p. 28). Ici, est mis en avant un défi universel. Point de repli vers une « réserve » au Sud. Ni reniement de la créativité que le refl ux conservateur de la hiérarchie catholique a mise sous le boisseau à la fi n du XXe siècle.
« Il nous revient de vivre cet héritage : c’est un héritage qu’il faut maintenir, conserver précieusement car rien de semblable ne va ressurgir » (p. 40). Ni restauration ni nostalgie des éclaircies printanières. Alors quoi ? « Ceci : changer. Il faut changer. La tradition doit cesser d’être l’idéologie du système romain : cela n’a pas d’avenir » (p. 39). 

Ce parcours d’une foi qui cherche à comprendre, on cherchera ici à le ressaisir comme un « universel concret ». Il a été alimenté par une expérience essentielle, la lutte pour la justice aux côtés des opprimés, notamment dans la mouvance des sans-terres du Brésil ; il s’est situé dans un contexte géographique bien précis. En même temps, on peut en discerner une portée bien plus large dans une convergence significative avec d’autres trajectoires, « intra », mais aussi « extra muros » de l’Église catholique, voire bien au-delà du christianisme et même de l’univers religieux.

ÉVANGILE ET RELIGION

Pendant les dernières années de son existence théologique, la réfl exion de Comblin a de plus en plus été polarisée par une distinction entre « évangile2 » et « religion ». 

La religion est inhérente à la nature de l’humanité. On cherche à expliquer tout ce qui est incompréhensible dans la condition humaine par l’intervention d’êtres et d’entités surnaturelles extérieures à ce monde qui est le nôtre. Outre cette mythologie, la religion crée des rituels pour attirer les forces positives et conjurer les forces négatives. Et elle établit une classe de gens pour enseigner sa mythologie et gérer ses rites. Toutes les cultures ont leur religion, avec des ressemblances très grandes entre les autres et le christianisme, que la doctrine officielle a néanmoins présenté comme la seule vraie religion en Occident. 

Or, Jésus n’a ni enseigné des doctrines, ni instauré des rites, ni organisé un système de gouvernement. « Il s’est voué à annoncer, à faire connaitre le Royaume de Dieu, c’est-à-dire un changement radical de l’humanité entière sous tous ses aspects, un changement dont les auteurs seront les pauvres. Il s’adresse aux pauvres parce qu’il pense qu’eux seuls sont capables d’agir avec cette sincérité, la sincérité qu’il faut pour promouvoir un monde nouveau. Il y aurait donc là un message politique, non pas au sens politique qui propose un plan, une méthode. Non, l’intelligence humaine suffira. Mais politique en tant que finalité, car c’est là une orientation donnée à l’humanité entière » (p. 29 – 30). 

Néanmoins, puisque l’être humain ne peut vivre sans religion, la consécration de Jésus en objet de culte s’est substituée au fait de le suivre. Comblin retrace les étapes de cette transformation, de l’administration non sacralisée des premières assemblées chrétiennes à la naissance de l’Église jusqu’à l’organisation de celle-ci sur un mode impérial. Cependant, cette histoire est traversée par une contradiction permanente : d’une part, un pôle doctrinal, sacramentel, sacerdotal ; d’autre part, un pôle axé sur la perception que « Jésus est venu pour que son chemin se révèle dans l’esprit des hommes et que nous le suivions » (p. 32). 

Dans cette « opposition d’essence politique », ce second pôle est resté minoritaire, tandis que la cristallisation doctrinale et institutionnelle s’est imposée dans l’Église catholique romaine, au prix d’acrobaties théologiques montrant que tout y a son origine en Jésus (p. 33). 

Les religions sont toujours associées à une culture. Quand elles restent cloitrées sur leur passé, on les abandonne ou on les adapte. Le christianisme n’a pas échappé à ce double mouvement. Les systèmes de preuve invalidés par l’état des sciences et les pratiques éloignées de l’évolution du monde moderne ont massivement été rejetés. En même temps, l’édifice religieux rationalisé s’est effrité au profit d’une dispersion irrationnelle de la pensée et de l’éclosion de groupes sans grande projection dans la vie sociale ou politique (p. 53 – 54). 

L’Église catholique est au milieu de cette crise, y compris au Brésil qui a
choisi le modèle de société de l’Occident. « Cela signifie que la crise religieuse va s’accélérer toujours plus, les populations fidèles vont diminuer jusqu’à disparaitre. Les futurs chrétiens seront ceux qui auront été évangélisés et qui vivront de l’évangile au milieu d’un monde étranger, éloigné de leurs valeurs. C’est le défi » (p. 63). 

Joseph Comblin garde en mémoire l’émergence d’un « nouveau franciscanisme » dans l’Église latino-américaine des années 1970, notamment avec des évêques dans la mouvance de Helder Camara et Oscar Romero, assassiné à la fin de la décennie. Il évoque les stratégies d’étouffement de cette étape de vie évangélique. « Alors, qui va évangéliser le monde d’aujourd’hui ? De mon point de vue, ce sont les laïcs. Déjà sont apparus de nombreux petits groupes de jeunes qui pratiquent justement un mode de vie beaucoup plus pauvre, libres de toute organisation extérieure, en contact permanent avec le monde des pauvres. Il en existe déjà, il y en aurait davantage s’ils étaient mieux connus. Cela pourrait être une tâche auxiliaire de la théologie : faire connaitre ce qui se passe dans la réalité, où l’on trouve, en ce moment, l’évangile vécu, pour que cela se sache, pour que ces groupes se connaissent mutuellement, car sinon ils peuvent se décourager ou manquer de perspectives. Une fois réunis, qu’ils constituent des associations, dans le respect des tendances, des modèles spirituels. Je n’attends pas grand-chose du clergé. Nous sommes donc dans une situation historique nouvelle » (p. 40 – 41). 

BOITE DE PANDORE

Quel langage peut être à la hauteur de cette nouveauté ? « Les formes extérieures changent mais le sens, la valeur, le contenu sont toujours les mêmes » (p. 63). Cette permanence, le théologien l’exprime ainsi : « L’évangile émane de Dieu et par conséquent ne peut pas changer. La religion est une création humaine, par conséquent elle peut et doit changer en fonction de l’évolution de la culture, des conditions de vie des peuples en général. […]. L’évangile se vit dans la vie concrète, matérielle, sociale. La religion vit dans un monde symbolique. Tout y est symbolique : doctrine, rites, prêtres. […] La réalité de l’évangile est universelle parce qu’elle ne porte aucune culture et n’est associée à aucune culture, à aucune religion » (p. 33, les italiques sont de la rédaction). 

Cette formulation de Comblin ne va pas sans une contradiction apparente : d’une part, l’évangile est censé ne pas changer parce qu’il émane de Dieu ; d’autre part, il se vit dans des formations sociales en perpétuel mouvement. Or, il me semble que cette contradiction révèle un talon d’Achille du raisonnement, et ce à un triple titre. D’abord l’universalité et la permanence de l’évangile : que d’abus de savoir, de manipulations des consciences, voire de crimes pour la proclamer ; ensuite, le monde symbolique : les récits évangéliques s’inscrivent eux-mêmes dans une construction symbolique tout comme ils sont indissociables d’un contexte historique, enfin, Dieu, source de l’évangile : un tel recours à un sceau divin et son impression sur une histoire particulière semblent à première vue contredire, ou du moins ignorer les acquis de la pensée philosophique, des sciences de la nature et de la société scientifique et de l’exégèse historico-critique.
« Dors-tu content, Voltaire ? », s’est demandé Musset à propos des requêtes de ce philosophe des Lumières. Celui-ci s’était exclamé : « Ô fond de la Boite de Pandore ! ô espérance où êtes-vous ? » Qu’en est-il ici ? 

TRIPLE FOND

Son espérance, l’Église semble aujourd’hui surtout la lier à la cohérence retrouvée entre son mode de fonctionnement et les valeurs évangéliques. Cependant, parmi ceux qui ont « mis la clé sous le paillasson », mais sont en même temps attachés à l’esprit de l’évangile, beaucoup doutent que le nouveau souffle attendu soit simplement suspendu à un renouveau pastoral et institutionnel. Quel que soit le reflux de la sécularisation à l’heure de l’effondrement de la conception moderne du progrès, ils s’interrogent sur la capacité de rayonnement d’une « nouvelle évangélisation » qui table sur l’émotion et la quête contemporaine d’identité sans prendre en compte ce qui reste à l’ordre du jour au cœur de l’héritage des Lumières : « Ose te servir de ta raison » (Kant). En définitive, au-delà de l’efficacité pragmatique, c’est le sens audible parce que pensable du discours chrétien qui est en cause.
Dans cette optique, je tenterai d’identifier et de distinguer diverses veines de réflexion qui s’entrecroisent dans les textes de Comblin. Je les rapporterai à des strates dont on trouve les traces éparses dans la culture (post-) chrétienne ambiante : documents offi ciels, prédication et catéchèse, opinions exprimées… Un tel repérage — ne durcissons pas le trait en parlant de typologie — a le mérite de clarifier des enjeux. Chaque direction sera campée sur la toile de fond d’une grande figure intellectuelle du XXe siècle engagée, à l’instar de Comblin, dans les luttes de son époque pour un ordre social plus juste3.

Proposition

« L’évangile a été proclamé par Jésus. Il ne vient pas des êtres humains, il vient de Dieu, du Dieu qui vient à nous. L’évangile révèle un autre Dieu. […]. C’est le Dieu qui s’est fait homme, le Dieu qui vient participer à la vie des êtres humains pour mener avec eux un changement profond. À la place d’un royaume de mort et de destruction […], c’est un monde de justice et de solidarité qui va lui succéder, un monde régi par l’amour mutuel entre les humains » (p. 50). 

Au début du XXe siècle, témoin refusant la Première Guerre mondiale et sympathisant avec le socialisme naissant, le grand théologien protestant Karl
Barth (1886 – 1968) avait aussi mis en avant l’altérité de Dieu dont l’actualité du royaume met en question une société injuste. Dans son Römerbrief (1919), il avait entamé la critique d’un christianisme affaissé dans une piété soumise et la compromission institutionnelle avec l’ordre établi. Mais il a accompli le versant positif de cette entreprise en mettant la logique de l’évangile en évidence au fil de l’élaboration d’une œuvre monumentale, la Kirkliche Dogmatiek (1932 – 1960). Certes, Dieu est tout autre. Mais cette différence consiste en ce que sa divinité contient en elle la pleine humanité. Tel est le renversement de perspective qu’il s’agit d’annoncer. Non point vérité abstraite, mais bonne nouvelle qui met les humains en mouvement à la mesure de l’humanité de Dieu et non de leur humanisme à eux4.

Jésus : vrai Dieu de l’homme et vrai homme partenaire de Dieu. Participer à sa vie, c’est entrer dans le mouvement que cette bonne nouvelle impulse sans étouffer sa perpétuelle convocation dans une sacralisation du pouvoir, une rigidité morale, une philosophie générale du devenir, le conformisme politique… 

Barth a été en première ligne dans l’opposition au national-socialisme, en fondant son « nein » sur ses options théologiques. Remarquable par sa puissance de synthèse et son souffle poétique, son œuvre est marquée par un paradoxe. Elle se caractérise par une lucidité vigilante et généreuse quant aux implications éthiques, politiques et ecclésiales de l’annonce d’une divinité qui porte en elle l’humanité. L’Évangile précède la loi ! En même temps, sur le plan de la connaissance, plutôt que de s’adonner à la réfutation des critiques modernes de la vision chrétienne de l’histoire du salut, Barth construit — trop facilement ? — une digue grandiose. Tandis qu’une religion cherche à se justifier en référence à ce qui est (moralement, scientifiquement) crédible pour une époque, c’est d’une affirmation inouïe pour tout sens commun, d’une révélation qu’il s’agit ici de reconstruire la logique interne. Selon le théologien bâlois, on n’est pas dans l’ordre de la démonstration, mais de la réflexion à l’intérieur d’une histoire qui se produit. 

Cette direction du raisonnement est aussi à l’œuvre chez Comblin. Avec un élan évangélique qui n’est pas étranger au fait qu’il n’œuvre pas simplement pour les pauvres, mais a choisi de vivre avec eux. Mais aussi avec des questions qui restent en suspens. Le discours axé sur l’annonce du « kérygme »
 — Dieu est amour et se manifeste en Jésus — s’est diffusé après Vatican II. Mais pas toujours avec la même force. La proposition de la bonne nouvelle peut se dégrader en ritournelle si elle n’est pas sous-tendue par le souci de comprendre et l’authenticité de l’engagement.

Interprétation

Engagé, Dietrich Bonhoeffer (1906 – 1945), un autre théologien protestant, allemand, le fut contre le national-socialisme, jusqu’à l’emprisonnement et à la mort. Il a réfléchi sur l’apport de Barth dans ses Lettres et notes de captivité (1943 – 19455. Sa situation l’amenait à approfondir les raisons de renoncer à l’« hypothèse Dieu » des religions : non seulement l’être humain autonome ose se servir de sa raison, mais il est porté par le désir de vivre à la recherche du bonheur dans le monde et à la rencontre de sa mort comme si Dieu n’existait pas (etsi Deus non daretur). En même temps, Bonhoeffer met en cause ce qu’il appelle le « positivisme de la révélation » de Barth. Celui-ci met en avant le Dieu de Jésus-Christ, mais se retranche derrière l’explicitation des tenants et aboutissants de cette annonce sans ouvrir de voie concrète pour une interprétation non religieuse, laïque, des notions bibliques. Il a beau témoigner magnifiquement de ce que l’expérience de la transcendance, c’est la vie « entièrement pour les autres » de Jésus, cette affirmation reste une donnée de l’extérieur si elle ne se réfléchit pas sur le versant d’une humanité autonome. C’est en vivant pleinement la vie terrestre qu’on parvient à croire. Alors, que deviennent des notions comme la création, l’alliance, l’incarnation, la résurrection, etc. ? Selon Bonhoeffer, elles ont quelque chose à nous dire dans leur teneur « mythologique ». Ce contenu interpelant n’est pas à raboter en fonction de telle ou telle philosophie qui convient. Il s’agit de s’y ouvrir, mais d’une manière qui ne suppose ni la religion comme condition de la foi ni la foi entendue comme réception d’une parole proposée. 

Joseph Comblin a mené un tel travail d’interprétation : « Comment exprimer dans le langage actuel l’évangile de Jésus de sorte qu’il puisse réellement produire des fruits, donner la vie, créer un nouveau monde, une nouvelle humanité ? » (p. 52). Voici des exemples. La double nature — divine/humaine — de Jésus… « Mais qu’est-ce qu’une nature ? Un être humain n’est pas une nature ; un être humain, c’est une vie, c’est un projet, c’est un défi ou c’est une lutte, c’est une vie en commun au milieu de tous les autres » (p. 31). Et que signifie l’Esprit saint ? « Nous ne pouvons pas nous donner une vie nouvelle, nous ne pouvons pas obtenir par nous-mêmes cette vie nouvelle. […]. L’Esprit instaure en nous une nouvelle vie, une nouvelle énergie qui nous rend capables de faire des choses qui semblaient impossibles. L’impossible devient possible » (p. 51). La foi ? « La personne décide de suivre le chemin de Jésus. Dans la religion, l’appartenance est transmise habituellement par la famille ou par la force de la pression sociale, comme dans le cas des immigrants qui sont entrés dans une autre religion » (p. 61). 

On touche ici du doigt un double défi dans l’interprétation de ce qui est affirmé. D’abord, les contenus proposés ne sont pas crédibles s’ils véhiculent des représentations infantiles basées sur une lecture au premier degré de l’Ancien et du Nouveau Testament ; comme si on avait affaire au récit de faits historiques et merveilleux, et non à un univers dans lequel il convient d’entrer au prix d’un effort intellectuel alimenté par les ressources actuelles de l’exégèse et de l’herméneutique. Ensuite, le sens est exténué s’il est accommodé avec une sauce moralisante passepartout, délayée dans des banalités philosophiques ou un redoublement des commentaires de l’actualité. En définitive, c’est une question de poésie, au sens fort (grec poièsis, il s’agit d’un faire qui transforme) : suggérer en quoi ce mythe — ce récit de l’évangile reconnu comme essentiel aux origines — donne à penser et à s’engager dans le présent.

Translation

Penser, s’engager, à partir de quelles croyances ? « Aucun système ayant la prétention de posséder la “vérité” n’est acceptable. Les dogmes et le code moral de l’Église catholique, et toute sa prétention de “magistère” en souffrent. Vatican II ne pouvait imaginer qu’une telle situation fût possible. Il n’y eut aucun décrassage des dogmes. Le système de pensée ne fut jamais mis en question. La nouvelle génération conteste maintenant tout le système doctrinal de l’Église catholique parce que ce système ne permet pas le libre exercice de la pensée » (p. 71). Comblin limite son propos à la nouvelle génération. Mais l’ancienne, déjà… Bertrand Russell (1872 – 1970), une fi gure intellectuelle majeure du XXe siècle, en est un représentant marquant. On sait qu’il a allié une œuvre magistrale en mathématiques, logique, philosophie des sciences, morale à un engagement politique et social dont les vagues se sont propagées jusqu’aujourd’hui avec le tribunal d’opinion et la fondation qui portent son nom. Il a aussi expliqué pourquoi il considère, sans exception, les grandes religions comme fausses et néfastes, après avoir notamment réfléchi sur leur guerre contre la pensée scientifique. 

Tout permet de présumer que, pas plus que d’autres, Comblin n’a guère été mis en contact avec de tels brulots au cours de sa formation… Certes, on a vu qu’il considère que « la religion est une création de l’être humain et que sa structure est la même dans la religion chrétienne et dans les autres » (p. 31). En même temps, il semble s’en sortir par une pirouette. « La réalité de l’évangile est universelle parce qu’elle n’est associée à aucune culture ou quelconque religion » (p. 33). Or, l’évangile n’est pas épargné dans le procès instruit par Russel, comme en témoigne la conférence de 1957 Pourquoi je ne suis pas chrétien 6, qui porte sur deux ordres de choses : « D’abord, pourquoi je ne crois ni en Dieu ni en l’immortalité, ensuite, pourquoi je ne pense pas que le Christ fut le meilleur et le plus sage des hommes, encore que je lui reconnaisse un haut degré de vertu morale7 » En passant, il convient de noter que certaines interprétations de Russel semblent tributaires d’une prédication banale et guère au fait des acquis de l’exégèse critique avait déjà conquis sa place à l’époque. Mais l’objet n’est pas ici de se lancer dans une quelconque apologétique à ce niveau. 

Revenons plutôt à Comblin. La phrase citée est redevable d’une lecture attentive. Il n’a pas simplement désigné ici l’« évangile », en tant que texte proclamé, voire interprété. Relisons-le. Il s’exprime au sujet de ce qu’il désigne comme la « réalité de l’évangile », pour indiquer une « parole qui n’a de sens qu’à partir d’une action de l’Esprit parce que tout sens lui est donné à partir d’une praxis et dans une praxis » (p. 47). Voilà qui est en affi nité avec les requêtes de Russel, tant sur le plan de la raison théorique que pratique. Selon ce dernier, on touche en effet ici un « aspect de la vie religieuse […] qui est indépendant des découvertes de la science, et qui pourra survivre quelles que soient nos convictions futures au sujet de la nature et de l’univers. […].
L’homme qui ressent profondément les problèmes de la destinée humaine, le désir de diminuer les souffrances de l’humanité, et l’espoir que l’avenir réalisera les meilleures possibilités de notre espèce, passe souvent pour avoir une “tournure d’esprit religieuse”, même s’il n’admet qu’une faible partie du christianisme traditionnel. Dans la mesure où la religion consiste dans un état d’esprit, et non un ensemble de croyances, la science ne peut l’atteindre8 »

Dans le contexte culturel du christianisme, il advient que cet « état d’esprit » qui émerge de la gangue des religions s’actualise, fasse sens et produise des fruits en écho à l’« évangile ». L’universalité de celui-ci, dont il est question chez Comblin, n’est ni habillage ecclésiastique ni uniforme d’un salut général. Il s’agit plutôt d’une voie d’accès à l’universel, riche de la coloration spécifi que qu’une mémoire (dans le cas présent, celle qui réactive le sens de ce que l’itinéraire de Jésus) peut apporter dans la perception de l’humain.

Ici, il ne s’agit plus seulement d’interpréter, mais de construire au départ d’expériences multiformes : long fleuve tranquille ou traversée de l’en bas de la vie, découvertes et créations, rencontre de traditions autres… L’humain se tisse au fil de trajectoires différenciées. Celle que Comblin a croisée et partagée se concentre sur l’oppression de pauvres qui se mettent debout dans une lutte à l’issue incertaine pour la justice. C’est à partir de ce lieu qu’il passe du texte à la réalité de l’évangile : « Il faut donc évaluer ce qui reste valable aujourd’hui, et le faire avec objectivité » (p. 37). 

Par-delà « proposition » et « interprétation », quel concept pour désigner ce qui est en jeu ici, à savoir une construction de soi, des relations, des structures sociales décidées et porteuse de sens, mais à l’instar d’un levain qui dis-parait dans la germination de la pâte ? En géométrie, on entend par « translation » le déplacement total d’un objet, en l’occurrence une figure, mais dans lequel il garde ses propriétés. Comme l’exprime Maurice Bellet9, ce qui est en cause, c’est une opération analogue dans l’espace humain où l’on se tient. Dans la reprise et le dépassement d’une « foi » au départ nécessairement particulière, contribuer en actes à une éthique, une logique, une sagesse qui puissent rassembler tous les humains.

***

Honest to Go 10, réclamait à la fin des années 1960 John A. T. Robinson. Honnête envers « Dieu », comment peut-on l’être quand, comme chez Comblin, le tout autre est délesté de la religion tout en étant pointé du doigt comme un « x » dont émanerait l’évangile ?

La valeur de « x » ? Revenons un instant au logicien. « Il n’y a pas de
raison pour que le monde n’ait pu naitre sans cause ni, non plus, pour qu’il n’ait pas toujours existé11. » Russell considère que la conceptualisation de Dieucomme commencement du monde est due à la pauvreté de notre imagination. Il est intellectuellement agnostique, athée en pratique. Et le prêtre Comblin ? « L’organisation se défend en s’appuyant sur une théologie rationalisée qui constitue ou prétend constituer un système de preuves. Ce système pratique la déduction comme mode de pensée, lui conférant une cohésion qui donne une impression d’évidence. Cette impression d’évidence rend le système suspect à nos contemporains » (p. 54). 

Et alors, qu’est-ce qui reste ? De façon étonnante, Russell évoque la dimension universelle qui nous a semblé se dégager de la trajectoire située de Comblin. « Si la vie doit être profondément humaine, il faut qu’elle serve un but qui semble, en un certain sens, en dehors de la vie humaine, un but impersonnel et au-dessus de l’humanité, tel que Dieu, la vérité ou la beauté. Ceux qui favorisent le mieux la vie ne se proposent pas la vie comme but. Ils visent plutôt à ce qui semble une incarnation progressive ou un apport, dans notre existence humaine, de quelque chose d’éternel, de quelque chose qui apparait à l’imagination comme situé dans un univers éloigné des luttes, des désappointements et des mâchoires dévorantes du temps. Le contact avec ce monde éternel — même s’il n’existe que dans notre imagination- apporte une force et une paix fondamentales qui ne peuvent être entièrement détruites par les combats et les échecs apparents de notre vie temporelle. Pour ceux qui l’ont une fois connu, c’est la clef de la sagesse12 »

Au fond de la Boite de Pandore, dans l’effacement des fantasmes, reste la dilatation de l’imaginaire dans la participation à une histoire en train de se faire. Ce que Comblin a pro-posé, interprété et trans-posé, ce n’est pas la clef, mais une voie signifiante pour y accéder, à savoir l’évangile « compris comme renoncement au pouvoir et à tous les pouvoirs qui existent dans la société »(p. 33). Délaissant les énigmes et les démonstrations concernant un être supraterrestre, il s’est concentré sur ce qu’il a expérimenté comme sûr : l’énorme souffrance des pauvres est une injustice majeure ; Jésus s’est jeté à corps perdu pour qu’ils se lèvent et soient respectés ; ce combat est à continuer à sa suite ; chacun peut s’abreuver — ce que certains éprouvent au plus profond d’eux-mêmes comme prière — à la source dont émanent de tels choix. « Je peux être libre de tout égoïsme, de la peur, de l’avidité, du pouvoir, de l’argent, des désirs, de l’inertie, de la paresse. Je suis surtout libéré de la peur qui est ce qui paralyse tant de gens qui pourraient agir » (p. 51). 

Merci, « José » — Joseph Comblin. Adieu… Se Deus quiser… ■

Merci à Maurice Chéza, un des coauteurs du livre de référence. Il a été à dis
tance un partenaire de dialogue dans l’élaboration de cet article, à la fois par sa
relecture critique et par son intervention stimulante, lors de la journée d’Église
Wallonie du 19 octobre 2013, dans Église-Wallonie, n° 2/2014, p. 1 – 3.

  1. Dir. Ph. Dupriez, Joseph Comblin, théologien belgo-brésilien (1923 – 2001), Prophète et ami des pauvres, Lessius, 2014. Sans autre mention, toutes les références qu’on fera ici renvoient à des textes de Comblin, notamment une remarquable conférence : « Église, crise et espérance », http:// bit.ly/1sGrMyo.
  2. Toujours avec une minuscule dans les textes de l’ouvrage de référence.
  3. Dans ses textes cités ici, le théologien belgo-brésilien ne donne pas de notes de bas de page, mais il a lu et digéré bien des sources. Ainsi, ce n’est évidemment pas lui qui a inventé la distinction entre foi et religion.
  4. Ce bref exposé s’appuie sur K. Barth, L’humanité de Dieu, trad. de l’allemand, Labor et fi des, 1956.
  5. )D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, trad. de l’allemand, Labor et Fides, 1968, p. 145 – 167.
  6. B. Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien et autres textes, trad. de l’anglais, Lux éditeur, 2011.
  7. B. Russel, Pourquoi…, p. 41.
  8. B. Russel, Science et religion, trad.de l’anglais, Gallimard, 1971, p. 14.
  9. M. Bellet, Translation, Bayard, 2011, p. 7 – 10.
  10. J. A. T. Robinson, Dieu sans Dieu, trad. de l’anglais, Nouvelles éditions latines, 1964.
  11. B. Russell, Pourquoi…, p. 44.
  12. B. Russell, Pourquoi, p. 26 – 27, extrait de Principes de reconstruction sociale, trad. de l’anglais, Presse de l’université de Laval, 2007, chapitre VIII.

Paul Géradin


Auteur

Professeur émérite en sciences sociales de l'ICHEC