Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

En attendant le Nord

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 - élections par La Revue nouvelle

juin 2014

C’est grog­gy que nombre d’électeurs se sont réveillés le 25 mai. D’abord ils n’avaient pas de résul­tats élec­to­raux finaux à se mettre sous la dent. Le sys­tème de com­pi­la­tion des votes était en rade sans que les méca­nismes de contrôle citoyen du suf­frage puissent en quoi ce soit y remé­dier — désor­mais, on ne recompte plus les votes, on […]

C’est grog­gy que nombre d’électeurs se sont réveillés le 25 mai. D’abord ils n’avaient pas de résul­tats élec­to­raux finaux à se mettre sous la dent. Le sys­tème de com­pi­la­tion des votes était en rade sans que les méca­nismes de contrôle citoyen du suf­frage puissent en quoi ce soit y remé­dier — désor­mais, on ne recompte plus les votes, on fait débo­guer un logi­ciel. La contra­rié­té était fina­le­ment de courte durée, la clar­té étant faite sans tar­der sur les voix de pré­fé­rence à Bruxelles et à Liège. La jus­tice devra sans doute tran­cher sur la sup­po­sée perte en route de quelques cen­taines de voix. Mais même si elle valide le scru­tin, le soup­çon res­te­ra ancré.

C’est que ce soup­çon sur le carac­tère inoxy­dable du suf­frage uni­ver­sel fait désor­mais par­tie de l’ambiance. Avec 43% de par­ti­ci­pa­tion aux élec­tions euro­péennes, com­ment défendre encore la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive au nom du fait qu’elle fonde les ins­ti­tu­tions poli­tiques sur la volon­té de la majo­ri­té des citoyens ? Au nom de quoi et de qui défendre l’indispensable démo­cra­ti­sa­tion de la Com­mis­sion euro­péenne et de ses orga­nismes satel­lites ? Et si le suc­cès sans pré­cé­dent des par­tis popu­listes et anti­eu­ro­péens semble bien une réac­tion à la confis­ca­tion de la sou­ve­rai­ne­té euro­péenne par la tech­no­cra­tie des ins­ti­tu­tions de l’Union et de quelques agences inter­na­tio­nales, avec quel pro­jet démo­cra­tique y faire contre­poids ? Une Europe poli­tique subor­don­née à un pro­jet éco­no­mique libé­ral est une Europe condam­née à l’autodestruction. L’Europe sera sociale et démo­cra­tique ou ne sera pas, affir­mions-nous dans notre édi­tion d’avril-mai. Mais à ce stade on n’est pas témoin de grand-chose d’autre que de pauvres manœuvres et mani­gances pour la nomi­na­tion du pré­sident de la Com­mis­sion. Certes il est désor­mais moins pra­ti­cable pour les gou­ver­ne­ments natio­naux de ne pas tenir compte du résul­tat du scru­tin. Mais le jeu poli­ti­cien auquel cette nou­velle pro­cé­dure de nomi­na­tion donne le champ dément sa pro­messe de rendre le patron de l’UE plus légi­time et plus ambitieux.

Le pay­sage post-élec­to­ral belge quant à lui sus­cite dif­fé­rentes nuances d’amertume. Bien sûr celle des par­tis qui ont per­du des plumes, les verts fran­co­phones en tête. Nos éco­lo­gistes n’ont pas béné­fi­cié d’évènements exo­gènes à même de gon­fler leurs voiles. Pas de vache folle, pas de dioxine. Déjà avait-on noté que les catas­trophes de Fuku­shi­ma ne sem­blaient pas avoir d’impact iden­tique par­tout en Europe, comme le rap­pe­lait David Van Rey­brouck lors d’un débat récent dont la revue était par­te­naire. Mais ce seraient sur­tout des obs­tacles internes qui ont mis les Éco­los en déca­lage par rap­port à leur contexte. Peu de nou­velles têtes en haut des listes ; en Wal­lo­nie peu de voix offrant des pers­pec­tives de rup­ture avec la vision ortho­doxe de poli­tiques régio­nales et com­mu­nau­taires désor­mais tein­tées d’ajustement struc­tu­rel. Bref, une direc­tion poli­tique mi-chèvre mi-chou, sans doute même une stra­té­gie nor­ma­li­sée de par­ti de gou­ver­ne­ment. Et — osons deux hypo­thèses moins conjonc­tu­relles — la perte d’une par­tie de l’électorat jeune et pri­mo-votant et un évident dur­cis­se­ment des condi­tions de vie de la par­tie de la popu­la­tion socio­cul­tu­rel­le­ment la plus proche du parti.

Éco­lo a per­du des voix sur sa gauche comme sur sa droite. À droite, le choix de l’Olivier avait déjà fait fuir un cer­tain nombre d’entre elles dès 2009. Cette ten­dance a été confor­tée par Éco­lo lui-même qui a sem­blé dépour­vu de vision stra­té­gique. Et à force de lis­ser son dis­cours, celui-ci a per­du l’essentiel de son pou­voir d’attraction à gauche. C’est, entre autres, au PTB-Go qu’une por­tion de l’électorat éco­lo­giste a retrou­vé ce punch. Ces déçus, il leur reste à voir com­ment le par­ti mao joue­ra son rôle dans l’arène par­le­men­taire, lui qui a d’emblée affi­ché ne pas vou­loir par­ti­ci­per aux gou­ver­ne­ments et dont la doc­trine entre­tient un rap­port ins­tru­men­tal au pro­jet démo­cra­tique, sa fin ultime res­tant la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. On attend d’ailleurs encore de bien sai­sir les res­sorts contex­tuels de son suc­cès : bana­li­sa­tion de visions tron­quées de l’histoire récente ? Affai­blis­se­ment dis­cret des dis­cours anti­au­to­ri­taires ? Repli antieuropéen ?

Ailleurs du côté fran­co­phone, c’est l’exception socia­liste qui struc­ture une fois encore le pay­sage post-élec­to­ral. Com­pa­ré au CDH et à Éco­lo, le PS ne souffre pas de sa par­ti­ci­pa­tion, pour­tant ris­quée, au gou­ver­ne­ment fédé­ral. Il confirme ses recettes : schi­zo­phré­nie des hommes et des stra­té­gies1, mobi­li­sa­tion des élus locaux, ados­se­ment à un réseau d’associations et de ser­vices, exploi­ta­tion de toutes les marges en termes de poli­ti­sa­tion de la fonc­tion publique, habi­le­té à cap­ter les votes eth­niques, etc.

Mais, pour ce qui est du fédé­ral, le PS le sait, auto-éri­gé en rem­part des inté­rêts fran­co­phones, il n’est pas en posi­tion de pavoi­ser : Jean-Luc Dehaene est mort et on attend de voir où va le Nord. La mort du plom­bier, c’est le signe — comme s’il en fal­lait encore un — que le régime de com­pro­mis Nord-Sud relève de plus en plus du pur rap­port de force. La vic­toire de De Wever, c’est le rap­pel que fran­co­phones de Wal­lo­nie et de Bruxelles sont une mino­ri­té à l’échelle de ce pays. Un rap­pel qui n’est pas de nature à sus­ci­ter ou à relan­cer l’enthousiasme en situa­tion post-élec­to­rale. Fini le démi­nage, place au bras de fer, avec tou­jours cette han­tise d’être du mau­vais côté du manche. Alors pour confor­ter ses posi­tions, c’est à qui aura le pre­mier sa coa­li­tion régio­nale. C’est De Wever qui a tou­jours pri­vi­lé­gié une telle séquence confé­dé­rale, on ver­rait ensuite pour le fédé­ral. Para­doxe, ce sont fina­le­ment les fran­co­phones qui ont ouvert la marque.

Mais que l’histoire se déroule dans un sens ou dans l’autre, le train de la sep­tième réforme de l’État est à quai, et elle peut démar­rer main­te­nant que le patron de la N‑VA a pu bou­cler le match intra­fla­mand. Il a à sa por­tée l’achèvement du des­sein his­to­rique que s’était don­né le mou­ve­ment fla­mand : se débar­ras­ser de l’interférence des fran­co­phones dans son des­tin poli­tique. Il n’a aucune rai­son d’y renoncer.

De nou­veaux accords ins­ti­tu­tion­nels (san­té, jus­tice, emploi, etc.) abou­ti­ront-ils sous cette légis­la­ture ou sous la sui­vante ? Il est sans doute encore trop tôt ce 10 juin pour appré­hen­der pré­ci­sé­ment le calen­drier. Mais ce qui est sûr et urgent, c’est que les par­tis fran­co­phones n’ont plus à ter­gi­ver­ser. Quelle que soit la com­po­si­tion du gou­ver­ne­ment fédé­ral, il est ter­mi­né le temps de n’être deman­deurs de rien : il est deve­nu prio­ri­taire de repen­ser l’organisation intra­fran­co­phone. Que ce soit autour de deux ou trois Régions, ou d’une Com­mu­nau­té, à la limite peu importe, pour­vu qu’il en sorte un réel pro­jet démo­cra­tique et social par­ta­gé et mobi­li­sa­teur. Les pré­cé­dentes réformes de l’État ont à cet égard été autant d’occasions man­quées, la der­nière n’est pas loin du fias­co. Et si les fran­co­phones sont vrai­ment sin­cères quand ils clament leur atta­che­ment à une Bel­gique fédé­rale, qu’ils passent à l’acte et fassent de la mise en place d’une cir­cons­crip­tion fédé­rale, une condi­tion sine qua non pour un accord fédéral.

Qu’espérer de mieux de ce pro­chain gou­ver­ne­ment fédé­ral ? Qu’on n’attende pas la fumée blanche un an et demi, ce serait un mini­mum. Un « gou­ver­ne­ment socio­économique », plus « décom­plexé de droite » que le pré­cé­dent, peut-être même en bonne par­tie com­po­sé de per­son­na­li­tés non élues, on n’y échap­pe­ra pas. Son pro­gramme sera l’orthodoxie bud­gé­taire. Le prin­ci­pal par­te­naire de toute coa­li­tion sera très dis­cret, mais cen­tral : la Com­mis­sion euro­péenne, de plus en plus pré­sente via les méca­nismes de sui­vi du trai­té bud­gé­taire approu­vé au prin­temps. De Wever n’en démord pas, le CD&V le sui­vra doci­le­ment et nos indi­ca­teurs de com­pé­ti­ti­vi­té, mal en point, les pous­se­ront dans le dos : nous serons de bons élèves, et nous ser­re­rons les dents tant qu’il le faut. Après tout, com­pa­ré à d’autres pays euro­péens, l’équipage Di Rupo a été encore timide en matière de coupes dans la pro­tec­tion sociale, les licen­cie­ments de fonc­tion­naires et de profs, la pri­va­ti­sa­tion de ser­vices publics et l’assouplissement du mar­ché de l’emploi.

L’ajustement de toute la socié­té belge aux injonc­tions de l’Union euro­péenne : est-ce ain­si que les hommes veulent vivre et déci­der ensemble de leur future vie com­mune ? C’était en tout cas le contraire qui est res­sor­ti du suf­frage européen. 

[/Le 10 juin 2014./]

  1. Voir édi­to « Schi­zo­phré­nie par­ti­cra­tique », La Revue nou­velle, 6/2013.

La Revue nouvelle


Auteur