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En attendant le Nord
C’est groggy que nombre d’électeurs se sont réveillés le 25 mai. D’abord ils n’avaient pas de résultats électoraux finaux à se mettre sous la dent. Le système de compilation des votes était en rade sans que les mécanismes de contrôle citoyen du suffrage puissent en quoi ce soit y remédier — désormais, on ne recompte plus les votes, on […]
C’est groggy que nombre d’électeurs se sont réveillés le 25 mai. D’abord ils n’avaient pas de résultats électoraux finaux à se mettre sous la dent. Le système de compilation des votes était en rade sans que les mécanismes de contrôle citoyen du suffrage puissent en quoi ce soit y remédier — désormais, on ne recompte plus les votes, on fait déboguer un logiciel. La contrariété était finalement de courte durée, la clarté étant faite sans tarder sur les voix de préférence à Bruxelles et à Liège. La justice devra sans doute trancher sur la supposée perte en route de quelques centaines de voix. Mais même si elle valide le scrutin, le soupçon restera ancré.
C’est que ce soupçon sur le caractère inoxydable du suffrage universel fait désormais partie de l’ambiance. Avec 43% de participation aux élections européennes, comment défendre encore la démocratie représentative au nom du fait qu’elle fonde les institutions politiques sur la volonté de la majorité des citoyens ? Au nom de quoi et de qui défendre l’indispensable démocratisation de la Commission européenne et de ses organismes satellites ? Et si le succès sans précédent des partis populistes et antieuropéens semble bien une réaction à la confiscation de la souveraineté européenne par la technocratie des institutions de l’Union et de quelques agences internationales, avec quel projet démocratique y faire contrepoids ? Une Europe politique subordonnée à un projet économique libéral est une Europe condamnée à l’autodestruction. L’Europe sera sociale et démocratique ou ne sera pas, affirmions-nous dans notre édition d’avril-mai. Mais à ce stade on n’est pas témoin de grand-chose d’autre que de pauvres manœuvres et manigances pour la nomination du président de la Commission. Certes il est désormais moins praticable pour les gouvernements nationaux de ne pas tenir compte du résultat du scrutin. Mais le jeu politicien auquel cette nouvelle procédure de nomination donne le champ dément sa promesse de rendre le patron de l’UE plus légitime et plus ambitieux.
Le paysage post-électoral belge quant à lui suscite différentes nuances d’amertume. Bien sûr celle des partis qui ont perdu des plumes, les verts francophones en tête. Nos écologistes n’ont pas bénéficié d’évènements exogènes à même de gonfler leurs voiles. Pas de vache folle, pas de dioxine. Déjà avait-on noté que les catastrophes de Fukushima ne semblaient pas avoir d’impact identique partout en Europe, comme le rappelait David Van Reybrouck lors d’un débat récent dont la revue était partenaire. Mais ce seraient surtout des obstacles internes qui ont mis les Écolos en décalage par rapport à leur contexte. Peu de nouvelles têtes en haut des listes ; en Wallonie peu de voix offrant des perspectives de rupture avec la vision orthodoxe de politiques régionales et communautaires désormais teintées d’ajustement structurel. Bref, une direction politique mi-chèvre mi-chou, sans doute même une stratégie normalisée de parti de gouvernement. Et — osons deux hypothèses moins conjoncturelles — la perte d’une partie de l’électorat jeune et primo-votant et un évident durcissement des conditions de vie de la partie de la population socioculturellement la plus proche du parti.
Écolo a perdu des voix sur sa gauche comme sur sa droite. À droite, le choix de l’Olivier avait déjà fait fuir un certain nombre d’entre elles dès 2009. Cette tendance a été confortée par Écolo lui-même qui a semblé dépourvu de vision stratégique. Et à force de lisser son discours, celui-ci a perdu l’essentiel de son pouvoir d’attraction à gauche. C’est, entre autres, au PTB-Go qu’une portion de l’électorat écologiste a retrouvé ce punch. Ces déçus, il leur reste à voir comment le parti mao jouera son rôle dans l’arène parlementaire, lui qui a d’emblée affiché ne pas vouloir participer aux gouvernements et dont la doctrine entretient un rapport instrumental au projet démocratique, sa fin ultime restant la dictature du prolétariat. On attend d’ailleurs encore de bien saisir les ressorts contextuels de son succès : banalisation de visions tronquées de l’histoire récente ? Affaiblissement discret des discours antiautoritaires ? Repli antieuropéen ?
Ailleurs du côté francophone, c’est l’exception socialiste qui structure une fois encore le paysage post-électoral. Comparé au CDH et à Écolo, le PS ne souffre pas de sa participation, pourtant risquée, au gouvernement fédéral. Il confirme ses recettes : schizophrénie des hommes et des stratégies1, mobilisation des élus locaux, adossement à un réseau d’associations et de services, exploitation de toutes les marges en termes de politisation de la fonction publique, habileté à capter les votes ethniques, etc.
Mais, pour ce qui est du fédéral, le PS le sait, auto-érigé en rempart des intérêts francophones, il n’est pas en position de pavoiser : Jean-Luc Dehaene est mort et on attend de voir où va le Nord. La mort du plombier, c’est le signe — comme s’il en fallait encore un — que le régime de compromis Nord-Sud relève de plus en plus du pur rapport de force. La victoire de De Wever, c’est le rappel que francophones de Wallonie et de Bruxelles sont une minorité à l’échelle de ce pays. Un rappel qui n’est pas de nature à susciter ou à relancer l’enthousiasme en situation post-électorale. Fini le déminage, place au bras de fer, avec toujours cette hantise d’être du mauvais côté du manche. Alors pour conforter ses positions, c’est à qui aura le premier sa coalition régionale. C’est De Wever qui a toujours privilégié une telle séquence confédérale, on verrait ensuite pour le fédéral. Paradoxe, ce sont finalement les francophones qui ont ouvert la marque.
Mais que l’histoire se déroule dans un sens ou dans l’autre, le train de la septième réforme de l’État est à quai, et elle peut démarrer maintenant que le patron de la N‑VA a pu boucler le match intraflamand. Il a à sa portée l’achèvement du dessein historique que s’était donné le mouvement flamand : se débarrasser de l’interférence des francophones dans son destin politique. Il n’a aucune raison d’y renoncer.
De nouveaux accords institutionnels (santé, justice, emploi, etc.) aboutiront-ils sous cette législature ou sous la suivante ? Il est sans doute encore trop tôt ce 10 juin pour appréhender précisément le calendrier. Mais ce qui est sûr et urgent, c’est que les partis francophones n’ont plus à tergiverser. Quelle que soit la composition du gouvernement fédéral, il est terminé le temps de n’être demandeurs de rien : il est devenu prioritaire de repenser l’organisation intrafrancophone. Que ce soit autour de deux ou trois Régions, ou d’une Communauté, à la limite peu importe, pourvu qu’il en sorte un réel projet démocratique et social partagé et mobilisateur. Les précédentes réformes de l’État ont à cet égard été autant d’occasions manquées, la dernière n’est pas loin du fiasco. Et si les francophones sont vraiment sincères quand ils clament leur attachement à une Belgique fédérale, qu’ils passent à l’acte et fassent de la mise en place d’une circonscription fédérale, une condition sine qua non pour un accord fédéral.
Qu’espérer de mieux de ce prochain gouvernement fédéral ? Qu’on n’attende pas la fumée blanche un an et demi, ce serait un minimum. Un « gouvernement socioéconomique », plus « décomplexé de droite » que le précédent, peut-être même en bonne partie composé de personnalités non élues, on n’y échappera pas. Son programme sera l’orthodoxie budgétaire. Le principal partenaire de toute coalition sera très discret, mais central : la Commission européenne, de plus en plus présente via les mécanismes de suivi du traité budgétaire approuvé au printemps. De Wever n’en démord pas, le CD&V le suivra docilement et nos indicateurs de compétitivité, mal en point, les pousseront dans le dos : nous serons de bons élèves, et nous serrerons les dents tant qu’il le faut. Après tout, comparé à d’autres pays européens, l’équipage Di Rupo a été encore timide en matière de coupes dans la protection sociale, les licenciements de fonctionnaires et de profs, la privatisation de services publics et l’assouplissement du marché de l’emploi.
L’ajustement de toute la société belge aux injonctions de l’Union européenne : est-ce ainsi que les hommes veulent vivre et décider ensemble de leur future vie commune ? C’était en tout cas le contraire qui est ressorti du suffrage européen.
[/Le 10 juin 2014./]