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Élections péruviennes. La mémoire et la raison ?
Nous sommes le 4 juin 2006, Alan García, le candidat de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA), le seul parti péruvien structurellement organisé, vient de remporter les élections présidentielles. Il devance Ollanta Humala, un jeune officier de quarante-deux ans, candidat du Parti nationaliste péruvien (PNP). Celui-ci a débarqué dans la campagne électorale six mois à peine avant le premier […]
Nous sommes le 4 juin 2006, Alan García, le candidat de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA), le seul parti péruvien structurellement organisé, vient de remporter les élections présidentielles. Il devance Ollanta Humala, un jeune officier de quarante-deux ans, candidat du Parti nationaliste péruvien (PNP). Celui-ci a débarqué dans la campagne électorale six mois à peine avant le premier tour. Au soir de sa défaite, beaucoup pensent que Humala disparaitra rapidement de la vie politique et qu’il fut simplement un candidat antisystème éphémère de plus. Mais cinq ans plus tard, celui-ci remporte les élections présidentielles devant Keiko Fujimori, la fille de l’ancien président Alberto Fujimori.
Plus que la victoire de Humala, ce sont surtout les résultats du premier tour qui ont résonné comme un tremblement de terre dans toute la région. Les très bons indicateurs économiques (8,3% de croissance en 2010, 1,7% d’inflation, une dette extérieure réduite de 12,9%, un taux de pauvreté passé de 54% à 35%) pouvaient laisser entrevoir une victoire d’un des trois candidats de l’establishment technocratique. Au lieu de cela, les Péruviens propulsaient au second tour un ancien capitaine soupçonné de violations des droits de l’homme1 et la fille d’un ancien président autoritaire, corrompu et qui purge actuellement une peine de vingt-cinq ans de prison pour plusieurs crimes d’État commis pendant son mandat2.
Ce choix caractérise en fait l’interminable crise du système politique péruvien. Dans ce pays d’outsider comme le surnomme Chrystelle Barbier, la correspondante du journal Le Monde à Lima, les partis politiques structurellement organisés sont quasiment absents3, la méfiance de la population vis-à-vis de la classe politique est énorme et les stigmates de la guerre, que se sont livrée l’État et la guérilla maoïste Sentier lumineux, encore bien présents comme en témoigne l’absence de réels partis de gauches depuis plus de vingt ans. Plus largement, ces résultats représentent une nouvelle fois la défaite d’une vision technocratique du pouvoir qui ne peut imaginer la zone andine seulement gouvernée que par des américano-hispanophones, multidiplômés de Harvard, nourris au sein de la Banque mondiale et dont l’horizon s’arrête aux quartiers aisés des grandes capitales. Comble de tout, une partie des admirateurs de ce type de gouvernance vargasllosalienne a été contrainte d’apporter ses voix au candidat nationaliste Humala pour faire barrage à celle qui portait décidément trop l’héritage dictatorial de son père4.
Selon Steven Levitsky, politologue américain et spécialiste du système politique péruvien, sur les 51% des voix récoltées au second tour, plus de 20% proviennent du rejet du fujimorisme par les classes aisées et moyennes5. Et celles-ci n’ont en rien signé un chèque en blanc au nouveau président et seront vigilantes à toute dérive autoritaire de sa part. Mais malgré cela, ont-elles de quoi être inquiètes ? Pas vraiment si on écoute les déclarations d’Ollanta Humala durant toute la campagne électorale.
Une entrée en scène inquiétante…
L’apparition sur la scène politique péruvienne de ce militaire de carrière date de 2000 quand, avec son frère Antouro, il mène une action militaire dans une province reculée exigeant la démission du président Alberto Fujimori empêtré dans des scandales de corruption et attaqué de toutes parts pour violations de droits de l’homme. Fait prisonnier, il sera amnistié par Alejandro Toledo qui l’éloigne du pays en le nommant attaché militaire des ambassades péruviennes à Paris et à Séoul. Il revient au Pérou et lance son propre mouvement, le Parti nationaliste péruvien (PNP) qui se revendique de l’«ethnocacérisme », une sorte de nationalisme indigéniste se réclamant de la figure du général Cáceres, héros de la guerre du Pacifique contre le Chili (1879 – 1883).
Cette idéologie a été théorisée par Isaac Humala, le père d’Ollanta qui se permit d’affirmer un jour que « celui qui appartient à la nation est fier de sa race, de son sang, de sa langue et pas uniquement de son pays » véhiculant un discours anti-Blanc assez prononcé teinté parfois d’homophobie et d’antisémitisme. Ollanta Humala a pris ses distances par rapport à ce type de déclarations raciales, mais ne les a jamais véritablement condamnées sans doute parce que, comme le remarque l’historienne Cecilia Méndez, elles expriment un sentiment assez répandu dans la société péruvienne, même si celui-ci ne s’affirme pas verbalement6.
En s’emparant de la thématique ethno-raciale, Humala crée ainsi un précédent, car aucun mouvement indigène n’existe et ne pèse sur la politique péruvienne. Le pays fait en effet figure d’exception dans la région et n’a pas connu l’émergence au début des années 2000 de mouvements indigènes organisés autour d’un agenda politique et social clairement défini. Paradoxalement, il existe un racisme anti-indien très virulent. Celui qui dispose d’un phénotype indigène au Pérou est souvent traité de cholo, terme hautement péjoratif dont l’aristocratie péruvienne use et abuse démontrant que les vestiges du colonialisme n’ont pas complètement disparu. Les mouvements migratoires vers les grandes villes métisses de la côte ont aussi contribué à une « désindianisation » d’une population qui se trouvait en même temps éloignée de sa région d’origine. Le résultat : une perte d’identité et d’amour-propre de certains qui préfèrent s’auto-appeler métis ou agriculteurs. Même si en 2006, toute la campagne d’Humala n’a pas tourné autour de la question indigène, il avait néanmoins revendiqué une fierté d’être cholo et de posséder un patronyme d’origine quechua.
L’ancien militaire adopta aussi une rhétorique de gauche classique, anti-impérialiste plus ou moins calquée sur celle d’Hugo Chávez et d’Evo Morales, et instaura une discipline de fer au sein de son parti. Il profita surtout d’un vide terrible laissé par la gauche, complètement décapitée et décrédibilisée à la suite des crimes commis par la guérilla marxiste Sentier lumineux et étouffés par les politiques en faveur des couches populaires mises en place par le président Alberto Fujimori.
Lors de ces élections, il réussit à séduire un nombre très important d’électeurs issus de la région andine du Nord et du Sud, et de l’Amazonie, mais n’a pas été capable de gagner à Lima qui concentre 30% de la population et 80% du PIB. Sa défaite est enfin liée à l’interventionnisme oppressant et embarrassant d’Hugo Chávez et aux sorties nationalistes fracassantes de son père et de son frère que de nombreux observateurs ont interprétées comme l’émergence d’un fascisme indien. Ollanta Humala perd donc les élections devant Alan García, candidat très classique au profil beaucoup plus modéré qui retrouve la présidence du pays seize ans après l’avoir quittée.
… avant de rentrer dans le rang
Cinq ans plus tard, changement de style. Costume, cravate, discours policé, Ollanta Humala cherche à quitter sa posture de candidat antisystème. Il a pris ses distances avec Hugo Chávez et se réclame maintenant de l’ex-président brésilien Lula da Silva, dont deux de ses assesseurs (Luis Favre et Valdemar Garreta) ont encadré sa campagne. En affirmant que s’il changeait la Constitution, ce ne serait pas pour briguer un nouveau mandat de président, il évite de s’inscrire dans la logique du Venezuela, de l’Équateur et de la Bolivie qui, eux, en franchissant le pas, ont engendré de fortes tensions politiques. Économiquement, finies les diatribes anticapitalistes, il jure de respecter les accords de libre-échange et l’indépendance de la Banque centrale. Il tente aussi de rassurer les milieux économiques inquiets de sa percée dans les sondages en expliquant qu’il serait « raisonnable » fiscalement. Traduction : pas de hausses d’impôts, ni de nationalisations en perspective. Davantage de justice sociale, un modèle d’économie nationale de marché basée sur la concertation entre les différents secteurs de la population représentent les éléments clés de son programme. Ayant pris ses distances avec son encombrante famille, il ne se réclame plus de l’ethnocacérisme et ses élucubrations antisémites, homophobes et souvent effrayantes. Comme le remarque Pablo Stefanoni, rédacteur en chef de la revue Nueva Sociedad, son profil actuel correspond en effet plus à celui de l’ex-président équatorien Lucio Gutiérrez, qui est arrivé au pouvoir grâce au soutien des mouvements indigènes et a été contraint de démissionner à la suite d’une révolte populaire, qu’à celui d’Hugo Chávez.
Et ceux qui continuent obstinément à penser que sa nouvelle dévotion pour Lula ne l’empêchera pas de se tourner vers Hugo Chávez devraient noter que le modèle chaviste s’est en grande partie effondré intérieurement depuis 2006 et que l’influence du Venezuela dans la région — que l’on exagère souvent abusivement — s’est considérablement affaiblie. De plus, le Pérou, à l’inverse du Venezuela, ne bénéficie pas d’une rente pétrolière capable de soulager, à travers quelques programmes sociaux, les plus démunis. Ainsi pour l’éditorialiste et professeur à l’université catholique du Pérou Farid Kahhat, « sans nécessairement chercher le changement radical ou le statuquo, une partie de l’électorat pourrait avoir voté selon des critères de justice sociale clairement déficients sous les mandats de Toledo et García. Ce n’en ferait pas nécessairement un électorat radical (ni de gauche ni de droite), mais plutôt un électorat modéré qui cherche ce que certains analystes appellent l’inclusion sociale ».
Il est plus que probable que le camp d’en face rassemblant un secteur fujimoriste revanchard, une partie des classes aisées liméniennes, souhaitant le statuquo économique, et quelques grands organes de presse comme El Comercio s’emploient à parsemer la nouvelle présidence d’embuches à l’instar des méthodes de l’opposition brésilienne quand Lula est devenu président en 2002. Huit ans plus tard, celui-ci quittait le pouvoir avec un taux de popularité de presque 80%. Un modèle à suivre pour le Pérou ?
- Stéphane Fernandez, L’inquiétant passé du futur président Ollanta Humala, www.bastamag.net.
- Entre les deux tours, Humala a rappelé le programme de stérilisation forcée de 250000 femmes indigènes mis en œuvre sous le gouvernement d’A. Fujimori, ce qui semble avoir fait pencher les votes en sa faveur.
- Les candidats se sont tous présentés sous la bannière de mouvements politiques hétéroclites qui disparaitront probablement dès le lendemain des élections. Il s’agissait de Gana Perú (O. Humalla), Perú Posible (A. Toledo), Fuerza 2011 (K. Fujimori), Alianza por El Gran Cambio
(P.P. Kuczynski) - L’écrivain Mario Vargas Llosa s’est résigné à apporter son soutien à Ollanta Humala pour faire barrage au deuxième tour à Keiko Fujimori, qu’il considère comme un danger pour la démocratie péruvienne.
- Propos tenus lors d’une conférence à l’université Diego Portales, Santiago du Chili, le 10 juin 2011.
- Marc Saint-Upéry, « Les Indiens, la gauche et la démocratie », La Revue nouvelle, novembre 2006.