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Élections péruviennes. La mémoire et la raison ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par François Reman

juillet 2011

Nous sommes le 4 juin 2006, Alan García, le can­di­dat de l’Alliance popu­laire révo­lu­tion­naire amé­ri­caine (APRA), le seul par­ti péru­vien struc­tu­rel­le­ment orga­ni­sé, vient de rem­por­ter les élec­tions pré­si­den­tielles. Il devance Ollan­ta Huma­la, un jeune offi­cier de qua­­rante-deux ans, can­di­dat du Par­ti natio­na­liste péru­vien (PNP). Celui-ci a débar­qué dans la cam­pagne élec­to­rale six mois à peine avant le premier […]

Nous sommes le 4 juin 2006, Alan García, le can­di­dat de l’Alliance popu­laire révo­lu­tion­naire amé­ri­caine (APRA), le seul par­ti péru­vien struc­tu­rel­le­ment orga­ni­sé, vient de rem­por­ter les élec­tions pré­si­den­tielles. Il devance Ollan­ta Huma­la, un jeune offi­cier de qua­rante-deux ans, can­di­dat du Par­ti natio­na­liste péru­vien (PNP). Celui-ci a débar­qué dans la cam­pagne élec­to­rale six mois à peine avant le pre­mier tour. Au soir de sa défaite, beau­coup pensent que Huma­la dis­pa­rai­tra rapi­de­ment de la vie poli­tique et qu’il fut sim­ple­ment un can­di­dat anti­sys­tème éphé­mère de plus. Mais cinq ans plus tard, celui-ci rem­porte les élec­tions pré­si­den­tielles devant Kei­ko Fuji­mo­ri, la fille de l’ancien pré­sident Alber­to Fujimori.

Plus que la vic­toire de Huma­la, ce sont sur­tout les résul­tats du pre­mier tour qui ont réson­né comme un trem­ble­ment de terre dans toute la région. Les très bons indi­ca­teurs éco­no­miques (8,3% de crois­sance en 2010, 1,7% d’inflation, une dette exté­rieure réduite de 12,9%, un taux de pau­vre­té pas­sé de 54% à 35%) pou­vaient lais­ser entre­voir une vic­toire d’un des trois can­di­dats de l’establishment tech­no­cra­tique. Au lieu de cela, les Péru­viens pro­pul­saient au second tour un ancien capi­taine soup­çon­né de vio­la­tions des droits de l’homme1 et la fille d’un ancien pré­sident auto­ri­taire, cor­rom­pu et qui purge actuel­le­ment une peine de vingt-cinq ans de pri­son pour plu­sieurs crimes d’État com­mis pen­dant son man­dat2.

Ce choix carac­té­rise en fait l’interminable crise du sys­tème poli­tique péru­vien. Dans ce pays d’outsider comme le sur­nomme Chrys­telle Bar­bier, la cor­res­pon­dante du jour­nal Le Monde à Lima, les par­tis poli­tiques struc­tu­rel­le­ment orga­ni­sés sont qua­si­ment absents3, la méfiance de la popu­la­tion vis-à-vis de la classe poli­tique est énorme et les stig­mates de la guerre, que se sont livrée l’État et la gué­rilla maoïste Sen­tier lumi­neux, encore bien pré­sents comme en témoigne l’absence de réels par­tis de gauches depuis plus de vingt ans. Plus lar­ge­ment, ces résul­tats repré­sentent une nou­velle fois la défaite d’une vision tech­no­cra­tique du pou­voir qui ne peut ima­gi­ner la zone andine seule­ment gou­ver­née que par des amé­ri­ca­no-his­pa­no­phones, mul­ti­di­plô­més de Har­vard, nour­ris au sein de la Banque mon­diale et dont l’horizon s’arrête aux quar­tiers aisés des grandes capi­tales. Comble de tout, une par­tie des admi­ra­teurs de ce type de gou­ver­nance var­gasl­lo­sa­lienne a été contrainte d’apporter ses voix au can­di­dat natio­na­liste Huma­la pour faire bar­rage à celle qui por­tait déci­dé­ment trop l’héritage dic­ta­to­rial de son père4.

Selon Ste­ven Levits­ky, poli­to­logue amé­ri­cain et spé­cia­liste du sys­tème poli­tique péru­vien, sur les 51% des voix récol­tées au second tour, plus de 20% pro­viennent du rejet du fuji­mo­risme par les classes aisées et moyennes5. Et celles-ci n’ont en rien signé un chèque en blanc au nou­veau pré­sident et seront vigi­lantes à toute dérive auto­ri­taire de sa part. Mais mal­gré cela, ont-elles de quoi être inquiètes ? Pas vrai­ment si on écoute les décla­ra­tions d’Ollanta Huma­la durant toute la cam­pagne électorale.

Une entrée en scène inquiétante…

L’apparition sur la scène poli­tique péru­vienne de ce mili­taire de car­rière date de 2000 quand, avec son frère Antou­ro, il mène une action mili­taire dans une pro­vince recu­lée exi­geant la démis­sion du pré­sident Alber­to Fuji­mo­ri empê­tré dans des scan­dales de cor­rup­tion et atta­qué de toutes parts pour vio­la­tions de droits de l’homme. Fait pri­son­nier, il sera amnis­tié par Ale­jan­dro Tole­do qui l’éloigne du pays en le nom­mant atta­ché mili­taire des ambas­sades péru­viennes à Paris et à Séoul. Il revient au Pérou et lance son propre mou­ve­ment, le Par­ti natio­na­liste péru­vien (PNP) qui se reven­dique de l’«ethnocacérisme », une sorte de natio­na­lisme indi­gé­niste se récla­mant de la figure du géné­ral Cáceres, héros de la guerre du Paci­fique contre le Chi­li (1879 – 1883).

Cette idéo­lo­gie a été théo­ri­sée par Isaac Huma­la, le père d’Ollanta qui se per­mit d’affirmer un jour que « celui qui appar­tient à la nation est fier de sa race, de son sang, de sa langue et pas uni­que­ment de son pays » véhi­cu­lant un dis­cours anti-Blanc assez pro­non­cé tein­té par­fois d’homophobie et d’antisémitisme. Ollan­ta Huma­la a pris ses dis­tances par rap­port à ce type de décla­ra­tions raciales, mais ne les a jamais véri­ta­ble­ment condam­nées sans doute parce que, comme le remarque l’historienne Ceci­lia Mén­dez, elles expriment un sen­ti­ment assez répan­du dans la socié­té péru­vienne, même si celui-ci ne s’affirme pas ver­ba­le­ment6.

En s’emparant de la thé­ma­tique eth­no-raciale, Huma­la crée ain­si un pré­cé­dent, car aucun mou­ve­ment indi­gène n’existe et ne pèse sur la poli­tique péru­vienne. Le pays fait en effet figure d’exception dans la région et n’a pas connu l’émergence au début des années 2000 de mou­ve­ments indi­gènes orga­ni­sés autour d’un agen­da poli­tique et social clai­re­ment défi­ni. Para­doxa­le­ment, il existe un racisme anti-indien très viru­lent. Celui qui dis­pose d’un phé­no­type indi­gène au Pérou est sou­vent trai­té de cho­lo, terme hau­te­ment péjo­ra­tif dont l’aristocratie péru­vienne use et abuse démon­trant que les ves­tiges du colo­nia­lisme n’ont pas com­plè­te­ment dis­pa­ru. Les mou­ve­ments migra­toires vers les grandes villes métisses de la côte ont aus­si contri­bué à une « dés­in­dia­ni­sa­tion » d’une popu­la­tion qui se trou­vait en même temps éloi­gnée de sa région d’origine. Le résul­tat : une perte d’identité et d’amour-propre de cer­tains qui pré­fèrent s’auto-appeler métis ou agri­cul­teurs. Même si en 2006, toute la cam­pagne d’Humala n’a pas tour­né autour de la ques­tion indi­gène, il avait néan­moins reven­di­qué une fier­té d’être cho­lo et de pos­sé­der un patro­nyme d’origine quechua.

L’ancien mili­taire adop­ta aus­si une rhé­to­rique de gauche clas­sique, anti-impé­ria­liste plus ou moins cal­quée sur celle d’Hugo Chá­vez et d’Evo Morales, et ins­tau­ra une dis­ci­pline de fer au sein de son par­ti. Il pro­fi­ta sur­tout d’un vide ter­rible lais­sé par la gauche, com­plè­te­ment déca­pi­tée et décré­di­bi­li­sée à la suite des crimes com­mis par la gué­rilla mar­xiste Sen­tier lumi­neux et étouf­fés par les poli­tiques en faveur des couches popu­laires mises en place par le pré­sident Alber­to Fujimori.

Lors de ces élec­tions, il réus­sit à séduire un nombre très impor­tant d’électeurs issus de la région andine du Nord et du Sud, et de l’Amazonie, mais n’a pas été capable de gagner à Lima qui concentre 30% de la popu­la­tion et 80% du PIB. Sa défaite est enfin liée à l’interventionnisme oppres­sant et embar­ras­sant d’Hugo Chá­vez et aux sor­ties natio­na­listes fra­cas­santes de son père et de son frère que de nom­breux obser­va­teurs ont inter­pré­tées comme l’émergence d’un fas­cisme indien. Ollan­ta Huma­la perd donc les élec­tions devant Alan García, can­di­dat très clas­sique au pro­fil beau­coup plus modé­ré qui retrouve la pré­si­dence du pays seize ans après l’avoir quittée.

… avant de rentrer dans le rang

Cinq ans plus tard, chan­ge­ment de style. Cos­tume, cra­vate, dis­cours poli­cé, Ollan­ta Huma­la cherche à quit­ter sa pos­ture de can­di­dat anti­sys­tème. Il a pris ses dis­tances avec Hugo Chá­vez et se réclame main­te­nant de l’ex-président bré­si­lien Lula da Sil­va, dont deux de ses asses­seurs (Luis Favre et Val­de­mar Gar­re­ta) ont enca­dré sa cam­pagne. En affir­mant que s’il chan­geait la Consti­tu­tion, ce ne serait pas pour bri­guer un nou­veau man­dat de pré­sident, il évite de s’inscrire dans la logique du Vene­zue­la, de l’Équateur et de la Boli­vie qui, eux, en fran­chis­sant le pas, ont engen­dré de fortes ten­sions poli­tiques. Éco­no­mi­que­ment, finies les dia­tribes anti­ca­pi­ta­listes, il jure de res­pec­ter les accords de libre-échange et l’indépendance de la Banque cen­trale. Il tente aus­si de ras­su­rer les milieux éco­no­miques inquiets de sa per­cée dans les son­dages en expli­quant qu’il serait « rai­son­nable » fis­ca­le­ment. Tra­duc­tion : pas de hausses d’impôts, ni de natio­na­li­sa­tions en pers­pec­tive. Davan­tage de jus­tice sociale, un modèle d’économie natio­nale de mar­ché basée sur la concer­ta­tion entre les dif­fé­rents sec­teurs de la popu­la­tion repré­sentent les élé­ments clés de son pro­gramme. Ayant pris ses dis­tances avec son encom­brante famille, il ne se réclame plus de l’ethnocacérisme et ses élu­cu­bra­tions anti­sé­mites, homo­phobes et sou­vent effrayantes. Comme le remarque Pablo Ste­fa­no­ni, rédac­teur en chef de la revue Nue­va Socie­dad, son pro­fil actuel cor­res­pond en effet plus à celui de l’ex-président équa­to­rien Lucio Gutiér­rez, qui est arri­vé au pou­voir grâce au sou­tien des mou­ve­ments indi­gènes et a été contraint de démis­sion­ner à la suite d’une révolte popu­laire, qu’à celui d’Hugo Chávez.

Et ceux qui conti­nuent obs­ti­né­ment à pen­ser que sa nou­velle dévo­tion pour Lula ne l’empêchera pas de se tour­ner vers Hugo Chá­vez devraient noter que le modèle cha­viste s’est en grande par­tie effon­dré inté­rieu­re­ment depuis 2006 et que l’influence du Vene­zue­la dans la région — que l’on exa­gère sou­vent abu­si­ve­ment — s’est consi­dé­ra­ble­ment affai­blie. De plus, le Pérou, à l’inverse du Vene­zue­la, ne béné­fi­cie pas d’une rente pétro­lière capable de sou­la­ger, à tra­vers quelques pro­grammes sociaux, les plus dému­nis. Ain­si pour l’éditorialiste et pro­fes­seur à l’université catho­lique du Pérou Farid Kah­hat, « sans néces­sai­re­ment cher­cher le chan­ge­ment radi­cal ou le sta­tu­quo, une par­tie de l’électorat pour­rait avoir voté selon des cri­tères de jus­tice sociale clai­re­ment défi­cients sous les man­dats de Tole­do et García. Ce n’en ferait pas néces­sai­re­ment un élec­to­rat radi­cal (ni de gauche ni de droite), mais plu­tôt un élec­to­rat modé­ré qui cherche ce que cer­tains ana­lystes appellent l’inclusion sociale ».

Il est plus que pro­bable que le camp d’en face ras­sem­blant un sec­teur fuji­mo­riste revan­chard, une par­tie des classes aisées limé­niennes, sou­hai­tant le sta­tu­quo éco­no­mique, et quelques grands organes de presse comme El Comer­cio s’emploient à par­se­mer la nou­velle pré­si­dence d’embuches à l’instar des méthodes de l’opposition bré­si­lienne quand Lula est deve­nu pré­sident en 2002. Huit ans plus tard, celui-ci quit­tait le pou­voir avec un taux de popu­la­ri­té de presque 80%. Un modèle à suivre pour le Pérou ?

  1. Sté­phane Fer­nan­dez, L’inquiétant pas­sé du futur pré­sident Ollan­ta Huma­la, www.bastamag.net.
  2. Entre les deux tours, Huma­la a rap­pe­lé le pro­gramme de sté­ri­li­sa­tion for­cée de 250000 femmes indi­gènes mis en œuvre sous le gou­ver­ne­ment d’A. Fuji­mo­ri, ce qui semble avoir fait pen­cher les votes en sa faveur.
  3. Les can­di­dats se sont tous pré­sen­tés sous la ban­nière de mou­ve­ments poli­tiques hété­ro­clites qui dis­pa­rai­tront pro­ba­ble­ment dès le len­de­main des élec­tions. Il s’agissait de Gana Perú (O. Humal­la), Perú Posible (A. Tole­do), Fuer­za 2011 (K. Fuji­mo­ri), Alian­za por El Gran Cambio
    (P.P. Kuczynski)
  4. L’écrivain Mario Var­gas Llo­sa s’est rési­gné à appor­ter son sou­tien à Ollan­ta Huma­la pour faire bar­rage au deuxième tour à Kei­ko Fuji­mo­ri, qu’il consi­dère comme un dan­ger pour la démo­cra­tie péruvienne.
  5. Pro­pos tenus lors d’une confé­rence à l’université Die­go Por­tales, San­tia­go du Chi­li, le 10 juin 2011.
  6. Marc Saint-Upé­ry, « Les Indiens, la gauche et la démo­cra­tie », La Revue nou­velle, novembre 2006.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.