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Élections au Pérou : le choix du moindre mal

Numéro 5 - 2016 par Duquenne

août 2016

Pedro Pablo Kuc­zyns­ki est fina­le­ment sor­ti vic­to­rieux des élec­tions pré­si­den­tielles du 5 juin. Après un com­bat extrê­me­ment ser­ré, il est par­ve­nu à devan­cer sa rivale Kei­ko Fuji­mo­ri, la fille du dic­ta­teur Alber­to Fuji­mo­ri, condam­né à vingt-cinq ans de pri­son pour crimes contre l’humanité. Ce résul­tat, plus qu’un véri­table choix, appa­rait davan­tage comme le refus d’un retour au pouvoir […]

Le Mois

Pedro Pablo Kuc­zyns­ki est fina­le­ment sor­ti vic­to­rieux des élec­tions pré­si­den­tielles du 5 juin. Après un com­bat extrê­me­ment ser­ré, il est par­ve­nu à devan­cer sa rivale Kei­ko Fuji­mo­ri, la fille du dic­ta­teur Alber­to Fuji­mo­ri, condam­né à vingt-cinq ans de pri­son pour crimes contre l’humanité. Ce résul­tat, plus qu’un véri­table choix, appa­rait davan­tage comme le refus d’un retour au pou­voir du clan Fuji­mo­ri et des sombres sou­ve­nirs qui lui sont rattachés.

Des programmes conservateurs

Le 10 avril, les élec­tions avaient pour­tant failli prendre un tour inat­ten­du avec la subite ascen­sion de la Fran­co-Péru­vienne Vero­ni­ka Men­do­za, visage d’une gauche pro­gres­siste et démo­cra­tique, tran­chant avec une classe poli­tique clien­té­liste. Son suc­cès aura néan­moins per­mis l’obtention de vingt sièges au Congrès1 à son par­ti Frente Amplio, en fai­sant la deuxième force poli­tique du pays, après Fuer­za Popu­lar, le par­ti de Kei­ko Fujimori.

Mais le Pérou a fina­le­ment fait le choix de res­ter fidèle au modèle néo­li­bé­ral conso­li­dé par le pré­sident sor­tant Ollan­ta Huma­la, celui d’un pays expor­ta­teur de matières pre­mières, eldo­ra­do des entre­prises étran­gères. On retrouve l’origine de ce pro­fil dans les réformes éco­no­miques libé­rales sévères impo­sées par le gou­ver­ne­ment d’Alberto Fuji­mo­ri dans les années 1990 pour sta­bi­li­ser une éco­no­mie vic­time d’une infla­tion déme­su­rée. Réduc­tion du rôle de l’État dans l’économie, pri­va­ti­sa­tions, ouver­ture des fron­tières, sou­mis­sion au mar­ché font par­tie des chan­ge­ments réa­li­sés à l’époque qui conti­nuent de mar­quer l’économie péru­vienne aujourd’hui. Notons que si ces der­niers ont per­mis au Pérou de réin­té­grer le champ de l’économie mon­diale, ils n’ont en rien dimi­nué les inéga­li­tés dans le pays.

Les années Fuji­mo­ri, c’est aus­si le sou­ve­nir de la vic­toire contre la gué­rilla du Sen­tier lumi­neux au prix de l’assassinat de mil­liers d’innocents. En accor­dant à l’état-major mili­taire le pou­voir d’arrêter les per­sonnes sus­pec­tées de ter­ro­risme, Fuji­mo­ri a ouvert la voie à de nom­breux débor­de­ments. Au total, le conflit a fait 70.000 vic­times dont plus de 15.000 dis­pa­rus. Les recom­man­da­tions et répa­ra­tions éta­blies par la com­mis­sion Véri­té et Récon­ci­lia­tion à la suite du conflit res­tent encore pour la plu­part lettre morte.

C’est ce mépris de la démo­cra­tie et de l’État de droit qui a conduit à la défaite de Kei­ko Fuji­mo­ri le 5 juin. Crai­gnant que sa vic­toire n’ouvre la voie à l’amnistie des fuji­mo­ristes condam­nés pour crime et cor­rup­tion, des mil­liers de mani­fes­tants sont des­cen­dus dans les rues armés du slo­gan « Kei­ko no va ». Ils ont vive­ment mili­té contre le retour de l’État auto­ri­taire qu’elle repré­sen­tait. Le mot clé de son pro­gramme était en effet l’ordre à tra­vers la réha­bi­li­ta­tion de sujets comme la peine de mort, l’utilisation de l’armée en sou­tien à la police et la pos­si­bi­li­té contro­ver­sée pour la police de tra­vailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cepen­dant, mal­gré sa défaite, Fuer­za Popu­lar a obte­nu la majo­ri­té au Congrès (71 sièges sur 130).

Pedro Pablo Kuz­cyns­ki, can­di­dat du par­ti de centre droit Per­ua­nos por el Kam­bio devient pré­sident du Pérou à quelques dizaines de mil­liers de voix d’écart. Durant la cam­pagne, il a dû se battre pour mettre à dis­tance son image de lob­byiste en faveur des entre­prises et convaincre de son sou­ci du citoyen. Kuc­zyns­ki s’est pré­sen­té comme un rem­part au retour du fuji­mo­risme. Il a su convaincre qu’il était l’alternative démo­cra­tique à la cor­rup­tion et aux scan­dales de nar­co­tra­fic impli­quant l’entourage de Kei­ko Fuji­mo­ri. Rap­pe­lons que le secré­taire géné­ral du par­ti Fuer­za Popu­lar, Joa­quin Rami­rez, fait l’objet d’une enquête pour blan­chi­ment d’argent pro­ve­nant de sup­po­sés tra­fics illi­cites de drogues.

Pedro Pablo Kuc­zyns­ki est davan­tage un can­di­dat élu par défaut que pour ses mérites. Dans le fond, ses pro­po­si­tions ne dif­fé­raient pas tant de celles de Kei­ko Fuji­mo­ri. Par oppo­si­tion, son pro­gramme a mis l’accent sur la démo­cra­tie et la trans­pa­rence. Il s’est enga­gé à redy­na­mi­ser les ser­vices publics et à enclen­cher une révo­lu­tion sociale per­met­tant à tous d’avoir l’accès à l’eau, au gaz et à l’électricité. Les citoyens seront dès lors atten­tifs à tout acte du nou­veau pré­sident qui ira à l’encontre des prin­cipes démo­cra­tiques qu’il a tant mis en avant.

Bien que Kuc­zyns­ki n’ait ces­sé de van­ter sa pro­bi­té, les can­di­dats ont été tous deux cités dans l’affaire des « Pana­ma Papers ». Dans le quar­tier de San Isi­dro à Lima se situe l’un des cabi­nets d’avocats les plus polé­miques du monde : le groupe Mos­sack Fon­se­ca, expert dans la créa­tion de com­pa­gnies off­shore dans n’importe quel para­dis fis­cal du monde. Kei­ko Fuji­mo­ri a per­çu des finan­ce­ments de cam­pagne de la part de titu­laires ou man­da­taires de socié­tés off­shore dans dif­fé­rents pays du monde. Et Kuc­zyns­ki a signé une lettre de recom­man­da­tion pour un ami ex-ban­quier qui s’en est ser­vi pour ouvrir une socié­té au Panama.

Peu de préoccupations pour les droits de l’homme

Face à ces can­di­da­tures, la socié­té civile péru­vienne a mani­fes­té à plu­sieurs reprises son inquié­tude. Selon elle, s’il était cer­tain que les deux par­tis avaient des pro­po­si­tions simi­laires et ne modi­fie­raient pas la poli­tique éco­no­mique domi­nante dans le pays, Kei­ko Fuji­mo­ri était allée trop loin en affir­mant que le gou­ver­ne­ment de son père était le meilleur qu’avait connu le Pérou, et mal­gré les évi­dentes atteintes aux droits de l’homme et à la démo­cra­tie. La socié­té civile a donc appe­lé à un vote d’opposition à Kei­ko Fujimori.

Durant la cam­pagne, les ques­tions qui concernent les droits de l’homme ont béné­fi­cié d’une place toute rela­tive dans les dis­cours des can­di­dats. Quand on sait que, depuis plu­sieurs années, plus de deux-cents conflits sociaux agitent le Pérou, prin­ci­pa­le­ment autour de pro­blèmes socioen­vi­ron­ne­men­taux, il est regret­table que Pedro Pablo Kuc­zyns­ki, tout comme Kei­ko Fuji­mo­ri, ait si peu évo­qué les stra­té­gies à mettre en place pour apai­ser les conflits.

La ges­tion des conflits sociaux par le gou­ver­ne­ment d’Ollanta Huma­la a été déce­vante. Il a le plus sou­vent choi­si la voie répres­sive et non celle du dia­logue. Quatre-vingt-neuf per­sonnes sont mortes dans des conflits sociaux durant son man­dat et rares sont les vic­times qui ont obte­nu des répa­ra­tions. Si un Bureau natio­nal du dia­logue et de la sou­te­na­bi­li­té a été créé en 2012 dans le but de coor­don­ner les pro­ces­sus de dia­logue entre les acteurs sociaux, pri­vés et publics dans le cadre de conflits, ses résul­tats sont peu concluants. Par exemple, dans la pro­vince de Cota­bam­bas dans la région de Cus­co, les ate­liers de dia­logue ins­tal­lés autour du pro­jet minier Las Bam­bas sont fra­giles. La popu­la­tion, inquiète des effets du récent méga­pro­jet, a dû crier fort pour se faire entendre et obte­nir une réponse. La plu­part du temps, les repré­sen­tants de l’État ne se pré­sentent pas aux ate­liers aux­quels ils se sont enga­gés à par­ti­ci­per. La popu­la­tion est déçue, se sent mépri­sée et se dit prête à reprendre des actions fortes s’il le faut.

Pour que les conflits s’apaisent, l’accès à l’information pour les com­mu­nau­tés et la trans­pa­rence dans les pro­jets extrac­tifs autour des béné­fices et de l’utilisation de l’argent issu de ce sec­teur sont essen­tiels. En ce sens, la socié­té civile exige que les enga­ge­ments inter­na­tio­naux rela­tifs à la trans­pa­rence dans le sec­teur extrac­tif soient main­te­nus. Le Pérou est en effet membre de l’Initiative pour la trans­pa­rence des indus­tries extrac­tives2 (ITIE) depuis 2005. Il est recon­nu comme pays conforme aux cri­tères de l’ITIE mais des pro­grès res­tent à faire pour une plus juste redis­tri­bu­tion de la rente extrac­tive à tra­vers une plus grande par­ti­ci­pa­tion citoyenne. De cela aus­si, Pedro Pablo Kuc­zyns­ki a peu parlé.

À l’inverse du pré­sident actuel, Kuc­zyns­ki va-t-il s’orienter vers plus de dia­logue et de prise en compte des popu­la­tions locales et de leur choix ? Vers une réelle appli­ca­tion de la consul­ta­tion préa­lable votée en 2011 ? Vers des répa­ra­tions de leur envi­ron­ne­ment et de leur san­té dégra­dés par les pro­jets extrac­tifs ? Telles sont les demandes de nom­breuses orga­ni­sa­tions sociales res­tées sans réponse.

À nou­veau, l’issue de ces élec­tions n’augure pas un ave­nir plus serein pour une large frange de la popu­la­tion péru­vienne. Pedro Pablo Kuc­zyns­ki ne semble pas don­ner la prio­ri­té à la lutte contre les pro­blèmes majeurs du pays, tels que les inéga­li­tés sociales, la dégra­da­tion de l’environnement et les conflits sociaux, mais bien l’approfondissement d’une poli­tique pro­duc­ti­viste peu diver­si­fiée. Jus­tice et Paix espère cepen­dant que le nou­veau pré­sident adop­te­ra une atti­tude ouverte au dia­logue avec la socié­té civile qui défend les com­mu­nau­tés affec­tées par les pro­jets extrac­tifs. Qu’il pri­vi­lé­gie­ra les droits des popu­la­tions aux pres­sions des entre­prises mul­ti­na­tio­nales. Qu’il appli­que­ra des choix poli­tiques fon­dés sur une vision à long terme, de pré­ser­va­tion de l’environnement et de diver­si­fi­ca­tion de l’économie.

  1. |Le Congrès péru­vien est l’organe qui exerce le pou­voir légis­la­tif. Il se com­pose d’une chambre unique de 120 députés.
  2. Voir à ce sujet l’analyse de Jus­tice et Paix, « De la trans­pa­rence dans les indus­tries extrac­tives ».

Duquenne


Auteur

responsable animation et Amérique latine à Justice & Paix