Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Éducation, autorité et autonomie : à deux vitesses

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 - école jeunesse par Bernard De Vos

novembre 2014

La crise éco­no­mique qui s’est pro­gres­si­ve­ment ins­tal­lée s’est dou­blée d’une crise de socié­té plus géné­rale : appa­ri­tion ful­gu­rante des nou­velles tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, remise en ques­tion des croyances reli­gieuses, ouver­ture à d’autres cultures et modes de pen­sée sont autant d’éléments qui ont pro­fon­dé­ment désta­bi­li­sé notre socié­té. Faut-il conclure pour autant au désordre et à la pagaille ? Faut-il pour autant accré­di­ter la thèse sim­pliste de la fin de l’autorité et implo­rer sans cesse son retour ? N’y a‑t-il pas une confu­sion per­ma­nente dans le dis­cours poli­tique ou média­tique entre auto­ri­té et répres­sion ? Ces évo­lu­tions de socié­té remar­quables ont-elles une influence sur la per­cep­tion de la jeu­nesse ? Retardent-elles l’entrée des ado­les­cents dans le monde des adultes et de l’autonomie ? Les enfants et les jeunes sont-ils tous égaux face à ces nou­veaux enjeux ?

C’est sans doute la plus vieille constante dans l’histoire de l’humanité. Pour la véri­fier, on ne res­sor­ti­ra pas, à nou­veau, les phrases célèbres de Socrate ou d’Hésiode qui s’inquiétaient déjà de l’insolence et de l’indolence des jeunes géné­ra­tions. On ne repê­che­ra pas non plus les vases baby­lo­niens qui en témoi­gnaient déjà : chaque géné­ra­tion juge tou­jours très dure­ment celle qui la suit et estime, inva­ria­ble­ment, qu’elle est plus vio­lente, plus agres­sive. Moins dis­ci­pli­née, moins res­pec­tueuse qu’elle ne l’était du temps de sa propre jeu­nesse… Cesare Lum­bro­so, père de la cri­mi­no­lo­gie, ne pen­sait rien d’autre lorsqu’il décla­rait : « Quand on ren­contre deux jeunes en rue, il faut se méfier ; sans doute font-ils quelque chose de mal. » De tout temps, dans tous les endroits du globe, la mai­trise de la jeu­nesse a tou­jours été une ques­tion prio­ri­taire. Des rites ini­tia­tiques des socié­tés tri­bales à nos délires sécu­ri­taires bien contem­po­rains, en pas­sant par des pen­seurs de la liber­té, les stra­té­gies d’intégration des jeunes dans une socié­té, par prin­cipe équi­li­brée et juste, ont repré­sen­té de puis­sants mar­queurs de l’état des sociétés.

Ni notre époque ni notre conti­nent n’échappent à la règle : la manière dont nous consi­dé­rons notre jeu­nesse, dont nous pré­ten­dons la faire entrer au monde est for­te­ment révé­la­trice de ce début de siècle bous­cu­lé, aux relents d’inquiétude et de désespoir.

Nouvelle éducation et évolution du concept d’autorité

La ques­tion de l’autorité, vieille comme le monde, semble se poser aujourd’hui avec une par­ti­cu­lière acui­té et dans des termes inédits. Les rai­sons sont mul­tiples. D’abord, la démo­cra­ti­sa­tion pro­gres­sive de nos socié­tés les a entrai­nées dans un mou­ve­ment irré­ver­sible d’égalité qui peu à peu a délé­gi­ti­mé l’autorité. Les rap­ports humains, basés naguère sur une cer­taine ver­ti­ca­li­té au som­met de laquelle figu­raient l’État, l’Église, le pro­fes­seur ou les parents, sont désor­mais orga­ni­sés sur le mode de l’horizontalité. Ensuite, parce que le déve­lop­pe­ment rapide et inédit des nou­velles tech­no­lo­gies de la com­mu­ni­ca­tion a pro­vo­qué une accé­lé­ra­tion consi­dé­rable des rap­ports socié­taux, ren­dant caduque l’intégration des enfants dans un monde préétabli.

L’évolution de l’autorité, très mar­quante dans la vie des enfants et des jeunes, ne concerne donc pas que cette classe d’âge et a entrai­né d’autres modi­fi­ca­tions impor­tantes dans la socié­té. Il en va ain­si des rap­ports sociaux au sein des usines et des entre­prises, de la puis­sance cri­tique des réseaux sociaux, de la démo­cra­ti­sa­tion géné­rale des institutions.

Le repo­si­tion­ne­ment édu­ca­tif en matière d’autorité, auquel sont confron­tés l’ensemble des édu­ca­teurs, natu­rels ou pro­fes­sion­nels, n’est pas iso­lé. Il s’inscrit dans un ques­tion­ne­ment bien plus large qui concerne l’ensemble de la socié­té. Les jeunes retiennent régu­liè­re­ment l’attention des médias en la matière et pro­voquent une plainte mono­corde à leur égard (ils sont indis­ci­pli­nés, ils causent des troubles). Il convient de rap­pe­ler que puisqu’ils n’ont aucun pou­voir, ni légis­la­tif, ni éco­no­mique, ni média­tique, les jeunes ne peuvent être qu’à l’image de la socié­té qui les engendre, ni meilleurs ni pires…

Famille-école

Parce qu’ils ont gran­di dans un cer­tain rela­ti­visme, dans le sys­tème-pub et le culte du « moi », les enfants d’aujourd’hui sont, moins que ceux d’hier, enclins à apprendre, à se culti­ver, en se basant sur l’expérience des « anciens », incar­nés notam­ment par les pro­fes­seurs et le savoir des manuels sco­laires. Com­ment ima­gi­ner que l’autorité des ensei­gnants ne soit pas remise en ques­tion dès lors que l’ensemble des conte­nus sco­laires sont désor­mais dis­po­nibles en quelques clics sur inter­net ? Les enfants et les ado­les­cents prennent de plus en plus comme réfé­rences de base celles du monde dans lequel ils sont nés et dans lequel ils ont gran­di (télé­vi­sion, smart­phones, inter­net, jeux vidéo, etc.). Ain­si, s’il arri­vait naguère (et même régu­liè­re­ment !) que les ensei­gnants soient bro­car­dés ou contes­tés, leur légi­ti­mé est aujourd’hui sim­ple­ment récusée.

Les parents aus­si ont à faire face aux mêmes méca­nismes. Mais parce que leur tâche d’éducation ne porte que sur quelques enfants, ils ont pu, plus vite que le monde sco­laire, inven­ter de nou­velles manières d’exercer une forme plus contem­po­raine d’autorité. S’il est vrai que cer­tains parents sont en dif­fi­cul­té, il est faux de pré­tendre qu’elle aurait dis­pa­ru des familles. Elle reste une com­po­sante essen­tielle. L’autorité a chan­gé, s’exerce dif­fé­rem­ment, mais consti­tue tou­jours une facette indis­pen­sable de l’éducation. Le prin­cipe de l’obéissance indis­cu­table et la fixa­tion de limites rigides sont pro­gres­si­ve­ment rem­pla­cés par le dia­logue, la négo­cia­tion sans que l’on puisse dire que cette évo­lu­tion soit défa­vo­rable au bien-être des enfants.

On doit admettre néan­moins que l’intégration de ces nou­veaux modes d’exercice de l’autorité dépend for­te­ment du niveau d’instruction et d’éducation des parents. Sans en faire une géné­ra­li­té, il paraît natu­rel et évident qu’un niveau d’éducation éle­vé per­mette de rai­son­ner et de « mettre à dis­tance » les évo­lu­tions ful­gu­rantes en la matière ; pour ensuite les inté­grer dans la forme d’éducation per­son­nelle que l’on sou­haite don­ner à ses enfants. À contra­rio, les parents dont le niveau d’éducation est faible peuvent se retrou­ver en grosse dif­fi­cul­té face à cet exer­cice exi­geant : « fabri­quer » un modèle édu­ca­tif ori­gi­nal, en rup­ture qua­si totale avec le modèle dans lequel ils ont eux-mêmes été éduqués.

Mais c’est indis­cu­ta­ble­ment à l’école que la cris­pa­tion est la plus grande parce que le ratio « adultes-enfants » est moins favo­rable à l’expression et à la par­ti­ci­pa­tion de cha­cun et parce que la trans­mis­sion des connais­sances et des savoirs consti­tue tou­jours le prin­ci­pal objec­tif. Résul­tat : de nom­breuses incom­pré­hen­sions, de mul­tiples conflits émaillent le quo­ti­dien des écoles et com­plexi­fient la vie en com­mun entre ses murs. Le sys­tème sco­laire, cal­qué sur les exi­gences et les néces­si­tés de la classe bour­geoise du siècle der­nier, peine à s’adapter glo­ba­le­ment aux réa­li­tés de notre temps. Si la qua­li­té et l’adéquation de l’instruction ne manquent pas de sus­ci­ter de nom­breuses craintes et inter­ro­ga­tions, c’est aus­si le mode auto­ri­taire du sys­tème édu­ca­tif sco­laire qui marque le pas : un sys­tème archaïque, démo­dé et dans lequel la par­ti­ci­pa­tion et l’existence même des élèves sont niées. Résul­tat : une grande majo­ri­té des élèves estiment ne pas être écou­tés, ne pas être trai­tés de manière équi­table et déve­loppent, en consé­quence, une très faible estime de soi.

Contractualisation, médiation, autorité par délégation

On constate éga­le­ment que l’autorité s’exerce de plus en plus « par délé­ga­tion » un peu comme si celles et ceux qui en ont la res­pon­sa­bi­li­té pré­fèrent « refi­ler la patate chaude » à quelqu’un d’autre. La mode est ain­si à la contrac­tua­li­sa­tion des enga­ge­ments : les per­sonnes qui marquent des défaillances sont invi­tées à s’engager, par contrat, à « s’améliorer » et sor­tir de leurs dif­fi­cul­tés. On note que ces contrats revêtent rare­ment un carac­tère synal­lag­ma­tique et n’offrent que très rare­ment les garan­ties néces­saires à la per­sonne contrainte d’adhérer, sou­vent mal­gré sa volon­té, à un contrat à sens unique qu’elle sait sou­vent ne pas pou­voir res­pec­ter. Le déve­lop­pe­ment anar­chique de ces contrats (d’insertion, d’accrochage sco­laire, de com­por­te­ment…) va de pair avec la créa­tion d’une quan­ti­té phé­no­mé­nale de média­teurs de tout poil, cen­sés veiller à la bonne appli­ca­tion de ces contrats, offi­ciels ou offi­cieux. Média­teur com­mu­nau­taire, média­teur de quar­tier, média­teur sco­laire, média­teur de dettes, etc. sont deve­nus, depuis plu­sieurs années déjà, omniprésents…

Les résul­tats de cette nou­velle manière de faire valoir l’autorité sont dévas­ta­teurs : perte de contact direct entre l’adulte et le jeune direc­te­ment concer­nés, res­pon­sa­bi­li­sa­tion exa­gé­rée lorsque le contrat ne peut être rem­pli même lorsqu’il s’adresse à un ado­les­cent plon­gé dans la dif­fi­cile période d’essais et d’erreurs propre à cet âge, pres­sion dan­ge­reuse sur des indi­vi­dus fra­giles et en construc­tion. En matière d’enseignement par exemple, la pra­tique des « contrats d’accrochage sco­laire » ou « contrats de com­por­te­ment » est lar­ge­ment répan­due. Si cer­tains éta­blis­se­ments l’utilisent hon­nê­te­ment en vue de main­te­nir la sco­la­ri­té du jeune contrac­tant, ce type de contrat est le plus sou­vent l’antichambre de l’exclusion défi­ni­tive : le contrat n’a plus été res­pec­té, le jeune n’a qu’à s’en mordre les doigts, le confi­nant dans une fausse res­pon­sa­bi­li­té précoce.

Abandon de l’éducation

Mais plus encore, c’est la dif­fé­rence de trai­te­ment des enfants et des jeunes face à l’éducation, en fonc­tion de leur appar­te­nance à un milieu socioé­co­no­mique don­né, qui ne peut man­quer d’interpeler. Le début des années 1990 a connu l’apparition des logiques sécu­ri­taires. L’éducation, incluant clas­si­que­ment le para­mètre d’autorité, s’est vue pro­gres­si­ve­ment concur­ren­cée par une logique sécu­ri­taire, sup­po­sée répondre au défi posé par les jeunes qui n’étaient plus « tou­chables » par l’éducation. Il s’agissait prin­ci­pa­le­ment d’enfants et de jeunes, issus des enti­tés géo­gra­phiques les moins aisées, dont les com­por­te­ments, jugés irres­pec­tueux et inadé­quats, trou­blaient l’ordre public.

À la logique édu­ca­tion­nelle s’est sub­sti­tué un couple infer­nal « pré­ven­tion-répres­sion ». Là où l’éducation prône le dia­logue des géné­ra­tions, accepte la trans­gres­sion comme fai­sant par­tie inté­grante du pro­ces­sus de l’adolescence, et manie l’autorité dans l’intérêt du jeune et de son entou­rage, le dis­po­si­tif sécu­ri­taire se limite à la pré­ven­tion de la trans­gres­sion et à sa répres­sion. L’intérêt indi­vi­duel du jeune est ici nié au pro­fit de l’intérêt col­lec­tif de la société.

Cette stra­té­gie poli­tique et ins­ti­tu­tion­nelle a, depuis des années, per­co­lé pro­fon­dé­ment dans de nom­breux dis­po­si­tifs « accueillant » des enfants et des jeunes (écoles, mai­sons de quar­tier ou de jeunes, pro­grammes sociaux com­mu­naux, etc.). Avec les consé­quences dra­ma­tiques que l’on connait. Pour les enfants et les jeunes des classes popu­laires, les seuils de tolé­rance se sont consi­dé­ra­ble­ment abais­sés : exclu­sions sco­laires pré­ci­pi­tées, dis­po­si­tifs contrai­gnants sur la voie publique, inter­rup­tion pré­coce des inter­ven­tions des ser­vices de pro­tec­tion de la jeu­nesse ont accé­lé­ré l’autonomisation, sinon l’abandon, de plu­sieurs mil­liers de jeunes par­mi les moins favorisés.

Si l’évolution de la socié­té vers tou­jours plus de moder­ni­té a entrai­né, au cours des der­nières décen­nies, une indé­ter­mi­na­tion crois­sante des limites inter­gé­né­ra­tion­nelles, il serait naïf de consi­dé­rer que ces évo­lu­tions sont éga­le­ment dis­tri­buées. Les enfants des classes pri­vi­lé­giées ont tou­jours glo­ba­le­ment accès à un sys­tème édu­ca­tif de qua­li­té, pro­lon­gé en rai­son de pour­suite des études et de diverses for­ma­tions. L’éducation est ici consi­dé­rée au sens qu’en donne Mei­rieu « une rela­tion dis­sy­mé­trique néces­saire et pro­vi­soire, visant à l’émergence d’un sujet ». Leur prise d’autonomie est retar­dée, mais leur per­met de l’envisager de manière pro­gres­sive, rai­son­née et raisonnable.

Alors que le dis­cours média­tique ren­force régu­liè­re­ment l’idée d’une pro­lon­ga­tion indé­fi­nie de l’adolescence (les fameux « Tan­guy »), on doit recon­naitre que ce phé­no­mène ne concerne prin­ci­pa­le­ment que les enfants des classes les plus aisées dans les­quelles les pré­ten­tions édu­ca­tives, même bous­cu­lées, res­tent de mise. À contra­rio, les enfants des classes sociales les plus déshé­ri­tées sont confron­tés, presque aus­si pré­co­ce­ment qu’à l’époque indus­trielle, à une auto­no­mie contrainte et mal pré­pa­rée. La dif­fi­cul­té de leurs parents à inté­grer les évo­lu­tions de socié­té dans leur modèle édu­ca­tif, y com­pris la notion d’autorité, est pré­pon­dé­rante dans cette situa­tion. On ne peut que regret­ter que les choix poli­tiques et ins­ti­tu­tion­nels ne se soient pas orien­tés prio­ri­tai­re­ment sur un sou­tien et un accom­pa­gne­ment de ces parents en lieu et place d’un aban­don sys­té­ma­tique de toute pré­ten­tion édu­ca­tive à l’égard de leurs enfants. Aban­don qui prend par­fois la forme de res­pon­sa­bi­li­sa­tion et auto­no­mi­sa­tion pré­coces. Plu­tôt que sujets, ils sont réduits à l’état d’objets : objets d’éducation, objets d’insertion, objets de contrôle…

On rap­pelle enfin que l’école, deuxième milieu de vie des enfants, ne s’en sort pas mieux et n’arrive pas, loin s’en faut, à com­pen­ser les consé­quences des inéga­li­tés sociales en matière d’éducation et d’accès à l’autonomie. Pour­tant ani­mée par des pro­fes­sion­nels, elle conti­nue sou­vent à pro­pa­ger une édu­ca­tion basée sur l’exercice d’une auto­ri­té forte et d’une obéis­sance inconditionnelle.

L’autonomie pro­gres­sive n’est pas un pro­ces­sus constant et égal pour tous les enfants. Elle dépend lar­ge­ment des oppor­tu­ni­tés péda­go­giques et édu­ca­tives dont ils peuvent — ou non — béné­fi­cier. Il n’y a donc pas de géné­ra­li­té en la matière : la dimi­nu­tion sen­sible de l’âge de prise d’autonomie n’est valable que pour une par­tie du public. Il est donc dan­ge­reux de se baser sur les évo­lu­tions que connait une par­tie du public pour envi­sa­ger des réformes ins­ti­tu­tion­nelles, lourdes de sens, qui concer­ne­raient l’ensemble : dimi­nu­tion de la majo­ri­té civile ou pénale, dimi­nu­tion de l’âge d’obligation sco­laire, etc.

Par ailleurs l’autonomisation pré­coce et la res­pon­sa­bi­li­sa­tion for­cée des enfants des classes popu­laires vont de pair avec un aban­don mani­feste des pré­ten­tions édu­ca­tives à leur égard. Les stra­té­gies sécu­ri­taires mises en place à leur inten­tion dès les années 1990 ne peuvent les rem­pla­cer uti­le­ment car elles mettent en avant l’intérêt de la socié­té avant celui des enfants ou des jeunes. Plus que le signe d’une pro­mo­tion ou d’une recon­nais­sance, l’autonomie dont ils béné­fi­cient signe l’abandon de la socié­té à leur égard.

Bernard De Vos


Auteur