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Écriture inclusive, j’écris ton nom
Septembre 2017, Le Figaro inaugure la rentrée en pointant la parution, six mois auparavant, d’un manuel scolaire[efn_note]Il s’agit d’un manuel scolaire de CE2, intitulé Magellan et Galilée. Questionner le monde, publié chez Hatier.[/efn_note] utilisant l’écriture inclusive. Depuis, des diners de famille aux plateaux de télévision, en passant évidemment par les flux des réseaux sociaux de discussion, elle n’a cessé d’être soit défendue, prônée, pratiquée, soit critiquée, déboutée, vouée aux gémonies. Retour sur une praxis langagière militante. Pourquoi l’écriture inclusive enflamme-t-elle à ce point ? Quels enjeux soulève-t-elle ?
« Que cela plaise ou non, il n’est pas seulement question de linguistique,
mais également de politique »
(Ballast, Que l’Académie tienne sa langue, pas la nôtre, 2017).
« Changer le monde prendra un certain temps.
Changer de mots, c’est possible tout de suite »
(Fl. Montreynaud, Quand la langue française fait mal aux femmes, 2018).
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Précisons-le d’emblée : les débats autour de la langue, particulièrement pour le français, suscitent depuis longtemps des réactions qu’on peut qualifier de passionnelles1 au sens où sont invoqués des arguments qui relèvent, quand ils ne font pas appel à la loi ou la raison de la langue, j’y reviens plus avant dans le texte, en grande partie des normes dites subjectives. La linguiste A.-M. Houdebine2 y distingue les normes prescriptives, fictives, évaluatives et communicationnelles. Plus spécifiquement, les normes fictives désignent la rationalisation par les sujets « d’attitudes qui s’appuient sur des jugements d’ordre esthétique, affectif ou historique3 ». Ces attitudes relèvent du purisme que l’on peut définir comme une pratique métalinguistique à tendance prescriptive (obliger à dire) et proscriptive (interdire de dire). Ainsi on va retrouver autour de la question de l’écriture inclusive des constantes du discours puriste sur la langue qu’il s’agisse de la réforme de l’orthographe ou de la possibilité d’introduire la notion de prédicat, comme l’appel à la beauté ou à la clarté de la langue.
De même, le lien est constamment rappelé entre les réformes de langue et l’enseignement, les réformes étant généralement considérées comme des entraves à l’apprentissage et une participation à l’abaissement général du niveau, mais paradoxalement l’orthographe réformée a retrouvé bonne presse face à l’écriture inclusive. On a pu ainsi voir que c’était aussi une façon de se situer par rapport à celle-ci en vertu de l’argument de la simplification ou de la complexification de la langue sur le mode : je suis pour l’orthographe réformée et donc contre l’écriture inclusive.
Ces discussions sont toujours vives, voire violentes (voir infra) et s’appuient sur un puissant stéréotype, telle une mise en abyme de la question du féminin langagier : la langue, de genre féminin est dans l’imaginaire un être de sexe féminin. Comme le rappellent les signataires de la tribune Que l’Académie tienne sa langue, pas la nôtre, « toucher à la langue fait ressurgir des émotions ressenties durant l’enfance, interroge le sentiment d’appartenance à une communauté, le rapport identitaire à l’histoire et au patrimoine. Si l’on se penche sur les diverses polémiques du siècle dernier, que ce soit au sujet de l’expression du genre, de l’orthographe ou des anglicismes, l’on retrouve les mêmes arguments et les mêmes métaphores par lesquelles la langue devient une personne de sexe féminin à la fois faible, belle et pure qu’il est urgent de protéger car elle est “défigurée”, “enlaidie”, nous dit la Coupole. Selon Michael Edwards, elle est même “atteinte d’une maladie qui couvre la page comme une sorte d’exéma”, sa “chair […] est rongée”.»
Ainsi l’adage selon lequel les écrivains peuvent violer la langue si c’est pour lui faire de beaux enfants perpétue cette métaphore et il est intéressant de remarquer que, dans les discussions sur l’écriture inclusive, accusée de « défigurer la langue », « d’écorcher les yeux », de la « charcuter », « malmener » la langue (et non la violer) n’était pas permis.
Ensuite, depuis les propositions de réforme de l’orthographe en 19014, les philologues et les linguistes ont généralement élaboré, porté et défendu des aménagements linguistiques visant à rationaliser et à simplifier les incohérences des discours grammaticaux. La question de la féminisation sur laquelle on trouve dès le début du XXe siècle des propositions intéressantes dans les travaux du linguiste suisse Charles Bally ou des grammairiens comme Jacques Damourette et Edouard Pichon ont peut-être commencé à diviser les spécialistes par la suite. D’une part, se superposait à une régulation morphologique et syntaxique une volonté politique de rendre visibles les femmes à l’encontre précisément de certaines habitudes morphologiques, comme utiliser le féminin en -eure au Québec par exemple, qui n’existait pas en français et, d’autre part, le neutre linguistique était discuté au sein même des linguistes5. La réforme portée en France dans les années 1980 a d’ailleurs mis davantage en avant une écrivaine comme Benoite Groult plutôt que des linguistes comme Anne-Marie Houdebine6. Avec l’écriture inclusive, il semble que c’est plutôt une volonté issue de certaines institutions politiques relayées par des combats féministes et LGBTQI++, d’universitaires et/ou de milieux militants. Les polémiques ou les controverses sont donc logiques puisqu’il n’existe pas de consensus purement linguistique sur cette question.
De quoi parle-t-on ? Les marqueurs de la langue versus l’égalité des représentations
Sous l’étiquette d’écriture inclusive, plusieurs questions autour des (non) marqueurs grammaticaux et typographiques ont été rassemblées, que j’expliciterai brièvement :
- la féminisation des noms de métiers et de fonctions ;
- la règle d’accord érigée au XVIIe siècle selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin ;
- les abréviations permettant de marquer le genre à l’intérieur d’une même séquence graphique (tiret, point médian, milieu, bas, parenthèses…);
- la double flexion ;
- le neutre (ou la conception d’un masculin, forme non marquée), la neutralisation et l’épicénation de la langue ainsi que la dimension générique du masculin.
L’écriture inclusive désigne donc, d’après le Manuel d’écriture inclusive (2017), « l’ensemble des attentions graphiques et syntaxiques qui permettent d’assurer une égalité de représentation des deux sexes ». Comme le rappelle le sociolinguiste Michel Francard, « Il s’agit d’une vision “inclusive” de la langue, accordant une place au féminin souvent oblitéré en français par le principe “le masculin l’emporte sur le féminin”».
On devrait d’ailleurs peut-être employer l’expression langue inclusive car la question de l’oralisation délicate de ces changements promus est régulièrement mise en avant. D’une part, sur le plan encore une fois des normes subjectives, sur la prétendue laideur des mots mis au féminin et, d’autre part, sur l’impossibilité d’oraliser le point médian ou milieu et, plus fondamental, sur le fait que l’ajout d’un signe typographique ne correspondant pas à une pratique orale contreviendrait à la loi de la langue.
Pourtant la ponctuation n’est pas le reflet strict de la diction, les guillemets sont « un signe de langue écrite à part entière » (J. Authier), comme les parenthèses et les crochets ; les abréviations sont monnaie courante et ne se lisent pas littéralement ; les adresses mails et les liens url contiennent des signes qui se verbalisent (slash, point, arobase); les nouvelles écritures du numérique ont intégré du phonétique avec épelure (CKI?), du rébus typographique (2M1 pour demain), de l’iconique (smileys, émoticones). Le technosigne # a été oralisé… Cette position semble oublier que les écrits d’écran et leurs caractéristiques polysémiotiques ont habitué les jeunes scripteur.e.s à la variation oralographique.
On peut raisonnablement évacuer rapidement la question du neutre, même si elle a été invoquée par certain.e.s linguistes7 : « Du latin au français, le neutre a périclité8 ». En français, certains mots ont un genre indéterminé (ou épicène). On peut dire « un artiste » ou « une artiste », le mot est indifférencié, mais il n’est pas neutre. Malgré quelques exceptions (ça, rien, tout, pis), le français moderne ne possède donc pas de neutre, si ce n’est possiblement un neutre sémantique. La catégorie des inanimés est certes sexuellement neutre (la porte, le vélo), mais, comme le rappelle la linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni9, « ce genre grammatical arbitraire entraine quand même toutes sortes d’effets connotatifs comme l’a bien montré Gérard Genette (la “sexuissemblance”: “mort”, “lune” versus “soleil”, etc.) et comme l’illustrent à l’évidence les allégories (on est bien placé pour le savoir à Lyon, avec les représentations très sexuées, voire carrément érotique, du Rhône et de la Saône).»
Ces débats sur le genre sont confus car on amalgame genre grammatical, genre lexical et genre sociolinguistique et on confond neutralisation et féminisation. Le but de l’écriture inclusive n’est pas tant de marquer le féminin que de neutraliser l’alternance entre forme masculine et féminine. Les partisan·e·s de l’écriture inclusive militent d’ailleurs pour une neutralisation de la langue et proposent de nouveaux termes épicènes, notamment pour les pronoms : illes (pour ils/elles) proposé par Françoise Marois en 1984, yel ou iel ont aussi été avancés, la terminaison mixte en z ou encore al (pour il/elle) proposée récemment par Alphératz, écrivaine linguiste et grammairienne auteure d’un travail créatif sur un nouveau genre neutre en français10. Elle défend également « l’hyperonimisation » qui évite la gentrification : le corps professoral, la communauté universitaire, la patientèle, etc.
Cette position fait par ailleurs l’objet de critiques de certaines féministes elles-mêmes (je ne parle pas ici de celles qui refusent de féminiser leur titre et dont se sert notamment comme argument Marc Fumaroli dans sa tribune « La querelle du neutre » publiée dans Le Monde en juillet 1998), mais d’une critique plus radicale qui vise à inverser le marqueur de généricité : employer génériquement elles au lieu de ils.
(à propos de la féminisation) Un aspect lourd et peu esthétique est ainsi assimilé à la démarche politiquement correcte d’inclusion et encore une fois les femmes et le féminisme « sembleraient » responsables d’une mutilation de la langue. En vérité c’est qu’elles ne veulent pas être accusées d’exclusion du sacrosaint masculin en utilisant le féminin universel (alterner, fluctuer, en fonction des contextes, en utilisant elles au lieu de ils)11.
L’argument historique
« Le recours à l’histoire est à double tranchant. D’abord parce qu’en matière de langue, comme en toute autre matière, l’histoire explique, mais ne justifie pas12. »
L’appel à l’histoire, tant du côté des opposant.e.s que des partisan.e.s de l’écriture inclusive, permet cependant d’assoir deux évidences : les formes féminines étaient courantes dans l’ancienne langue et ont continué d’être produites malgré les règles de l’Académie. Damourette et Pichon déjà cités insistent sur « la facilité que possède le Français de former des féminins différenciés » et trouvent les dénominations masculines appliquées aux femmes « écœurantes et grotesques »13. Ils pointent aussi le fait que les parlures populaires et « vulgaires » féminisent naturellement. L’une des hypothèses du dédain pour la féminisation vient là se renforcer par une conception non plus seulement sexiste mais classiste : le féminin subirait une double peine en fonction de son maintien (voire de son surmarquage) dans les classes populaires et du gout de celles-ci pour le suffixe en -esse. Et de citer : une avocate, une doctoresse, une onclesse, une vaincqueresse, une peintresse, une librairesse mais aussi une professeuse, une acteuse, etc.
La règle du masculin l’emportant sur le masculin a été élaborée en fonction des rôles sociaux dévolus aux deux sexes, le masculin étant donc plus noble que le féminin.
La langue dit donc le monde pour les spécialistes de la langue au XVIIe, ce qui permet à Danielle Manesse (qui par ailleurs soutient la féminisation) d’établir, façon coup de griffe, une équivalence entre l’attitude du siècle classique avec les velléités féministes contemporaines : « L’Académie eut au XVIIe pour mission de stabiliser le français fleurissant en tous sens et l’a fait avec les catégories de l’époque. Comme notre nouveau clergé féministe de la langue, l’abbé Bouhours confondait la grammaire et le monde. »
Le lien entre vision du monde et accord a également fait la joie des énoncés pragmatiques, comme le mannequin est enceint ? Où le terme mannequin traditionnellement dévolu à ne désigner que des femmes se construit aujourd’hui avec un déterminant féminin et où enceint au masculin semble contraire à l’intuition, certes « juste » grammaticalement : le mot enceint ne peut être appliqué dans ce cas comme synonyme de portant un enfant. Charles Bally pointe des exemples absurdes (« inconséquences curieuses », dit-il): « Madame L. est une romancière magnifiquement romanesque et un conteur infiniment souple ; Mme X est appelée à faire sa déposition, le témoin affirme qu’il n’a vu l’inculpé qu’une seule fois ». Dans le cas de l’écriture inclusive, écrire Viviane, l’une de mes étudiant.e.s est plus juste que Viviane, l’une de mes étudiants ou l’une de mes étudiantes, qui restreint le groupe aux membres féminins ?
L’accord de proximité aujourd’hui revendiqué vise à revenir à une situation préclassique où les participes passés et les adjectifs s’accordaient en genre et/ou en nombre avec le nom le plus proche. Si la résistance est parfois forte lorsqu’on touche au lexique, elle est démultipliée lorsqu’on s’attaque à la syntaxe (voir la sortie médiatique du philosophe Raphael Enthoven pour qui l’écriture inclusive est une « agression de la syntaxe par l’égalitarisme »), d’autant que la règle introduit des variations possibles dans les usages. Doit-on écrire le soleil et la lune brillante ou brillantes, en vertu de l’accord avec le plus proche (l’accord ne se faisant plus avec le syntagme nominal dans sa totalité)? Ce qui introduit une ambigüité sémantique. L’une des astuces préconisées est de présenter les syntagmes nominaux multiples en mettant d’abord les féminins puis les masculins et donc d’accorder par proximité… avec ces derniers… Une sorte de cheval de Troie pour amadouer les rétif.ve.s
L’usage en marche
« L’écriture inclusive est un geste symbolique qui s’applique à des textes de communication courts » (V. Engel).
L’un des arguments contre les plus solides semble être l’augmentation des difficultés d’apprentissage de l’écriture inclusive, notamment en vertu du postulat que les élèves défavorisé.e.s le seraient encore plus et que cette écriture reproduirait l’exclusion de certaines catégories de population : les dyslexiques, les aveugles notamment. Il n’existe pas encore d’étude qui étayerait ce diagnostic pessimiste. Sur les liens entre lisibilité et féminisation, je renvoie à un article datant de 2007, « Féminisation et lourdeur de texte » qui montre que les difficultés de lisibilité se résolvent par l’habitude. Les partisan.e.s d’un « langage clair » sont généralement remonté.e.s contre le point médian, vu comme un snobisme de lettré.e.s (par exemple Stéphanie Guillaume, « L’écriture inclusive, d’une exclusion à l’autre », 2017, article sur Linkedin)14.
La publication du manuel polémique à destination des enfants de primaire a renforcé ce sentiment. Or, comme beaucoup militent pour un déplacement de la réflexion grammaticale à l’âge pré-adulte, il est clair que, si la féminisation doit être enseignée dès le plus jeune âge, la réflexion sur l’usage politique, militant de la langue doit être amené, selon moi, dans les dernières années de l’apprentissage, en guidant les jeunes vers une réflexion sur la variation, sur le (dé)classement social produit par les manières de parler et sur les façons d’user de la langue à des fins persuasives.
Par ailleurs, aujourd’hui, les sites universitaires, les mots d’ordre militants des syndicats et des associations diverses, les appels d’offres pour des emplois se rédigent en écriture inclusive avec diverses variations. Que faire ? Censurer, corriger ? Ce serait absurde par rapport à la défense de l’usage comme norme !
Violences des échanges en milieu tempéré
Les débats sur cette question ont été très houleux et très violents (notamment sur les réseaux sociaux) et il faut pouvoir le dire, bien plus violents de la part des opposant.e.s que de la part des défenseur.e.s (normal lorsqu’on promeut une position sujette à débats et que l’on veut faire avancer la cause, on reste mesuré.e). Outre les interventions hyperboliques de personnalités médiatiques (quand le philosophe Raphael Enthoven, encore lui, parle de « lavage de cerveau digne de 1984 », voire d’un « négationnisme vertueux », l’emploi d’un terme aussi chargé pour parler d’une pratique d’écriture à visée égalitaire révèle un manque total d’éthique langagière), les violences sur les réseaux et lors d’interventions publiques ont été radicales (si je puis me permettre ce terme lui aussi marqué). Lors d’une conférence où je montrais les insultes reçues pour avoir défendu l’écriture inclusive, j’ai reçu cette parole frontale : « on n’en a rien à foutre de ces exemples, c’est de la langue qu’il s’agit ». Cette intervention vérifiait en fait ce que je disais : les anti sont violent.e.s. Comme pour l’orthographe réformée que ses détracteur.e.s ridiculisent en abusant de la phonétique (ce que n’a jamais préconisé la réforme), les internautes s’en sont donné à cœur joie en mettant des points médians partout (on dirait du morse) et féminisant n’importe comment : bobo.e.s, fe.ho.mme d’ouvrage, simpl.e. Les critiques et les violences verbales sont sexistes et classistes, quand elles ne virent pas à la lesbophobie : les lettrée.e.s, remake des précieuses ridicules ou des bas-bleus, les féministes de salon, les snobs d’élite, les féministes hystériques, les lesbiennes radicales, les castratrices avec des figures de mec…
La violence des réactions, issues de personnalités publiques ou d’internautes anonymes, s’explique par le fait que j’avais proposé l’hypothèse suivante dans un article, La langue qui fâche : quand la norme qui lâche suscite l’insulte[http://bit.ly/2HnPWLp]] corédigé avec une collègue de Liège, Deborah Meunier, que la violence verbale extrêmement agressive s’appuie sur ce qui est ressenti comme une agression préalable. Ceux qui se présentent comme les garants de la norme se sentiraient victimes d’une violence causée par ceux et celles qui veulent modifier la langue et sa grammaire (ressenties comme autant de coups portés à la langue), selon une catégorisation spontanée implicite (l’outrage à la grammaire, l’outrage à la langue). Et les linguistes, éternels grammairien.ne.s, sont tombé.e.s dans ce piège idéologique.
La variation, le point Godwin
de la grammaire ?
« Le français est une langue d’accueil et s’est constitué par les emprunts et les variations. Cette variation intrinsèque est-elle occultée dans l’histoire fantasmée d’une langue homogène sur laquelle repose l’idéal puriste ? Non, mais elle est présentée comme non constitutive, comme un élément qui serait venu dérégler un système harmonieux, presque une anomalie. »
La variation est la langue, dès son origine. On devrait d’ailleurs aussi, lorsqu’on convoque les langues anciennes, renvoyer aux latins et non pas à une langue latine fantasmée : le latin des marchés, le latin des élites, le latin parlé, le latin écrit, le latin chrétien, le latin païen…
Les points de cristallisation des débats sur la langue correspondent en partie à des faits de variation, quand la norme fluctue ou présente des possibilités de choix morphologiques. C’est bien entendu le cas de la féminisation, pratique qui ne peut se réduire à l’ajout d’un simple ‑e (comme pour un éléphant, une éléphante). Très tôt dans l’apprentissage, les enfants sont confrontés à cette diversité du genre : le genre lexical (homme/femme, cochon/truie), le genre morphologique (avec des réduplications de consonnes chatte, chienne), le genre syntaxique (variation du déterminant : un ou une juge). Le nœud du féminin est l’accord des mots en ‑eur qui offre trois suffixes possibles : eur-euse ; eur-trice ; eur-esse, auquel il faut ajouter, depuis les combats sociolinguistiques des années 1980, eur/eure qui, tout en retrouvant la règle minimaliste, heurte la morphologie classique de la langue. Ce n’est pas un hasard si le féminin multiple d’auteur, auteure, autrice et auteuse, attire les foudres des puristes. On pourrait par contre s’étonner de la virulence à l’égard du simple écrivaine, où le fait que ce soit la règle la plus simple qui soit appliquée ne prime pas, au détriment d’arguments s’appuyant sur la relativité de l’arbitraire (on découpe écrit/vaine et on justifie par le fait que dans écrivaine on entend vaine, comme si on n’entendait pas vain dans écrivain!) et sur une norme esthétique comme quoi le mot serait « moche » (catégorie populaire très usitée, notamment chez les écrivains, de Beigbeder à Angot) ou pire, dévaluerait les femmes qui écrivent. Rien de tel par contre pour romancière qui semble ne pas susciter de réactions. Est-ce une question de légitimité de désignation, la femme pouvant écrire des romans, mais pas revendiquer le statut social de l’écrivain ?
Création littéraire et écriture inclusive
Dans le sillage des exercices oulipiens parmi lequel Raymond Queneau proposait déjà une amusante contrainte sur le genre, certain.e.s écrivain.e.s contemporain.e.s se jouent du genre comme Pérec s’en était joué, en supprimant momentanément la lettre E dans La Disparition. Le monde de la fiction s’empare ou non de ces possibilités de jeux langagiers et militants. Je renvoie à l’excellent billet de la romancière et essayiste Dominique Costermans, intitulé avec un clin d’œil et un pied de nez « Proust.e ma chère ! »: « En fait, personne ne va ré-écrire Proust en écriture inclusive. Que je sache, malgré la réforme de l’orthographe il y a une vingtaine d’années, personne n’a réécrit la Recherche en nouvelle orthographe. On ne réécrit pas les classiques. Et Montaigne ? Ah oui, Les Essais ont été toilettés, parce que vous l’avouerez, après quatre siècles, ça devenait un peu pénible à lire, avec ces v et ces y (« C’est l’vne des raisons pourquoy Epaminondas…»), ces tz (« les effortz »), et surtout cette façon ancienne que l’on avait d’écrire les s comme des f. Bref, Montaigne, à ce stade, ce n’est pas de la réécriture, c’est de la facilitation qui ne touche jamais ni au sens ni au style. Donc, on se calme : personne ne réécrit les classiques. »
En guise de conclusion
Le débat qui a fait rage rejoint des préoccupations politiques et philosophiques et ne fût-ce qu’en cela déjà les détracteur.e.s de cette écriture au motif de sa futilité et de son « féminisme de salon et lettré » ont tort. S’interroger sur la force de frappe des mots c’est aussi s’interroger sur la force des discours, leur capacité à persuader, convaincre, influencer. C’est réfléchir à ce que la langue a permis de nommer et ce qu’elle ne désigne pas. Pourquoi devons-nous emprunter des mots à d’autres langues ? Pourquoi devons-nous inventer des mots pour dire des sentiments, des situations, des émotions ou des concepts ? Amanture, désenfanté, différance… un mot-valise inventé dans un cadre intime, une requête à une douleur, un concept philosophique… et la langue permet l’invention…
Bien sûr la tradition linguistique s’est félicitée de sortir de l’appréhension « cratylique » de la langue et la rupture épistémologique saussurienne, instaurant l’arbitrarité du signe comme condition sine qua non d’une conception structuraliste de l’objet langue, a permis une approche scientifique des idiomes. Mais à la même époque, la théorie de la sexuissemblance est défendue par Damourette et Pichon, qui suppose un lien entre les qualités de la chose désignée et le genre grammatical du mot qui les désigne.
La science linguistique présente la particularité d’utiliser son objet même pour sa propre description (dimension métalinguistique ou réflexive de la langue) et cette capacité est commune aussi bien aux expert.e.s qu’aux linguistes populaires pour qui la langue tantôt dit en partie ou en totalité le monde, tantôt ne possède aucun pouvoir selon l’adage commun : tout ça ce n’est que du discours (passage subreptice de la langue à l’arène des discours, mais pour tout un.e chacun.e l’opposition est plutôt entre la grammaire, d’une part, et les productions discursives, de l’autre).
Certes, les mots ne sont pas magiques, même si l’imaginaire regorge d’exemples de récits où la parole est miraculeuse : formules de sorcières ou Sésame, ouvre-toi. La langue dit en partie le monde ; c’est en tout cas de cette façon que les gens la conçoivent. La langue n’est pas sexiste (mais « genrée », comme le dit Éliane Viennot) ni fasciste (pour citer Barthes), mais ses usages servent à exprimer des positions idéologiques. Le langage provoque des émotions et la valeur performative perlocutoire des mots est avérée (les mots nous touchent). On peut ainsi raisonnablement penser qu’augmenter la visibilité du féminin dans la langue a permis d’ouvrir des professions aux femmes et vice versa, qu’une femme occupant un poste traditionnellement masculin peut amener un changement dans la langue. Dans le cadre d’un enseignement de la grammaire reporté aux dernières années de la scolarité obligatoire, on pourrait ouvrir l’esprit des élèves à l’idéologie portée par les usager.e.s, les représentations et les stéréotypes sur la prétendue clarté, pureté, de la langue etc., bref amener les élèves à une démarche à la fois critique, métalinguistique et politique.
Et les aménagements sont multiples… vu que l’écriture inclusive n’est pas une obligation, mais une possible appropriation.
Je terminerai par cette réflexion ouverte et variable du sociolinguiste Michel Francard : « Toute personne que rebute l’emploi du point milieu dispose d’autres procédés pour exprimer l’équivalent féminin. […] Il est des contextes où, à l’écrit, cet usage peut s’avérer très pertinent. Lorsque l’UCL emploie dans un message “Mesdames et Messieurs les Professeur∙e∙s”, elle évite, grâce au point milieu, une formulation bien plus lourde (Mesdames les Professeures, Messieurs les Professeurs) qui est bien sûr tout aussi acceptable à l’écrit, et qui serait celle employée à l’oral. Elle évite également le désuet “Mesdames et Messieurs les Professeurs”, qui va à l’encontre du décret sur la féminisation des noms de métiers et de fonctions. »
- Paveau M.-A et Rosier L., La langue française : passions et polémiques, Paris, Vuibert, 2008.
- Alors qu’elle fut une pionnière et l’une des chevilles ouvrières de la féminisation en France, son nom est étrangement peu cité dans les débats actuels autour de l’écriture inclusive.
- Reymissem W., L’application du modèle de l’Imaginaire linguistique à des corpus écrits : le cas des chroniques de langage dans la presse québécoise, Québec, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2011.
- L’arrêté du 26 février 1901 (arrêté Leygues) propose de tolérer des orthographes multiples pour les concours et dictées officiels en France. Il n’a jamais été appliqué.
- Charaudeau P., « L’écriture inclusive au défi de la neutralisation en français », Le Débat, à paraitre.
- Ce n’est pas le cas en Belgique où les chevilles ouvrières de la féminisation ont été notamment les linguistes Marie-Louise Moreau et Anne Dister, Féminiser ? Vraiment pas sorcier. La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres, Louvain, De Boeck et Duculot, 2009.
- L’argument du neutre a été régulièrement aussi invoqué par des femmes désireuses de garder leur titre au masculin, voir par exemple la position de la sociologue Nathalie Heinich sur « le droit au neutre ».
- Wilmet M., Grammaire critique du français, De Boeck, 4e édition, 2007.
- Communication personnelle, janvier 2018.
- Elle est notamment l’auteure d’une Grammaire inclusive à paraitre et d’un roman Requiem paru en 2015 et écrit en français égalitaire.
- Robin K., « Au-delà du sexe : le projet utopique de Monique Wittig », 2011.
- Charaudeau P., op. cit.
- Essai de grammaire de la langue française : des mots à la pensée, sept volumes, 1911 – 1940.
- J’ai généralisé abusivement car Anne Vervier, professionnelle de l’écriture et formatrice, défend l’écriture inclusive tout en s’interrogeant sur les rapports entre l’écriture inclusive et la lisibilité. C’est elle qui m’a renvoyé à ces deux articles. Qu’elle en soit remerciée.