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Écrire les malheurs du temps. Réflexions autour des journaux de confinement

Numéro 3 – 2020 - confinement Covid-19 crise cultural studies journal intime linguistique par Laurence Rosier

avril 2020

Les jour­naux de confi­ne­ment fleu­rissent en ligne et dans les quo­ti­diens. La pra­tique du jour­nal en temps de crise est bien sûr ancienne : com­ment appré­hen­der les moda­li­tés de l’écriture de soi face au Covid-19 ? Sont-elles spé­ci­fiques ou pro­longent-elles le style ? Décryptage.

Dossier

Dans son allo­cu­tion le 16 mars der­nier, le pré­sident Emma­nuel Macron a mar­te­lé : « nous sommes en guerre ! ».

Lais­sons de côté l’aspect dépla­cé de l’expression, qui a notam­ment été poin­té par des acteurs et actrices des soins de san­té et des jour­na­listes. Lais­sons aus­si de côté la drôle de lignée dis­cur­sive de cette expres­sion dans la bouche des diri­geants fran­çais qui a aus­si été rele­vée par les médias et des chercheur·e·s comme Julien Fra­gnon : les accents gaul­liens et le recours au terme « guerre » visent à ras­sem­bler, mobi­li­ser sans divi­ser, mais pro­duisent aus­si des effets anxio­gènes dans la popu­la­tion et peuvent, à plus ou moins court terme, tou­cher l’économie (éco­no­mie de réqui­si­tion, de rationnement).

Même si on a pu juger le terme guerre dépla­cé dans la bouche du pré­sident fran­çais, il n’en demeure pas moins que la réfé­rence à cette période est cou­rante, comme en témoi­gna, par exemple, ce cadre de san­té fran­çais dans un éta­blis­se­ment pour per­sonnes âgées : « Le temps du confi­ne­ment, le Covid-19, ça ne leur parle pas, explique Laurent Gar­cia. Les per­sonnes âgées sont ici pour leurs der­niers jours, et elles parlent plus de l’enfermement que du Covid-19. Ce qu’elles disent, c’est : “vous savez, nous, on a vécu la guerre, donc un virus ça ne nous fait pas peur”.»

Le point que je retien­drai de cette méta­phore est celui de l’incertitude : nous ne connais­sons pas la date de la fin du confi­ne­ment (ce qui ne sera pas encore non plus la fin des effets du coro­na­vi­rus) comme les citoyen·ne·s des Pre­mière et Seconde Guerre mon­diale igno­raient la date de la fin du conflit.

Face à la pro­li­fé­ra­tion des jour­naux « per­son­nels » par­ta­gés de confi­ne­ment tant du côté des écrivain·e·s que des inter­nautes sur leurs réseaux res­pec­tifs, j’ai repen­sé à cette pra­tique des jour­naux de guerre, objets cultu­rels et his­to­riques. Beau­coup plus qu’à ces réfé­rences lit­té­raires avan­cées depuis le début de la pan­dé­mie : La peste de Camus, La fable de La Fon­taine Les ani­maux malades de la peste ou encore Le Déca­mé­ron de Boc­cace, où la mala­die est au-delà de la pro­blé­ma­tique sani­taire car elle méta­pho­rise des com­por­te­ments sociaux (paro­die de pro­cès et hypo­cri­sie de la cour dans la fable) des visions d’une socié­té nou­velle (émer­gence de la bour­geoi­sie du com­merce chez le conteur ita­lien), et l’expérience de l’absurde (allé­go­rie de la guerre chez l’écrivain-philosophe). Les jour­naux de guerre sont plus terre à terre, égre­nant la bana­li­té des jours en alter­nance avec des évè­ne­ments mar­quants l’histoire col­lec­tive, mais dont les pro­ta­go­nistes n’ont pas tou­jours conscience.

Petite plon­gée dans ces écri­tures qui mêlent his­toire indi­vi­duelle, per­son­nelle et mémoire col­lec­tive et sociale, à l’heure du confinement.

Journal intime, journal extime ?

Le jour­nal intime est une pra­tique ancienne, plu­tôt gen­rée (réser­vée prio­ri­tai­re­ment aux jeunes filles dans le cadre de leur édu­ca­tion au XIXe siècle) et qui a évo­lué au fil des men­ta­li­tés, des condi­tions (ou non) de leur publi­ca­tion et des évo­lu­tions technologiques.

Doit-on oppo­ser jour­nal intime et jour­nal extime ? C’est en tout cas l’avis du cri­tique lit­té­raire A. Thi­bau­det qui semble être le pre­mier à uti­li­ser l’expression en 1923, à pro­pos de l’ouvrage de Mau­rice Bar­rès Chro­nique de la Grande Guerre : « M. Bar­rès, dans une inter­view récente, appe­lait sa Chro­nique de la Grande Guerre un jour­nal intime de la France. Quel sin­gu­lier contre­sens ! Et comme ce jour­na­lisme, qui est de l’action, de l’action éner­gique, vivante et volon­tai­re­ment par­tiale, res­semble peu à un jour­nal intime, acte d’intelligence, miroir de la clair­voyance au repos où l’homme s’arrête de vivre pour com­prendre. […] et la Chro­nique a tout de la pre­mière, rien de la seconde. C’est comme le jour­nal de la France, tout ce qu’on peut ima­gi­ner de plus extime. » On sent même quelque mépris pour cette manière d’écrire le monde exté­rieur selon son point de vue personnel.

Un bond dans le temps et nous retrou­vons l’extime défi­ni par l’écrivain Michel Tour­nier, auteur d’un … Jour­nal extime paru en 2007 : « En oppo­si­tion au jour­nal intime, un jour­nal extime sonde l’intimité non pas de l’auteur, mais du ter­ri­toire qui lui est extérieur ».

L’articulation entre l’intimité et le désir de rendre visibles cer­tains aspects de l’extimité ont don­né de très belles réus­sites lit­té­raires, à l’insu par­fois de leurs auteurs. Ain­si le bou­le­ver­sant Jour­nal de deuil de Roland Barthes, enta­mé le len­de­main de la mort de sa mère le 25 octobre 1977, est consti­tué de textes-frag­ments, apho­rismes et n’était pas des­ti­né à la publication.

Lorsque le fils de Susan Son­tag découvre les jour­naux et car­nets de sa mère, qu’elle tenait depuis ses douze ans jusqu’à qua­si ses der­niers moments, David Rieff ignore si elle vou­lait les rendre publics : aucune consigne n’a été lais­sée par l’écrivaine. « Tout en ayant conscience de vio­ler l’“intimité”» de sa mère, David Rieff a choi­si de publier trois volumes de ces écrits en opé­rant une sélec­tion, mais sans jamais « exclure quoi que ce fût, soit parce que la note pré­sen­tait ma mère sous un cer­tain éclai­rage, ou bien à cause de la fran­chise sexuelle ou de la méchan­ce­té dont elle pou­vait faire preuve1. »

Annie Ernaux a par­ti­cu­liè­re­ment tra­vaillé la ques­tion de l’intimité recon­fi­gu­rée socia­le­ment notam­ment avec son Jour­nal du dehors (1993) (« anti-jour­nal intime ») et le magni­fique Nos années (2008) qua­li­fié d’«autobiographie impersonnelle ».

«[N]oter les gestes, les atti­tudes, les paroles de gens que je ren­contre me donne l’illusion d’être proche d’eux. Je ne leur parle pas, je les regarde et les écoute seule­ment. […] Peut-être que je cherche quelque chose sur moi à tra­vers eux, leurs façons de se tenir, leurs conver­sa­tions » (JDD).

« Elles (les images de sou­ve­nirs) s’évanouiront toutes d’un seul coup comme l’ont fait les mil­lions d’images qui étaient der­rière les fronts des grands-parents morts il y a un demi-siècle, des parents morts eux aus­si. Des images où l’on figu­rait en gamine au milieu d’autres êtres déjà dis­pa­rus avant qu’on soit né, de même que dans notre mémoire sont pré­sents nos enfants petits aux cotés de nos parents et de nos cama­rades d’école. Et l’on sera un jour dans le sou­ve­nir de nos enfants au milieu de petits enfants et de gens qui ne sont pas encore nés » (NA).

Le numé­rique a recon­fi­gu­ré l’intimité en « jour­nal extime ». Pour Pierre Assou­line, « Le Jour­nal extime, qui cor­res­pond mieux à notre air du temps, n’a pas pour autant éli­mi­né le jour­nal intime à l’ancienne. Ceci n’a pas tué cela. Mais chez les écri­vains, il peut prendre la forme ori­gi­nale d’un blog. On en connait quelques-uns par­mi ces blogs à part, sui­vis chaque jour par des mil­liers de lec­teurs fidèles ain­si venus aux nou­velles : Fran­çois Bon (Le Tiers livre), Cla­ro (Le cla­vier can­ni­bale), Jacques-Pierre Amette alias Paul Edel (Près, loin), André Mar­ko­wicz (Face­book) et Eric Che­villard (L’autofictif) ain­si que Pierre Mau­ry (Jour­nal d’un lec­teur) et Michel Cré­pu (La Nou­velle Revue fran­çaise) ou à l’étranger tel celui de l’espagnol Anto­nio Munoz Moli­na (Vis­to y no vis­to)».

Cher­chez les femmes ?

Journal de guerre, des tranchées à la cuisine ?

À côté de l’activité du ou de la dia­riste quo­ti­dienne, don­nant lieu au jour­nal intime, des jour­naux pou­vaient démar­rer à l’occasion d’évènements excep­tion­nels : la guerre en est un et les jour­naux de la période 14 – 18 furent légion. Par exemple, à par­tir de 1914, Paul Des­tombes, archi­tecte à la retraite, tient un jour­nal à Rou­baix, en zone occu­pée. Il a d’ailleurs fait l’objet d’une réédi­tion sous for­mat numé­rique lors des com­mé­mo­ra­tions de la Grande guerre, avec des tweets jour­na­liers. Ou encore J’étais méde­cin dans les tran­chées du méde­cin chi­rur­gien Louis Mau­frais et publié par sa petite-fille jour­na­liste Mar­tine Veillet, à l’occasion des nonante ans de l’armistice (2008)… l’écriture de soins comme une écri­ture de com­bat… Comme le disait l’historien Phi­lippe Dau­trey, « la guerre de 1914 – 1918 a été autant écrite que vécue ». Et davan­tage écrite depuis les tran­chées que depuis les cui­sines ou de l’arrière des com­bats, où les femmes étaient occu­pées à rem­pla­cer les hommes dans toute une série de fonctions.

Sous l’influence d’une per­sonne bien sco­la­ri­sée ou du modèle du cahier d’écolier, des car­nets de guerre per­son­nel ont per­mis de por­ter un autre regard sur l’histoire offi­cielle. La pra­tique se per­pé­tue lors du second conflit mon­dial. C’est aus­si une entre­prise per­met­tant des jeux de fic­tion inédits, ain­si « Édith Tho­mas tenant, paral­lè­le­ment à son propre (réel) jour­nal, le jour­nal d’un (fic­tif) pétai­niste, qu’elle bap­tise Céles­tin Cos­te­det » (Phi­lippe Lejeune, 2019).

Et jus­te­ment, qu’en est-il de la place des femmes dans cette masse de jour­naux de guerre ? Il y les jour­naux des infir­mières au front. Par exemple celui de Julie Cré­mieux, Sou­ve­nirs d’une infir­mière, paru en 1918, celui de Jane de Lau­noy en 1936, Infir­mières de guerre : ser­vice com­man­dé. Front de 14 à 18. Comme ces cahiers anté­rieurs, les jour­naux de bord tenus aujourd’hui par les internes et soignant·e·s seront sans doute des archives pré­cieuses pour les futures pan­dé­mies. Le spé­cia­liste de l’autobiographie, Phi­lippe Lejeune a dres­sé une biblio­gra­phie des jour­naux tenus par des femmes durant l’occupation fran­çaise de la Seconde Guerre mon­diale. Il en réper­to­rie qua­rante-quatre (contre plu­sieurs cen­taines rédi­gées par les hommes). On retien­dra cepen­dant pour cette période trois jour­naux écrits par des femmes emblé­ma­tiques, dont l’un a connu un immense suc­cès popu­laire : il s’agit du Jour­nal d’Anne Franck (1947). Les deux autres sont le Jour­nal de guerre de Simone de Beau­voir et Une Femme à Ber­lin (1954), paru d’abord ano­ny­me­ment et puis attri­bué à la jour­na­liste Mar­tha Hillers.

Le pre­mier nous touche parce qu’il fait par­tie de ces jour­naux per­son­nels dont la mort tra­gique de la rédac­trice est connue, comme pour les écrits iden­tiques de ceux et celles qui finirent dans les camps de la mort. Le quo­ti­dien non seule­ment confi­né, mais caché de la pro­ta­go­niste dans des cir­cons­tances dra­ma­tiques n’empêche pas l’écriture légère et opti­miste de ses jour­nées : « Nous ne sommes pas trop mal ici, car nous pou­vons faire la cui­sine et écou­ter la radio en bas, dans le bureau de papa. M. Klei­man et Miep et aus­si Bep Vos­kuyl nous ont tel­le­ment aidés, ils nous ont déjà appor­té de la rhu­barbe, des fraises et des cerises, et je ne crois pas que nous allons nous ennuyer de sitôt. Nous avons aus­si de quoi lire et nous allons ache­ter encore un tas de jeux de socié­té. Évi­dem­ment, nous n’avons pas le droit de regar­der par la fenêtre ou de sor­tir. Dans la jour­née, nous sommes constam­ment obli­gés de mar­cher sur la pointe des pieds et de par­ler tout bas parce qu’il ne faut pas qu’on nous entende de l’entrepôt. Hier nous avons eu beau­coup de tra­vail, nous avons dû dénoyau­ter deux paniers de cerises pour la firme, M. Kugler vou­lait en faire des conserves. Nous allons trans­for­mer les cageots des cerises en éta­gères à livres » (Jour­nal d’AF).

Simone de Beau­voir a tenu un jour­nal presque toute sa vie durant. Son Jour­nal de guerre couvre la période du début des hos­ti­li­tés, de sep­tembre 1939 à jan­vier 1941 et est consti­tué de sept car­nets. Sa publi­ca­tion iso­lée a été faite en miroir du jour­nal de Sartre (connu sous le nom Les car­nets de la drôle de guerre, sep­tembre 1939-juin 1940) et la lec­ture conjointe des deux épis­to­liers — et de la cor­res­pon­dance publiée par après — per­met de retra­cer la manière dont le couple a vécu cette période noire.

Les études menées par la suite pointent chez elle le désir de dépas­ser le récit de soi pour écrire une his­toire incar­née, se faire « mémo­ria­liste » à l’image d’un Mal­raux ou d’un de Gaulle. « Le fait est que je suis écri­vain : et une femme écri­vain, ce n’est pas une femme d’intérieur qui écrit, mais quelqu’un dont toute l’existence est com­man­dée par l’écriture », déclare-t-elle dans La Force des choses, sou­li­gnant ain­si la volon­té de dépas­ser le simple récit de soi. « À cette époque, on n’attend pas d’une femme qu’elle écrive ses mémoires. »

Enfin, Une femme à Ber­lin est, je l’ai men­tion­né plus haut, un jour­nal publié d’abord de façon ano­nyme et ensuite attri­bué à la jour­na­liste alle­mande Mar­ta Hil­lers. Il a été rédi­gé entre le 20 avril et le 22 juin 1945 et dépeint la vie quo­ti­dienne des Ber­li­nois et sur­tout des Ber­li­noises lors de la débâcle alle­mande, et dans l’attente angois­sée de l’armée russe. C’est aus­si un témoi­gnage sur les vio­lences et les viols à l’égard des femmes en temps de guerre : « Je n’ai pu m’empêcher de pen­ser quelle chance j’avais eue jusqu’alors — dans ma vie, l’amour n’avait jamais été une cor­vée, c’était un plai­sir. On ne m’avait jamais for­cée et je n’avais jamais dû me for­cer. C’était bon, tel que c’était. Aujourd’hui, ce n’est pas l’excès qui me met à bout. C’est ce corps abu­sé, pris contre son gré, et qui répond par la dou­leur » (Une femme à Ber­lin).

La récep­tion du texte a été hou­leuse. Publié pour la pre­mière fois en 1954 en anglais, il fut très mal reçu en Alle­magne, où la guerre res­tait un énorme tabou. En mai 1968, le texte cir­cu­la car la manière dont l’autrice y par­lait de sexua­li­té et de domi­na­tion mas­cu­line était extrê­me­ment contem­po­raine. Enfin, il a été repu­blié en 2003, mais a sus­ci­té de nom­breux débats his­to­rio­gra­phiques et quant à sa mater­ni­té : avait-il bien été rédi­gé d’une seule main par la jour­na­liste allemande ?

Trois jour­naux de femmes, trois des­tins, trois œuvres littéraires…

Journaux de confinement, entre quotidien, humour et philosophie

Phi­lippe Lejeune, encore lui, a pour­sui­vi ses recherches au XXIe siècle en pre­nant en compte les nou­veaux médias numé­riques dans Cher écran, jour­nal per­son­nel, ordi­na­teur, inter­net (2000) les nou­veaux dia­ristes et les pra­tiques inter­ac­tives des jour­naux et blogs per­son­nels en ligne, « le dia­riste [blo­gueur] ne suit que cer­tains fils de son exis­tence, ce qui fait pro­blème, ou le pas­sionne : le jour­nal [en ligne] n’est nul­le­ment un récit com­plet de sa vie, ni un fidèle auto­por­trait. Parce qu’il n’est écrit que pour soi et qu’il passe sous silence bon nombre d’informations contex­tuelles évi­dentes pour l’auteur, un jour­nal intime est dès lors bien plus dif­fi­ci­le­ment lisible qu’un billet de blog » (Lejeune, 2000, p. 30 – 33).

Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont pas­sés par là et les comptes face­book, twit­ter, Ins­ta­gram d’écrivain·e·s servent de jour­nal extime. En ces temps de fer­me­ture des lieux sco­laires, certain·e·s professeur·e·s ont inno­vé en met­tant en place des blogs sur le confi­ne­ment comme David Pater­notte : « Sexe et genre sous confi­ne­ment » où, chaque jour, un billet ano­nyme traite de cette thé­ma­tique par­ti­cu­lière. Le pro­fes­seur et phi­lo­sophe Pas­cal Cha­bot tient tri­bune lui dans La libre Bel­gique et nous livre ses réflexions sur le temps, l’histoire, la pro­tec­tion, le des­tin…: « phi­lo­sophe confi­né » tenant lieu de phi­lo­so­phie dans le boudoir ?

Les allu­sions et les com­pa­rai­sons à la guerre sont-elles de mise dans les pro­pos et jour­naux des écrivain.es ? Bien enten­du, l’allocution pré­si­den­tielle avait ouvert les vannes. Très expli­cite dans le texte (qui a aus­si sus­ci­té la polé­mique) de Marie Dar­rieus­secq qui rap­pelle, iro­nie du sort, que « Les affiches d’une expo sur l’Exode nous pour­suivent… ». Et de ren­voyer au texte du jour­na­liste Fran­çois Guillaume Lor­rain : « Coro­na­vi­rus : sou­ve­nirs d’exode. Avant le confi­ne­ment, les cita­dins sont ten­tés de par­tir. Une expo­si­tion, fer­mée, mon­trait les Pari­siens dans l’exode de 1940. Retour sur un trau­ma­tisme. » Daniel Pen­nac conforte aus­si la com­pa­rai­son : les Fran­çais n’ont pas vécu un évè­ne­ment com­mun de cette sorte depuis la Second Guerre mon­diale. Et d’élargir aus­si à des situa­tions de prise d’otage ou du gou­lag ! Inter­ro­gé sur France Inter le 17 mars, l’écrivain évoque l’otage Jean-Paul Kauff­mann, « enfer­mé pen­dant des mois et des mois, et qui a sau­vé son esprit en reli­sant indé­fi­ni­ment le deuxième volume de Guerre et Paix, de Tol­stoï », ou encore Sol­je­nit­syne, « sau­vé du gou­lag par la lecture ».

Même son de style chez les dia­ristes ano­nymes : « Coro­na­vi­rus. Le jour­nal de confi­ne­ment d’un hameau de cam­pagne, près de Nantes. Jour­nal de “guerre”: Dans ce vil­lage poste fron­tière métropole/pays de Retz, entre Bouaye et Saint-Mars-de-Cou­tais (Loire-Atlan­tique), une poi­gnée de familles expé­ri­mentent le confi­ne­ment, ins­tau­ré en rai­son de l’épidémie de coro­na­vi­rus. Pre­mière semaine sous le soleil et dans une rela­tive bonne humeur. Pas une mau­vaise n’a résis­té. » Ou encore sur ce site qui encou­rage, comme exu­toire, à tenir son jour­nal de confi­ne­ment pour la trans­mis­sion de l’expérience, à la manière d’une guerre menée depuis son inté­rieur : « Dans quelques décen­nies, au coin du feu après le repas domi­ni­cal, Jean-Mar­cel vous deman­de­ra : “Comme toi tu es vieux, tu as dû vivre la guerre du coro­na­vi­rus?” Et là, comme nos ainés avant nous, on pour­ra prendre une voix grave et dire : “Oh oui, j’y étais”. Même si pour nous, le front consis­tait à res­ter à la mai­son devant un film et à se laver sou­vent les mains. »

Il fau­dra attendre main­te­nant, voir si l’incertitude, le temps sus­pen­du du confi­ne­ment sera pro­pice à l’éclosion d’oeuvres pérennes, à l’instar de La Peste, qui jus­te­ment liait l’image de la mala­die à la méta­phore de la guerre… Long­temps je me suis confiné·e de bonne heure

  1. Rérolle R., « Renaître. Jour­naux et car­nets 1947 – 1963 de Susan Son­tag : l’invention de Susan Son­tag par elle-même », Le Monde, 2010.

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.