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Écolo, la démocratie comme projet, de Benoît Lechat
Ce livre fouillé et documenté, instructif par son sujet et son iconographie, est le premier tome d’un diptyque que le décès de son auteur a empêché de mener à son terme. Il offre le grand intérêt de retracer le contexte, l’incubation, puis la naissance du parti Écolo en Belgique francophone. Et cela sur la base d’archives diverses, […]
Ce livre fouillé et documenté, instructif par son sujet et son iconographie, est le premier tome d’un diptyque que le décès de son auteur a empêché de mener à son terme1. Il offre le grand intérêt de retracer le contexte, l’incubation, puis la naissance du parti Écolo en Belgique francophone. Et cela sur la base d’archives diverses, de souvenirs personnels et de rencontres avec différents acteurs clés. Aux antipodes d’un ouvrage surplombant de philosophie politique, consacré à l’émergence des « Verts » dans le champ politique, nous avons affaire à la reconstitution historique minutieuse d’un phénomène localisé, du moins à l’échelle mondiale. Cela, de surcroit, par un témoin et un acteur « aux premières loges » (à partir de 1999), de la période qu’il tente de reconstituer.
Le jeu entre distance et proximité est essentiel, la première permettant d’appréhender le phénomène avec le recul intellectuel et historique nécessaire, la seconde de disposer d’informations sensibles, voire informelles, d’obtenir la confiance des acteurs et l’accès aux archives. Enfin, cette proximité est consubstantielle à la motivation de l’auteur et aux objectifs qu’il poursuit. Rappelons que Benoît Lechat, au moment de rédiger ce livre, était responsable de publications du centre de recherche d’Écolo, Étopia, et rédacteur en chef du Green European Journal. Il fut en quelque sorte responsable de la publication de son propre ouvrage, consacré au parti politique dont il était membre, ce qui est une belle illustration de son sujet alliant l’autonomie à l’insertion écosystémique. Ajoutons enfin que sa problématique nous concerne tous, écologistes ou non, dans la mesure où c’est in fine notre modernité politique et écosystémique qui en forme le cœur.
Un attelage tendu et inattendu
Situons d’abord ce premier tome dans son projet global, couvrant la période 1970 – 2004. La seconde partie à venir, faisant suite aux temps des soubassements, de la gestation et de la fondation, aura pour titre Tome II : 1987 – 2004, l’écologie de l’action politique. Ce dernier volume vise à reconstituer la manière dont le parti, sorti des limbes, « tente de réajuster et de réinventer son projet démocratique », notamment à l’épreuve du pouvoir. Il aboutit à la première participation gouvernementale de 2004.
La démocratie comme projet est donc le titre générique des deux tomes du diptyque, ce qui peut surprendre à première vue. D’abord parce que la plupart de nos contemporains associent les « Verts » de manière prioritaire à la « défense de l’environnement » et que, d’autre part, la démocratie est le régime dans lequel nous vivons depuis quelque temps. Elle ne devrait dès lors pas être un « projet » pour les temps à venir. Le lecteur pourrait être surpris de constater qu’un livre consacré à l’histoire (donc au passé) d’un parti écologiste mette l’accent sur « la démocratie comme projet » (et donc sur l’avenir, fût-il antérieur)2. C’est précisément à suivre à la trace la germination, puis le développement de cet attelage à première vue singulier entre « démocratie radicale » et environnement, que l’auteur va se consacrer avec minutie. Il tentera de montrer de quelle manière ces deux composantes sont essentielles à l’écologie politique, qu’elles en forment la matrice initiale, autant que le nœud de ses tiraillements et tensions récurrents.
Benoît Lechat le formule d’ailleurs d’entrée de jeu, en exposant explicitement les trois questions qui sont au départ de son ouvrage, la première entrainant logiquement les deux suivantes : « Pourquoi les Verts sont-ils attachés à la fois au renforcement de la démocratie et au respect des équilibres écosystémiques ? » La seconde question est relative aux « conséquences de la poursuite simultanée de ces deux objectifs de démocratisation et d’écologisation », et dès lors aux « tensions » qu’ils provoquent « au cœur de l’action politique des Verts. » Enfin, la troisième question concerne la manière dont les Verts ont tenté de « les surmonter en faisant de l’approfondissement de la démocratie leur projet, à savoir à la fois le moyen et l’objectif de leur politique ».
C’est donc aux fondements et à l’institutionnalisation d’un parti éco-citoyen que sera consacré le tome dont nous rendons compte ici ; et, dès lors, de manière prioritaire à la constitution de la matrice comportant les deux éléments en tension. Si le sujet du livre concerne les écologistes de Belgique francophone, l’auteur évoque à plusieurs reprises ceux de Flandre et de pays voisins, voire d’autres mouvements verts, tous occidentaux (nous reviendrons sur ce point). Car malgré des variations et des singularités locales, la matrice sera peu ou prou la même. Il faudra donc s’interroger sur la logique profonde qui préside à la rencontre de ces deux chaines causales, indépendantes à première vue : celle du développement de la « sphère autonome » au sein de la modernité politique occidentale, et celle du souci de l’environnement (local et global, urbain et rural…) dans les sociétés industrielles. Car c’est bien de cette rencontre qu’est née la galaxie des Verts et c’est ce qui la distingue des « environnementalistes » au sens large. On se demandera également si ces enchainements ne sont pas profondément liés, ce qui posera la question des formes de l’écologie politique dans les pays non occidentaux.
Le levain et le pâton
Mais n’anticipons pas. Il est d’abord important de se pencher sur l’histoire des prémisses et de la fondation d’Écolo en francophonie belge. Le livre de Benoît Lechat est, dans cette optique, un guide de tout premier plan. Ne considérons pas que ces détails historiques soient sans importance et que, du passé, il convient de faire table rase. Ou, horresco referens, que ces petites histoires wallonnes avec leurs misérables feuilles de chou stencilées, même bio, ne sont que du menu fretin au regard des grands enjeux planétaires. Le diable (dans le sens étymologique de « celui qui divise ») est dans les détails. On comprend mieux les grandes choses en examinant attentivement les petites, à condition, bien entendu, de ne pas oublier leur environnement.
Au départ — il faut bien prendre les choses par un bout —, il y a le Rassemblement wallon (RW) et une dissidence, « Démocratie nouvelle ». De manière plus générique, il y a l’idée du fédéralisme et de l’autogouvernement local dans le contexte européen. Mais il y a aussi des scientifiques (physiciens, chimistes, ingénieurs, agronomes, géographes…) qui s’inquiètent de la société industrielle comme elle va. C’est de cette rencontre particulière que va naitre Écolo, en lien avec divers mouvements (comités urbains, associations de préservation de la nature, groupes antinucléaires) qu’il va réussir à fédérer au sein de son projet. Nous sommes à l’orée des années 1970, le glissement de modèle culturel, exprimé par Mai 1968, est dans les esprits, le mouvement régionaliste européen prend son envol. De nombreux acteurs wallons considèrent que leur région aurait un meilleur avenir si elle se prenait en main de manière autonome, en se fédérant à d’autres régions, par-delà les États nations dont la structure serait périmée. Ce désir d’une plus grande autonomie locale va s’incarner dans le RW dirigé par François Perrin, auquel participe un physicien namurois, Paul Lannoye. Mais le fonctionnement interne de ce parti n’obéit pas aux principes qu’il défend à l’externe, selon des militants qui le quittent. Démocratie nouvelle voit le jour, fondée par Paul Lannoye et un industriel wallon, Pierre Waucquez.
Très rapidement, le petit groupe, qui incarne davantage un incubateur d’idées et une publication qu’une fraction politique, va intégrer les enjeux environnementaux dans son champ de réflexion et de proposition. C’est donc au sein de Démocratie nouvelle que va germer la matrice éco-citoyenne : radicalité démocratique et engagement écologique. En d’autres mots, il s’agit à la fois de « faire de la politique autrement » et de modifier profondément le cours de la société industrielle, dont les dégâts locaux et globaux sont de plus en plus visibles et inquiétants. Pour inverser la logique productiviste capitaliste ou socialiste, aux mains de grandes entreprises multinationales ou des appareils d’État, il convient d’approfondir la démocratie en ancrant son exercice et son emprise dans le local maitrisable. Paul Lannoye l’exprime de manière ferme et définitive dans le numéro d’octobre 1975 de Démocratie nouvelle, au lendemain de la première manifestation antinucléaire wallonne à Andenne : « Notre démarche est claire, elle consiste à mener toute action s’inscrivant dans le sens de l’avènement d’une société fédéraliste, autogestionnaire et écologique. Un point c’est tout. » Peu de temps après ces actes fondateurs, le « petit esquif namurois » va se fondre dans le nouveau vaisseau écologiste. Démocratie nouvelle se dissout d’abord dans l’organisation internationale « Les Amis de la Terre », en participant à la création d’une section belge francophone. Cette dernière, après quelques remous et dissidences qui laisseront des traces, donnera ensuite naissance à un parti. Son nom officiel et acronymique (obligatoire) trouvé in extremis avant le dépôt des premières listes, sera digne de l’agit-prop du Parti radical italien : « Écologistes confédérés pour l’organisation de luttes originales » (Écolo).
Si la dimension écologiste (prise en compte des écosystèmes dans lesquels s’intègre la sphère humaine) du nouveau parti est bien balisée, son versant « radical-démocrate » ou « fédéraliste intégral » est plus méconnu et mérite quelques explications. Pour le dire autrement, le pâton écolo est non seulement biologiquement correct, mais également politiquement intégral. On touche ici au mystère de sa texture, au secret de son levain fragile, mais singulier3, sur lequel veillent ses gardiens. Les débats de Démocratie nouvelle, que Benoît Lechat reconstitue minutieusement, en donnent une vision quasi in statu nascendi, avec ses tâtonnements et envolées utopiques. Et cette dimension donne d’emblée une ampleur « généraliste » au parti en gestation, qui n’a jamais été une « association de protection des petits oiseaux » qui aurait grandi trop vite.
Intégral, radical et autonome
Comme nous l’avons vu, le fédéralisme intégral trouve sa source belge francophone chez François Perrin, le fondateur du Rassemblement wallon. L’homme politique liégeois tient en 1971 des propos utopiques qui frappent par leur conception anarchiste4 : « La décentralisation, l’autonomie des cellules de base démocratisées (entreprises, écoles), l’association des entités autonomes aux divers niveaux, le respect de la diversité dans l’harmonie des vastes ensembles, n’est-ce pas la philosophie même du fédéralisme5 ? ». La vision de la société à venir, pensée comme une fédération paneuropéenne de régions autonomes, est l’association de multiples cellules autogérées qui s’emboitent comme des poupées russes dans de vastes ensembles. Représentation utopique, dans laquelle une sorte de « main invisible » guide les projets des « cellules de base démocratisées », pour former des ensembles harmonieux de manière quasi miraculeuse. Si l’autonomie des cellules de base est revendiquée, une mystérieuse force présupposée, un « ordre implicite », devrait les guider vers le meilleur des mondes possibles. Nous reviendrons sur ce point, car il constitue le noyau d’une idéologie qui sera à la fois source de cohésion et cause de déconvenues dans certains partis verts frappés de « démocratisme6 ». Cette dimension fédéraliste se noue à la radical-démocratie à laquelle elle est associée, la première étant en quelque sorte l’incarnation territoriale du principe plus général exprimé par la seconde.
Notons en passant que le Parti radical-démocratique (PRD) est un parti suisse — pays fédéral par excellence, avec vote à main levée dans certains cantons — fondé en 1894. Héritier de la gauche anticléricale, le PRD fut le parti dominant de la politique fédérale helvète jusqu’en 1919. Mais on peut développer un fédéralisme poussé sans démocratie radicale, ce que montre bien ce même exemple suisse — une confédération de vingt-six cantons ayant chacun leur Constitution. Le droit de vote n’y fut accordé aux femmes qu’en 1971, et seulement au niveau fédéral. Au niveau cantonal, ce n’est qu’en 1990 que le dernier canton réticent (Appenzell Rhodes-Intérieures) leur a finalement accordé ce droit, mais sous la contrainte du Tribunal fédéral. Il s’agit par ailleurs de l’un des deux derniers cantons à pratiquer le vote à main levée lors de la réunion annuelle des membres de l’assemblée primaire des citoyens sur la place du village d’Appenzell. C’est en quelque manière le fédéralisme intégral qui aurait freiné la démocratie radicale.
Mais comment se définit ou s’exprime la nature de cette radical-démocratie dans le récit historique que nous offre Benoît Lechat ? S’agit-il d’«un homme, une femme, un débat, un vote partout et tout le temps » ? Notons d’abord qu’elle concerne autant le fonctionnement de la structure porteuse du projet politique (comité local, association, mouvement, parti), que son lien avec le « mouvement » constitué de divers groupes et associations, et le projet de société lui-même, la fin étant aussi dans les moyens. C’est d’ailleurs la disjonction entre ces deux aspects qui, souvenons-nous, avait conduit à la fondation de Démocratie nouvelle par Paul Lannoye et Pierre Waucquez. Pour le reste, on ne trouve pas vraiment de définition de la notion, sinon en creux dans les pratiques même du parti naissant et des difficultés qu’il rencontre. Un paradigme similaire est à l’œuvre chez les Verts allemands et français. Mais si les premiers ont l’habitude du fédéralisme au sein de la RFA puis de l’Allemagne réunifiée, les seconds, jacobinisme oblige, éprouvent plus de difficultés. La subtilité organisationnelle, le principe de non-cumul des mandats, la rotation des élus (en Allemagne) et la multiplicité des lieux et des moments de débats vise la participation maximale des membres. Elle conjure aussi la formation d’une oligarchie de professionnels se détachant de la base.
La radical-démocratie consiste dès lors à étendre l’autonomie et la responsabilité des « cellules » composant le corps social, et donc aussi le parti, quitte à mettre en péril la cohérence de l’ensemble, ralentir les processus de décision, épuiser ses membres en réunions interminables et ne pas permettre aux élus de développer les compétences nécessaires à l’exercice de leur mandat. Nous nous trouvons en fin de compte dans une utopie libertaire ou « la politique » règne en maitre, mais où « le politique », visant à faire tenir ensemble le corps social, est parfois déficient. Enfin, last but not least, le projet écologiste vise à « gonfler la sphère autonome », à savoir toutes les initiatives et activités qui ne relèvent ni de l’État ni du marché. C’est ce qui les distingue fondamentalement des libéraux, d’un côté, et des socialistes étatistes, de l’autre, ce qui ne va pas sans quelques difficultés d’identification. Ainsi, face à la crise économique des années 1980, les Verts défendent, entre autres, l’allocation universelle et la réduction du temps de travail, plutôt que la reprise de la croissance. Par ailleurs et en toute logique, le parti écologiste se conçoit d’abord comme un relai ou un porte-parole des associations, ce qui posera aussi la question de l’articulation entre le « parti » et le « mouvement ».
Le fantasme d’une adéquation parfaite
L’ouvrage de Benoît Lechat ne fait pas l’impasse sur les difficultés et blocages qui en découlent, d’autant que les premières victoires électorales, locales et nationales, puis les participations institutionnelles mettent son fonctionnement radical-démocratique et son fédéralisme au défi. En interne, l’articulation entre les Wallons (à l’origine du parti) et les Bruxellois, n’est pas toujours facile. Les sensibilités et les problématiques sont différentes, l’arrivée de nombreux ex-gauchistes7 au sein de la régionale bruxelloise fait entrevoir la menace d’un « noyautage » par des militants rompus à la dialectique et aux luttes d’appareil. L’association présumée harmonieuse des régionales ne résiste pas à l’épreuve de la réalité sociologique ; le parti évitera de justesse la création de tendances établies en son sein. Par ailleurs, son entrée dans la vie politique institutionnelle belge et sa prise de responsabilités exécutives (le baptême du feu ayant eu lieu à Liège, fin 1982) nécessitent de repenser le fonctionnement de l’appareil politique, de mieux articuler le vertical et l’horizontal dans un régime mixte. Il s’agit de combiner démocratie directe et démocratie représentative, mais également de soutenir l’expertise des élus par la création d’un centre de recherche propre au parti. Ce sera le « tournant pragmatique » de 1986, que le livre décrit de manière minutieuse, et dont on sentait la nécessité depuis les utopies de Démocratie nouvelle ou les envolées de François Perrin.
Un épisode particulièrement aigu et significatif de ce tournant pragmatique est la crise ouverte du parti, articulée à celle de la régionale de Bruxelles, puis à la question du soutien « extérieur » au Conseil régional wallon. Cette crise va s’étendre de 1985 à fin 1986, période sur laquelle se conclut ce premier tome. Le climat général d’une Belgique soumise à l’austérité est « plombé » par des questions relatives à la sécurité (drame du Heysel, attentats des CCC, tueries du Brabant…); Écolo se trouve par ailleurs confronté à la nécessité d’adapter ses structures internes pour préparer la campagne électorale d’octobre 1985. Outre les problèmes de la régionale de Bruxelles, illustrant les dangers d’une instrumentalisation des « dispositions généreuses d’Écolo en matière de démocratie interne », les résultats décevants des élections d’octobre 1985 ouvrent une profonde crise. Celle-ci éclate au Conseil de fédération en novembre de la même année, avec la démission de quatre secrétaires fédéraux, à la suite du refus des délégués régionaux d’adopter une modification de l’organigramme, impliquant la professionnalisation d’une partie du secrétariat fédéral. Plus profondément, la crise concerne l’articulation entre l’idéal radical-démocrate et la nécessité d’une efficacité renforcée du jeune parti, qui implique une certaine professionnalisation des permanents et des élus. Les tensions non apaisées au sein de la régionale de Bruxelles et le soutien extérieur au Conseil régional wallon vont « déchainer les passions » et déboucher sur la démission d’Olivier Deleuze ainsi que de deux permanents, Cécile Delbascourt et Jean-Marie Pierlot.
Une nouvelle assemblée générale va se réunir en mai 1986 à Neufchâteau (« à pas moins de 150 kilomètres de Bruxelles », note finement l’auteur). Elle débouchera notamment, après l’adoption de la motion réformatrice, sur le départ d’une trentaine de militants « gauchistes » et la fondation d’un parti dissident, Vega. Les tensions entre Écolo et la régionale de Bruxelles finiront par s’apaiser, avec notamment la création d’un statut spécial pour la régionale et l’obligation de la présence d’au moins un Bruxellois au sein du secrétariat fédéral. Comme écrit Benoît Lechat en conclusion de cet épisode : « Écolo a partiellement réinventé sa démocratie interne. Le fantasme d’une adéquation parfaite et permanente entre le mouvement et ses représentants s’estompe […] La démocratie, ce n’est pas seulement l’autogouvernement, le gouvernement de soi par soi, du peuple par le peuple. C’est aussi une organisation qui permet la coexistence pacifique entre des volontés différentes…» Le « parti centaure », associant implication intense des militants et professionnalisation, s’est en quelque manière trouvé face à la question qui travaille tant d’organisations contemporaines8, celle de l’articulation de l’horizontal et du vertical, et du danger — souligné par l’auteur dans le même paragraphe — d’un « certain totalitarisme » issu du fantasme d’une « adéquation parfaite ».
La relativité culturelle des Verts
Au début de son livre, Benoît Lechat développe un joli « prélude mycologique » dans lequel il compare l’«émergence des partis verts au cours du dernier quart du XXe siècle » au « jaillissement des champignons qui naissent en quelques heures dans les sous-bois au début de l’automne ». Il souligne que la quasi-totalité des partis Verts, qui surgissent avec une « apparente spontanéité », partagent cette double volonté de combiner le « renforcement de la démocratie » et une « transformation des modes de vie », soit les deux axes spécifiques qui forment l’ossature de son livre. De manière un peu extensive, l’auteur souligne que ce phénomène de la naissance « mycologique » des Verts se passe « dans des parties du monde aussi éloignées que la Tasmanie, la Belgique, la Suisse ou l’Angleterre9 ». Si la Tasmanie est effectivement aux antipodes géographiques des pays européens cités, elle fait cependant, avec l’Australie, partie du monde occidental depuis sa colonisation par les Britanniques. L’émergence initiale des partis verts est donc limitée aux pays occidentaux, c’est-à-dire à cette partie du monde qui a vu naitre la démocratie politique et la révolution industrielle. Les deux composantes de l’écologie politique sont en effet solidaires de l’univers occidental moderne : l’une comme réaction aux méfaits de l’industrialisation, l’autre comme extension de la « sphère autonome » dans la logique d’un approfondissement de la démocratie. Le projet politique des Verts se situe donc bien logiquement dans le « basculement du temps social légitime du passé vers l’avenir » (Gauchet), et non dans le retour vers l’âge d’or des origines sacrées, même si la nostalgie d’un monde « naturel et harmonieux » a pu travailler un certain nombre de militants, notamment dans la version « deep ecology » de la mouvance verte. On peut même aller plus loin et affirmer qu’il s’agit en fait des deux faces d’une même médaille, la révolution scientifique et industrielle n’ayant pu se produire que dans le cadre d’un désenchantement du monde et d’une autonomisation des hommes à l’égard du cosmos sacral qu’ils s’étaient forgé10.
Cela pose par conséquent la question de l’extension de l’écologie politique ou de mouvements environnementalistes à d’autres parties du monde (comme l’Afrique, l’Inde, la Russie ou la Chine), dans le contexte de la mondialisation. Il n’est en effet pas certain que ces boutures vertes se développent en s’appuyant de la même manière sur les deux composantes mises en lumière par Benoît Lechat. Des mouvements de protestation contre la déforestation, la pollution ou les conséquences du réchauffement climatique, par exemple, peuvent très bien se développer dans un contexte de structures organisationnelles verticales et hiérarchiques, plus ou moins congruentes avec le modèle politique local. Dans un autre registre, les enjeux environnementaux peuvent échapper à la « sphère autonome », la dynamique politique et associative de la société civile, et être pris en charge par l’État dans le cadre d’un régime à parti unique, comme en Chine. Cela ne signifie évidemment pas que la cause éco-démocratique ne peut pas s’y développer, mais elle se fait et se fera sans doute de manière moins « spontanée » que le surgissement des champignons à l’automne, dans la mesure où l’humus sociopolitique y est sensiblement différent. C’est bien le grand mérite de cet ouvrage de mettre l’accent sur ces deux faces de l’écologie politique, à la fois démocratique et écosystémique, ceci sur la base de son enracinement concret et de son déroulé historique en francophonie belge. Il nous invite dès lors à être attentif aux conditions sociopolitiques de son développement dans le monde, mais aussi au sein de notre diversité européenne.
- La démocratie comme projet. Tome I : 1970 – 1986, du fédéralisme à l’écologie, de Benoît Lechat, éditions Étopia, 2014. Le second tome devrait cependant paraitre sous la cosignature de Benoît Lechat et Jonathan Piron.
- Comme l’écrit Marcel Gauchet, « L’autonomie, donc, cela consiste à confier le secret de son être au temps, au temps ouvert de l’avenir où l’on se projette pour se produire, afin de se retrouver et de savoir au travers de cette praxis », dans L’avènement de la démocratie, t. 1, La révolution moderne, Gallimard 2007.
- Un mouvement environnementaliste sans projet radical démocrate, ou un parti radical démocrate sans programme écologiste ne serait pas vraiment Vert. Mais le curseur peut se déplacer entre ces deux pôles, comme en témoigne la déclaration d’Olivier Deleuze au congrès Écolo du 22 mars 2015 : « Ce qui a construit ce parti et l’a structuré, c’est la question environnementale et c’est elle qui le rendra fort et crédible. C’est la première raison pour laquelle l’électeur vote pour notre parti. » Le lendemain, cependant, le nouvel élu wallon au secrétariat fédéral, Patrick Dupriez, affirmait que « le projet d’Écolo est radical, il l’a toujours été » et l’élue bruxelloise, Zakia Khattabi, que « notre projet, c’est plus que l’environnement ». La tension est toujours présente.
- Au sens du mouvement de philosophie politique moderne dont William Godwin (1756 – 1836) et Joseph Proudhon (1809 – 1865) sont les fondateurs, visant à développer une société exempte de domination et d’exploitation, où les individus coopèrent dans une dynamique d’autogestion et de fédéralisme. Proudhon est considéré comme un des premiers théoriciens du fédéralisme.
- François Perrin, « Lettre aux membres du Rassemblement wallon », Forces wallonnes, mars 1971.
- Voir Jean-Paul Russier, « Le démocratisme, ou la démocratie par excès », dans Revue du Mauss, 2005/2. Cet article qui est « une interrogation sur les limites de la forme démocratique » s’appuie sur l’exemple des « Verts [français] comme miroir des défaillances et des incertitudes démocratiques contemporaines ». L’auteur précise : « Micro-société et modèle réduit des attentes et des désordres d’une société, les Verts seront pour nous une loupe grossissante de la question démocratique. » La situation ne s’améliore pas aux dernières nouvelles. « Les Verts paralysés par leurs guerres intestines », titrait Le Monde du 8 mai 2015.
- Les relations du parti avec les groupes marxistes sont parfois tumultueuses. Le parti s’en sépare sur deux axes fondamentaux : la démocratie radicale et le productivisme. On retrouve une opposition partiellement similaire avec la social-démocratie et le monde syndical. La question se rejoue aujourd’hui avec le PTB.
- Un exemple dans C. Vanderborght et M. Meyncken-Fourez (dir.), Qu’est-ce qui fait autorité dans les institutions médico-sociales ?, Erès, 2007. Le risque de dérive « totalitaire » ou de « rivalités des égaux » d’organisations totalement horizontales y est notamment décrit dans la contribution de Ph. Kinoo. Voir aussi l’article de Pol Zimmer, « Écolo, une défaite exemplaire », La Revue nouvelle 3/2015. Ces deux derniers auteurs ont une expérience autogestionnaire dans la même institution, le Snark à Houdeng-Aimeries.
- Une coquille fait que ce dernier pays, berceau de la révolution industrielle, est mentionné deux fois, ce qui réduit d’autant la diversité des pays cités.
- Voir Philippe Descola, L’écologie des autres, éditions Quæ, 2011. Comme le soulignait Merleau-Ponty, cité par l’auteur dans ce livre, « Ce n’est pas le développement des recherches scientifiques qui a changé l’idée de nature. C’est le changement de l’idée de nature qui a permis les découvertes scientifiques. » Ce processus est à situer dans l’émergence d’une cosmologie naturaliste, selon la typologie développée par Philippe Descola dans Par-delà nature et culture (2005). Le mouvement romantique lui est étroitement lié et, par la suite, celui des transcendantalistes américains dont le chef de file, Ralph Waldo Emerson, se fera connaitre par un livre à grand succès titré Nature (1836). On connait par ailleurs la postérité, notamment écologiste, de son ami Henry David Thoreau, précurseur de la simplicité volontaire et auteur de Walden ou la Vie dans les bois (1854). Pour l’anecdote et selon J.-P. Deléage, dans Une histoire de l’écologie (1991), le mot « écologie » aurait été utilisé pour la première fois par Thoreau dans sa correspondance.