Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Écolo, la démocratie comme projet, de Benoît Lechat

Numéro 5 - 2015 par Bernard De Backer

juillet 2015

Ce livre fouillé et docu­men­té, ins­truc­tif par son sujet et son ico­no­gra­phie, est le pre­mier tome d’un dip­tyque que le décès de son auteur a empê­ché de mener à son terme. Il offre le grand inté­rêt de retra­cer le contexte, l’incubation, puis la nais­sance du par­ti Éco­lo en Bel­gique fran­co­phone. Et cela sur la base d’archives diverses, […]

Dossier

Ce livre fouillé et docu­men­té, ins­truc­tif par son sujet et son ico­no­gra­phie, est le pre­mier tome d’un dip­tyque que le décès de son auteur a empê­ché de mener à son terme1. Il offre le grand inté­rêt de retra­cer le contexte, l’incubation, puis la nais­sance du par­ti Éco­lo en Bel­gique fran­co­phone. Et cela sur la base d’archives diverses, de sou­ve­nirs per­son­nels et de ren­contres avec dif­fé­rents acteurs clés. Aux anti­podes d’un ouvrage sur­plom­bant de phi­lo­so­phie poli­tique, consa­cré à l’émergence des « Verts » dans le champ poli­tique, nous avons affaire à la recons­ti­tu­tion his­to­rique minu­tieuse d’un phé­no­mène loca­li­sé, du moins à l’échelle mon­diale. Cela, de sur­croit, par un témoin et un acteur « aux pre­mières loges » (à par­tir de 1999), de la période qu’il tente de reconstituer.

Le jeu entre dis­tance et proxi­mi­té est essen­tiel, la pre­mière per­met­tant d’appréhender le phé­no­mène avec le recul intel­lec­tuel et his­to­rique néces­saire, la seconde de dis­po­ser d’informations sen­sibles, voire infor­melles, d’obtenir la confiance des acteurs et l’accès aux archives. Enfin, cette proxi­mi­té est consub­stan­tielle à la moti­va­tion de l’auteur et aux objec­tifs qu’il pour­suit. Rap­pe­lons que Benoît Lechat, au moment de rédi­ger ce livre, était res­pon­sable de publi­ca­tions du centre de recherche d’Écolo, Éto­pia, et rédac­teur en chef du Green Euro­pean Jour­nal. Il fut en quelque sorte res­pon­sable de la publi­ca­tion de son propre ouvrage, consa­cré au par­ti poli­tique dont il était membre, ce qui est une belle illus­tra­tion de son sujet alliant l’autonomie à l’insertion éco­sys­té­mique. Ajou­tons enfin que sa pro­blé­ma­tique nous concerne tous, éco­lo­gistes ou non, dans la mesure où c’est in fine notre moder­ni­té poli­tique et éco­sys­té­mique qui en forme le cœur.

Un attelage tendu et inattendu

Situons d’abord ce pre­mier tome dans son pro­jet glo­bal, cou­vrant la période 1970 – 2004. La seconde par­tie à venir, fai­sant suite aux temps des sou­bas­se­ments, de la ges­ta­tion et de la fon­da­tion, aura pour titre Tome II : 1987 – 2004, l’écologie de l’action poli­tique. Ce der­nier volume vise à recons­ti­tuer la manière dont le par­ti, sor­ti des limbes, « tente de réajus­ter et de réin­ven­ter son pro­jet démo­cra­tique », notam­ment à l’épreuve du pou­voir. Il abou­tit à la pre­mière par­ti­ci­pa­tion gou­ver­ne­men­tale de 2004.

La démo­cra­tie comme pro­jet est donc le titre géné­rique des deux tomes du dip­tyque, ce qui peut sur­prendre à pre­mière vue. D’abord parce que la plu­part de nos contem­po­rains asso­cient les « Verts » de manière prio­ri­taire à la « défense de l’environnement » et que, d’autre part, la démo­cra­tie est le régime dans lequel nous vivons depuis quelque temps. Elle ne devrait dès lors pas être un « pro­jet » pour les temps à venir. Le lec­teur pour­rait être sur­pris de consta­ter qu’un livre consa­cré à l’histoire (donc au pas­sé) d’un par­ti éco­lo­giste mette l’accent sur « la démo­cra­tie comme pro­jet » (et donc sur l’avenir, fût-il anté­rieur)2. C’est pré­ci­sé­ment à suivre à la trace la ger­mi­na­tion, puis le déve­lop­pe­ment de cet atte­lage à pre­mière vue sin­gu­lier entre « démo­cra­tie radi­cale » et envi­ron­ne­ment, que l’auteur va se consa­crer avec minu­tie. Il ten­te­ra de mon­trer de quelle manière ces deux com­po­santes sont essen­tielles à l’écologie poli­tique, qu’elles en forment la matrice ini­tiale, autant que le nœud de ses tiraille­ments et ten­sions récurrents.

Benoît Lechat le for­mule d’ailleurs d’entrée de jeu, en expo­sant expli­ci­te­ment les trois ques­tions qui sont au départ de son ouvrage, la pre­mière entrai­nant logi­que­ment les deux sui­vantes : « Pour­quoi les Verts sont-ils atta­chés à la fois au ren­for­ce­ment de la démo­cra­tie et au res­pect des équi­libres éco­sys­té­miques ? » La seconde ques­tion est rela­tive aux « consé­quences de la pour­suite simul­ta­née de ces deux objec­tifs de démo­cra­ti­sa­tion et d’écologisation », et dès lors aux « ten­sions » qu’ils pro­voquent « au cœur de l’action poli­tique des Verts. » Enfin, la troi­sième ques­tion concerne la manière dont les Verts ont ten­té de « les sur­mon­ter en fai­sant de l’approfondissement de la démo­cra­tie leur pro­jet, à savoir à la fois le moyen et l’objectif de leur politique ».

C’est donc aux fon­de­ments et à l’institutionnalisation d’un par­ti éco-citoyen que sera consa­cré le tome dont nous ren­dons compte ici ; et, dès lors, de manière prio­ri­taire à la consti­tu­tion de la matrice com­por­tant les deux élé­ments en ten­sion. Si le sujet du livre concerne les éco­lo­gistes de Bel­gique fran­co­phone, l’auteur évoque à plu­sieurs reprises ceux de Flandre et de pays voi­sins, voire d’autres mou­ve­ments verts, tous occi­den­taux (nous revien­drons sur ce point). Car mal­gré des varia­tions et des sin­gu­la­ri­tés locales, la matrice sera peu ou prou la même. Il fau­dra donc s’interroger sur la logique pro­fonde qui pré­side à la ren­contre de ces deux chaines cau­sales, indé­pen­dantes à pre­mière vue : celle du déve­lop­pe­ment de la « sphère auto­nome » au sein de la moder­ni­té poli­tique occi­den­tale, et celle du sou­ci de l’environnement (local et glo­bal, urbain et rural…) dans les socié­tés indus­trielles. Car c’est bien de cette ren­contre qu’est née la galaxie des Verts et c’est ce qui la dis­tingue des « envi­ron­ne­men­ta­listes » au sens large. On se deman­de­ra éga­le­ment si ces enchai­ne­ments ne sont pas pro­fon­dé­ment liés, ce qui pose­ra la ques­tion des formes de l’écologie poli­tique dans les pays non occidentaux.

Le levain et le pâton

Mais n’anticipons pas. Il est d’abord impor­tant de se pen­cher sur l’histoire des pré­misses et de la fon­da­tion d’Écolo en fran­co­pho­nie belge. Le livre de Benoît Lechat est, dans cette optique, un guide de tout pre­mier plan. Ne consi­dé­rons pas que ces détails his­to­riques soient sans impor­tance et que, du pas­sé, il convient de faire table rase. Ou, hor­res­co refe­rens, que ces petites his­toires wal­lonnes avec leurs misé­rables feuilles de chou sten­ci­lées, même bio, ne sont que du menu fre­tin au regard des grands enjeux pla­né­taires. Le diable (dans le sens éty­mo­lo­gique de « celui qui divise ») est dans les détails. On com­prend mieux les grandes choses en exa­mi­nant atten­ti­ve­ment les petites, à condi­tion, bien enten­du, de ne pas oublier leur environnement.

Au départ — il faut bien prendre les choses par un bout —, il y a le Ras­sem­ble­ment wal­lon (RW) et une dis­si­dence, « Démo­cra­tie nou­velle ». De manière plus géné­rique, il y a l’idée du fédé­ra­lisme et de l’autogouvernement local dans le contexte euro­péen. Mais il y a aus­si des scien­ti­fiques (phy­si­ciens, chi­mistes, ingé­nieurs, agro­nomes, géo­graphes…) qui s’inquiètent de la socié­té indus­trielle comme elle va. C’est de cette ren­contre par­ti­cu­lière que va naitre Éco­lo, en lien avec divers mou­ve­ments (comi­tés urbains, asso­cia­tions de pré­ser­va­tion de la nature, groupes anti­nu­cléaires) qu’il va réus­sir à fédé­rer au sein de son pro­jet. Nous sommes à l’orée des années 1970, le glis­se­ment de modèle cultu­rel, expri­mé par Mai 1968, est dans les esprits, le mou­ve­ment régio­na­liste euro­péen prend son envol. De nom­breux acteurs wal­lons consi­dèrent que leur région aurait un meilleur ave­nir si elle se pre­nait en main de manière auto­nome, en se fédé­rant à d’autres régions, par-delà les États nations dont la struc­ture serait péri­mée. Ce désir d’une plus grande auto­no­mie locale va s’incarner dans le RW diri­gé par Fran­çois Per­rin, auquel par­ti­cipe un phy­si­cien namu­rois, Paul Lan­noye. Mais le fonc­tion­ne­ment interne de ce par­ti n’obéit pas aux prin­cipes qu’il défend à l’externe, selon des mili­tants qui le quittent. Démo­cra­tie nou­velle voit le jour, fon­dée par Paul Lan­noye et un indus­triel wal­lon, Pierre Waucquez.

Très rapi­de­ment, le petit groupe, qui incarne davan­tage un incu­ba­teur d’idées et une publi­ca­tion qu’une frac­tion poli­tique, va inté­grer les enjeux envi­ron­ne­men­taux dans son champ de réflexion et de pro­po­si­tion. C’est donc au sein de Démo­cra­tie nou­velle que va ger­mer la matrice éco-citoyenne : radi­ca­li­té démo­cra­tique et enga­ge­ment éco­lo­gique. En d’autres mots, il s’agit à la fois de « faire de la poli­tique autre­ment » et de modi­fier pro­fon­dé­ment le cours de la socié­té indus­trielle, dont les dégâts locaux et glo­baux sont de plus en plus visibles et inquié­tants. Pour inver­ser la logique pro­duc­ti­viste capi­ta­liste ou socia­liste, aux mains de grandes entre­prises mul­ti­na­tio­nales ou des appa­reils d’État, il convient d’approfondir la démo­cra­tie en ancrant son exer­cice et son emprise dans le local mai­tri­sable. Paul Lan­noye l’exprime de manière ferme et défi­ni­tive dans le numé­ro d’octobre 1975 de Démo­cra­tie nou­velle, au len­de­main de la pre­mière mani­fes­ta­tion anti­nu­cléaire wal­lonne à Andenne : « Notre démarche est claire, elle consiste à mener toute action s’inscrivant dans le sens de l’avènement d’une socié­té fédé­ra­liste, auto­ges­tion­naire et éco­lo­gique. Un point c’est tout. » Peu de temps après ces actes fon­da­teurs, le « petit esquif namu­rois » va se fondre dans le nou­veau vais­seau éco­lo­giste. Démo­cra­tie nou­velle se dis­sout d’abord dans l’organisation inter­na­tio­nale « Les Amis de la Terre », en par­ti­ci­pant à la créa­tion d’une sec­tion belge fran­co­phone. Cette der­nière, après quelques remous et dis­si­dences qui lais­se­ront des traces, don­ne­ra ensuite nais­sance à un par­ti. Son nom offi­ciel et acro­ny­mique (obli­ga­toire) trou­vé in extre­mis avant le dépôt des pre­mières listes, sera digne de l’agit-prop du Par­ti radi­cal ita­lien : « Éco­lo­gistes confé­dé­rés pour l’organisation de luttes ori­gi­nales » (Éco­lo).

Si la dimen­sion éco­lo­giste (prise en compte des éco­sys­tèmes dans les­quels s’intègre la sphère humaine) du nou­veau par­ti est bien bali­sée, son ver­sant « radi­cal-démo­crate » ou « fédé­ra­liste inté­gral » est plus mécon­nu et mérite quelques expli­ca­tions. Pour le dire autre­ment, le pâton éco­lo est non seule­ment bio­lo­gi­que­ment cor­rect, mais éga­le­ment poli­ti­que­ment inté­gral. On touche ici au mys­tère de sa tex­ture, au secret de son levain fra­gile, mais sin­gu­lier3, sur lequel veillent ses gar­diens. Les débats de Démo­cra­tie nou­velle, que Benoît Lechat recons­ti­tue minu­tieu­se­ment, en donnent une vision qua­si in sta­tu nas­cen­di, avec ses tâton­ne­ments et envo­lées uto­piques. Et cette dimen­sion donne d’emblée une ampleur « géné­ra­liste » au par­ti en ges­ta­tion, qui n’a jamais été une « asso­cia­tion de pro­tec­tion des petits oiseaux » qui aurait gran­di trop vite.

Intégral, radical et autonome

Comme nous l’avons vu, le fédé­ra­lisme inté­gral trouve sa source belge fran­co­phone chez Fran­çois Per­rin, le fon­da­teur du Ras­sem­ble­ment wal­lon. L’homme poli­tique lié­geois tient en 1971 des pro­pos uto­piques qui frappent par leur concep­tion anar­chiste4 : « La décen­tra­li­sa­tion, l’autonomie des cel­lules de base démo­cra­ti­sées (entre­prises, écoles), l’association des enti­tés auto­nomes aux divers niveaux, le res­pect de la diver­si­té dans l’harmonie des vastes ensembles, n’est-ce pas la phi­lo­so­phie même du fédé­ra­lisme5 ? ». La vision de la socié­té à venir, pen­sée comme une fédé­ra­tion paneu­ro­péenne de régions auto­nomes, est l’association de mul­tiples cel­lules auto­gé­rées qui s’emboitent comme des pou­pées russes dans de vastes ensembles. Repré­sen­ta­tion uto­pique, dans laquelle une sorte de « main invi­sible » guide les pro­jets des « cel­lules de base démo­cra­ti­sées », pour for­mer des ensembles har­mo­nieux de manière qua­si mira­cu­leuse. Si l’autonomie des cel­lules de base est reven­di­quée, une mys­té­rieuse force pré­sup­po­sée, un « ordre impli­cite », devrait les gui­der vers le meilleur des mondes pos­sibles. Nous revien­drons sur ce point, car il consti­tue le noyau d’une idéo­lo­gie qui sera à la fois source de cohé­sion et cause de décon­ve­nues dans cer­tains par­tis verts frap­pés de « démo­cra­tisme6 ». Cette dimen­sion fédé­ra­liste se noue à la radi­cal-démo­cra­tie à laquelle elle est asso­ciée, la pre­mière étant en quelque sorte l’incarnation ter­ri­to­riale du prin­cipe plus géné­ral expri­mé par la seconde.

Notons en pas­sant que le Par­ti radi­cal-démo­cra­tique (PRD) est un par­ti suisse — pays fédé­ral par excel­lence, avec vote à main levée dans cer­tains can­tons — fon­dé en 1894. Héri­tier de la gauche anti­clé­ri­cale, le PRD fut le par­ti domi­nant de la poli­tique fédé­rale hel­vète jusqu’en 1919. Mais on peut déve­lop­per un fédé­ra­lisme pous­sé sans démo­cra­tie radi­cale, ce que montre bien ce même exemple suisse — une confé­dé­ra­tion de vingt-six can­tons ayant cha­cun leur Consti­tu­tion. Le droit de vote n’y fut accor­dé aux femmes qu’en 1971, et seule­ment au niveau fédé­ral. Au niveau can­to­nal, ce n’est qu’en 1990 que le der­nier can­ton réti­cent (Appen­zell Rhodes-Inté­rieures) leur a fina­le­ment accor­dé ce droit, mais sous la contrainte du Tri­bu­nal fédé­ral. Il s’agit par ailleurs de l’un des deux der­niers can­tons à pra­ti­quer le vote à main levée lors de la réunion annuelle des membres de l’assemblée pri­maire des citoyens sur la place du vil­lage d’Appenzell. C’est en quelque manière le fédé­ra­lisme inté­gral qui aurait frei­né la démo­cra­tie radicale.

Mais com­ment se défi­nit ou s’exprime la nature de cette radi­cal-démo­cra­tie dans le récit his­to­rique que nous offre Benoît Lechat ? S’agit-il d’«un homme, une femme, un débat, un vote par­tout et tout le temps » ? Notons d’abord qu’elle concerne autant le fonc­tion­ne­ment de la struc­ture por­teuse du pro­jet poli­tique (comi­té local, asso­cia­tion, mou­ve­ment, par­ti), que son lien avec le « mou­ve­ment » consti­tué de divers groupes et asso­cia­tions, et le pro­jet de socié­té lui-même, la fin étant aus­si dans les moyens. C’est d’ailleurs la dis­jonc­tion entre ces deux aspects qui, sou­ve­nons-nous, avait conduit à la fon­da­tion de Démo­cra­tie nou­velle par Paul Lan­noye et Pierre Wauc­quez. Pour le reste, on ne trouve pas vrai­ment de défi­ni­tion de la notion, sinon en creux dans les pra­tiques même du par­ti nais­sant et des dif­fi­cul­tés qu’il ren­contre. Un para­digme simi­laire est à l’œuvre chez les Verts alle­mands et fran­çais. Mais si les pre­miers ont l’habitude du fédé­ra­lisme au sein de la RFA puis de l’Allemagne réuni­fiée, les seconds, jaco­bi­nisme oblige, éprouvent plus de dif­fi­cul­tés. La sub­ti­li­té orga­ni­sa­tion­nelle, le prin­cipe de non-cumul des man­dats, la rota­tion des élus (en Alle­magne) et la mul­ti­pli­ci­té des lieux et des moments de débats vise la par­ti­ci­pa­tion maxi­male des membres. Elle conjure aus­si la for­ma­tion d’une oli­gar­chie de pro­fes­sion­nels se déta­chant de la base.

La radi­cal-démo­cra­tie consiste dès lors à étendre l’autonomie et la res­pon­sa­bi­li­té des « cel­lules » com­po­sant le corps social, et donc aus­si le par­ti, quitte à mettre en péril la cohé­rence de l’ensemble, ralen­tir les pro­ces­sus de déci­sion, épui­ser ses membres en réunions inter­mi­nables et ne pas per­mettre aux élus de déve­lop­per les com­pé­tences néces­saires à l’exercice de leur man­dat. Nous nous trou­vons en fin de compte dans une uto­pie liber­taire ou « la poli­tique » règne en maitre, mais où « le poli­tique », visant à faire tenir ensemble le corps social, est par­fois défi­cient. Enfin, last but not least, le pro­jet éco­lo­giste vise à « gon­fler la sphère auto­nome », à savoir toutes les ini­tia­tives et acti­vi­tés qui ne relèvent ni de l’État ni du mar­ché. C’est ce qui les dis­tingue fon­da­men­ta­le­ment des libé­raux, d’un côté, et des socia­listes éta­tistes, de l’autre, ce qui ne va pas sans quelques dif­fi­cul­tés d’identification. Ain­si, face à la crise éco­no­mique des années 1980, les Verts défendent, entre autres, l’allocation uni­ver­selle et la réduc­tion du temps de tra­vail, plu­tôt que la reprise de la crois­sance. Par ailleurs et en toute logique, le par­ti éco­lo­giste se conçoit d’abord comme un relai ou un porte-parole des asso­cia­tions, ce qui pose­ra aus­si la ques­tion de l’articulation entre le « par­ti » et le « mouvement ».

Le fantasme d’une adéquation parfaite

L’ouvrage de Benoît Lechat ne fait pas l’impasse sur les dif­fi­cul­tés et blo­cages qui en découlent, d’autant que les pre­mières vic­toires élec­to­rales, locales et natio­nales, puis les par­ti­ci­pa­tions ins­ti­tu­tion­nelles mettent son fonc­tion­ne­ment radi­cal-démo­cra­tique et son fédé­ra­lisme au défi. En interne, l’articulation entre les Wal­lons (à l’origine du par­ti) et les Bruxel­lois, n’est pas tou­jours facile. Les sen­si­bi­li­tés et les pro­blé­ma­tiques sont dif­fé­rentes, l’arrivée de nom­breux ex-gau­chistes7 au sein de la régio­nale bruxel­loise fait entre­voir la menace d’un « noyau­tage » par des mili­tants rom­pus à la dia­lec­tique et aux luttes d’appareil. L’association pré­su­mée har­mo­nieuse des régio­nales ne résiste pas à l’épreuve de la réa­li­té socio­lo­gique ; le par­ti évi­te­ra de jus­tesse la créa­tion de ten­dances éta­blies en son sein. Par ailleurs, son entrée dans la vie poli­tique ins­ti­tu­tion­nelle belge et sa prise de res­pon­sa­bi­li­tés exé­cu­tives (le bap­tême du feu ayant eu lieu à Liège, fin 1982) néces­sitent de repen­ser le fonc­tion­ne­ment de l’appareil poli­tique, de mieux arti­cu­ler le ver­ti­cal et l’horizontal dans un régime mixte. Il s’agit de com­bi­ner démo­cra­tie directe et démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, mais éga­le­ment de sou­te­nir l’expertise des élus par la créa­tion d’un centre de recherche propre au par­ti. Ce sera le « tour­nant prag­ma­tique » de 1986, que le livre décrit de manière minu­tieuse, et dont on sen­tait la néces­si­té depuis les uto­pies de Démo­cra­tie nou­velle ou les envo­lées de Fran­çois Perrin.

Un épi­sode par­ti­cu­liè­re­ment aigu et signi­fi­ca­tif de ce tour­nant prag­ma­tique est la crise ouverte du par­ti, arti­cu­lée à celle de la régio­nale de Bruxelles, puis à la ques­tion du sou­tien « exté­rieur » au Conseil régio­nal wal­lon. Cette crise va s’étendre de 1985 à fin 1986, période sur laquelle se conclut ce pre­mier tome. Le cli­mat géné­ral d’une Bel­gique sou­mise à l’austérité est « plom­bé » par des ques­tions rela­tives à la sécu­ri­té (drame du Hey­sel, atten­tats des CCC, tue­ries du Bra­bant…); Éco­lo se trouve par ailleurs confron­té à la néces­si­té d’adapter ses struc­tures internes pour pré­pa­rer la cam­pagne élec­to­rale d’octobre 1985. Outre les pro­blèmes de la régio­nale de Bruxelles, illus­trant les dan­gers d’une ins­tru­men­ta­li­sa­tion des « dis­po­si­tions géné­reuses d’Écolo en matière de démo­cra­tie interne », les résul­tats déce­vants des élec­tions d’octobre 1985 ouvrent une pro­fonde crise. Celle-ci éclate au Conseil de fédé­ra­tion en novembre de la même année, avec la démis­sion de quatre secré­taires fédé­raux, à la suite du refus des délé­gués régio­naux d’adopter une modi­fi­ca­tion de l’organigramme, impli­quant la pro­fes­sion­na­li­sa­tion d’une par­tie du secré­ta­riat fédé­ral. Plus pro­fon­dé­ment, la crise concerne l’articulation entre l’idéal radi­cal-démo­crate et la néces­si­té d’une effi­ca­ci­té ren­for­cée du jeune par­ti, qui implique une cer­taine pro­fes­sion­na­li­sa­tion des per­ma­nents et des élus. Les ten­sions non apai­sées au sein de la régio­nale de Bruxelles et le sou­tien exté­rieur au Conseil régio­nal wal­lon vont « déchai­ner les pas­sions » et débou­cher sur la démis­sion d’Olivier Deleuze ain­si que de deux per­ma­nents, Cécile Del­bas­court et Jean-Marie Pierlot.

Une nou­velle assem­blée géné­rale va se réunir en mai 1986 à Neuf­châ­teau (« à pas moins de 150 kilo­mètres de Bruxelles », note fine­ment l’auteur). Elle débou­che­ra notam­ment, après l’adoption de la motion réfor­ma­trice, sur le départ d’une tren­taine de mili­tants « gau­chistes » et la fon­da­tion d’un par­ti dis­si­dent, Vega. Les ten­sions entre Éco­lo et la régio­nale de Bruxelles fini­ront par s’apaiser, avec notam­ment la créa­tion d’un sta­tut spé­cial pour la régio­nale et l’obligation de la pré­sence d’au moins un Bruxel­lois au sein du secré­ta­riat fédé­ral. Comme écrit Benoît Lechat en conclu­sion de cet épi­sode : « Éco­lo a par­tiel­le­ment réin­ven­té sa démo­cra­tie interne. Le fan­tasme d’une adé­qua­tion par­faite et per­ma­nente entre le mou­ve­ment et ses repré­sen­tants s’estompe […] La démo­cra­tie, ce n’est pas seule­ment l’autogouvernement, le gou­ver­ne­ment de soi par soi, du peuple par le peuple. C’est aus­si une orga­ni­sa­tion qui per­met la coexis­tence paci­fique entre des volon­tés dif­fé­rentes…» Le « par­ti cen­taure », asso­ciant impli­ca­tion intense des mili­tants et pro­fes­sion­na­li­sa­tion, s’est en quelque manière trou­vé face à la ques­tion qui tra­vaille tant d’organisations contem­po­raines8, celle de l’articulation de l’horizontal et du ver­ti­cal, et du dan­ger — sou­li­gné par l’auteur dans le même para­graphe — d’un « cer­tain tota­li­ta­risme » issu du fan­tasme d’une « adé­qua­tion parfaite ».

La relativité culturelle des Verts

Au début de son livre, Benoît Lechat déve­loppe un joli « pré­lude myco­lo­gique » dans lequel il com­pare l’«émergence des par­tis verts au cours du der­nier quart du XXe siècle » au « jaillis­se­ment des cham­pi­gnons qui naissent en quelques heures dans les sous-bois au début de l’automne ». Il sou­ligne que la qua­si-tota­li­té des par­tis Verts, qui sur­gissent avec une « appa­rente spon­ta­néi­té », par­tagent cette double volon­té de com­bi­ner le « ren­for­ce­ment de la démo­cra­tie » et une « trans­for­ma­tion des modes de vie », soit les deux axes spé­ci­fiques qui forment l’ossature de son livre. De manière un peu exten­sive, l’auteur sou­ligne que ce phé­no­mène de la nais­sance « myco­lo­gique » des Verts se passe « dans des par­ties du monde aus­si éloi­gnées que la Tas­ma­nie, la Bel­gique, la Suisse ou l’Angleterre9 ». Si la Tas­ma­nie est effec­ti­ve­ment aux anti­podes géo­gra­phiques des pays euro­péens cités, elle fait cepen­dant, avec l’Australie, par­tie du monde occi­den­tal depuis sa colo­ni­sa­tion par les Bri­tan­niques. L’émergence ini­tiale des par­tis verts est donc limi­tée aux pays occi­den­taux, c’est-à-dire à cette par­tie du monde qui a vu naitre la démo­cra­tie poli­tique et la révo­lu­tion indus­trielle. Les deux com­po­santes de l’écologie poli­tique sont en effet soli­daires de l’univers occi­den­tal moderne : l’une comme réac­tion aux méfaits de l’industrialisation, l’autre comme exten­sion de la « sphère auto­nome » dans la logique d’un appro­fon­dis­se­ment de la démo­cra­tie. Le pro­jet poli­tique des Verts se situe donc bien logi­que­ment dans le « bas­cu­le­ment du temps social légi­time du pas­sé vers l’avenir » (Gau­chet), et non dans le retour vers l’âge d’or des ori­gines sacrées, même si la nos­tal­gie d’un monde « natu­rel et har­mo­nieux » a pu tra­vailler un cer­tain nombre de mili­tants, notam­ment dans la ver­sion « deep eco­lo­gy » de la mou­vance verte. On peut même aller plus loin et affir­mer qu’il s’agit en fait des deux faces d’une même médaille, la révo­lu­tion scien­ti­fique et indus­trielle n’ayant pu se pro­duire que dans le cadre d’un désen­chan­te­ment du monde et d’une auto­no­mi­sa­tion des hommes à l’égard du cos­mos sacral qu’ils s’étaient for­gé10.

Cela pose par consé­quent la ques­tion de l’extension de l’écologie poli­tique ou de mou­ve­ments envi­ron­ne­men­ta­listes à d’autres par­ties du monde (comme l’Afrique, l’Inde, la Rus­sie ou la Chine), dans le contexte de la mon­dia­li­sa­tion. Il n’est en effet pas cer­tain que ces bou­tures vertes se déve­loppent en s’appuyant de la même manière sur les deux com­po­santes mises en lumière par Benoît Lechat. Des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion contre la défo­res­ta­tion, la pol­lu­tion ou les consé­quences du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, par exemple, peuvent très bien se déve­lop­per dans un contexte de struc­tures orga­ni­sa­tion­nelles ver­ti­cales et hié­rar­chiques, plus ou moins congruentes avec le modèle poli­tique local. Dans un autre registre, les enjeux envi­ron­ne­men­taux peuvent échap­per à la « sphère auto­nome », la dyna­mique poli­tique et asso­cia­tive de la socié­té civile, et être pris en charge par l’État dans le cadre d’un régime à par­ti unique, comme en Chine. Cela ne signi­fie évi­dem­ment pas que la cause éco-démo­cra­tique ne peut pas s’y déve­lop­per, mais elle se fait et se fera sans doute de manière moins « spon­ta­née » que le sur­gis­se­ment des cham­pi­gnons à l’automne, dans la mesure où l’humus socio­po­li­tique y est sen­si­ble­ment dif­fé­rent. C’est bien le grand mérite de cet ouvrage de mettre l’accent sur ces deux faces de l’écologie poli­tique, à la fois démo­cra­tique et éco­sys­té­mique, ceci sur la base de son enra­ci­ne­ment concret et de son dérou­lé his­to­rique en fran­co­pho­nie belge. Il nous invite dès lors à être atten­tif aux condi­tions socio­po­li­tiques de son déve­lop­pe­ment dans le monde, mais aus­si au sein de notre diver­si­té européenne.

  1. La démo­cra­tie comme pro­jet. Tome I : 1970 – 1986, du fédé­ra­lisme à l’écologie, de Benoît Lechat, édi­tions Éto­pia, 2014. Le second tome devrait cepen­dant paraitre sous la cosi­gna­ture de Benoît Lechat et Jona­than Piron.
  2. Comme l’écrit Mar­cel Gau­chet, « L’autonomie, donc, cela consiste à confier le secret de son être au temps, au temps ouvert de l’avenir où l’on se pro­jette pour se pro­duire, afin de se retrou­ver et de savoir au tra­vers de cette praxis », dans L’avènement de la démo­cra­tie, t. 1, La révo­lu­tion moderne, Gal­li­mard 2007.
  3. Un mou­ve­ment envi­ron­ne­men­ta­liste sans pro­jet radi­cal démo­crate, ou un par­ti radi­cal démo­crate sans pro­gramme éco­lo­giste ne serait pas vrai­ment Vert. Mais le cur­seur peut se dépla­cer entre ces deux pôles, comme en témoigne la décla­ra­tion d’Olivier Deleuze au congrès Éco­lo du 22 mars 2015 : « Ce qui a construit ce par­ti et l’a struc­tu­ré, c’est la ques­tion envi­ron­ne­men­tale et c’est elle qui le ren­dra fort et cré­dible. C’est la pre­mière rai­son pour laquelle l’électeur vote pour notre par­ti. » Le len­de­main, cepen­dant, le nou­vel élu wal­lon au secré­ta­riat fédé­ral, Patrick Dupriez, affir­mait que « le pro­jet d’Écolo est radi­cal, il l’a tou­jours été » et l’élue bruxel­loise, Zakia Khat­ta­bi, que « notre pro­jet, c’est plus que l’environnement ». La ten­sion est tou­jours présente.
  4. Au sens du mou­ve­ment de phi­lo­so­phie poli­tique moderne dont William God­win (1756 – 1836) et Joseph Prou­dhon (1809 – 1865) sont les fon­da­teurs, visant à déve­lop­per une socié­té exempte de domi­na­tion et d’exploitation, où les indi­vi­dus coopèrent dans une dyna­mique d’autogestion et de fédé­ra­lisme. Prou­dhon est consi­dé­ré comme un des pre­miers théo­ri­ciens du fédéralisme.
  5. Fran­çois Per­rin, « Lettre aux membres du Ras­sem­ble­ment wal­lon », Forces wal­lonnes, mars 1971.
  6. Voir Jean-Paul Rus­sier, « Le démo­cra­tisme, ou la démo­cra­tie par excès », dans Revue du Mauss, 2005/2. Cet article qui est « une inter­ro­ga­tion sur les limites de la forme démo­cra­tique » s’appuie sur l’exemple des « Verts [fran­çais] comme miroir des défaillances et des incer­ti­tudes démo­cra­tiques contem­po­raines ». L’auteur pré­cise : « Micro-socié­té et modèle réduit des attentes et des désordres d’une socié­té, les Verts seront pour nous une loupe gros­sis­sante de la ques­tion démo­cra­tique. » La situa­tion ne s’améliore pas aux der­nières nou­velles. « Les Verts para­ly­sés par leurs guerres intes­tines », titrait Le Monde du 8 mai 2015.
  7. Les rela­tions du par­ti avec les groupes mar­xistes sont par­fois tumul­tueuses. Le par­ti s’en sépare sur deux axes fon­da­men­taux : la démo­cra­tie radi­cale et le pro­duc­ti­visme. On retrouve une oppo­si­tion par­tiel­le­ment simi­laire avec la social-démo­cra­tie et le monde syn­di­cal. La ques­tion se rejoue aujourd’hui avec le PTB.
  8. Un exemple dans C. Van­der­borght et M. Meyn­cken-Fou­rez (dir.), Qu’est-ce qui fait auto­ri­té dans les ins­ti­tu­tions médi­co-sociales ?, Erès, 2007. Le risque de dérive « tota­li­taire » ou de « riva­li­tés des égaux » d’organisations tota­le­ment hori­zon­tales y est notam­ment décrit dans la contri­bu­tion de Ph. Kinoo. Voir aus­si l’article de Pol Zim­mer, « Éco­lo, une défaite exem­plaire », La Revue nou­velle 3/2015. Ces deux der­niers auteurs ont une expé­rience auto­ges­tion­naire dans la même ins­ti­tu­tion, le Snark à Houdeng-Aimeries.
  9. Une coquille fait que ce der­nier pays, ber­ceau de la révo­lu­tion indus­trielle, est men­tion­né deux fois, ce qui réduit d’autant la diver­si­té des pays cités.
  10. Voir Phi­lippe Des­co­la, L’écologie des autres, édi­tions Quæ, 2011. Comme le sou­li­gnait Mer­leau-Pon­ty, cité par l’auteur dans ce livre, « Ce n’est pas le déve­lop­pe­ment des recherches scien­ti­fiques qui a chan­gé l’idée de nature. C’est le chan­ge­ment de l’idée de nature qui a per­mis les décou­vertes scien­ti­fiques. » Ce pro­ces­sus est à situer dans l’émergence d’une cos­mo­lo­gie natu­ra­liste, selon la typo­lo­gie déve­lop­pée par Phi­lippe Des­co­la dans Par-delà nature et culture (2005). Le mou­ve­ment roman­tique lui est étroi­te­ment lié et, par la suite, celui des trans­cen­dan­ta­listes amé­ri­cains dont le chef de file, Ralph Wal­do Emer­son, se fera connaitre par un livre à grand suc­cès titré Nature (1836). On connait par ailleurs la pos­té­ri­té, notam­ment éco­lo­giste, de son ami Hen­ry David Tho­reau, pré­cur­seur de la sim­pli­ci­té volon­taire et auteur de Wal­den ou la Vie dans les bois (1854). Pour l’anecdote et selon J.-P. Deléage, dans Une his­toire de l’écologie (1991), le mot « éco­lo­gie » aurait été uti­li­sé pour la pre­mière fois par Tho­reau dans sa correspondance.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur