Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

École : la stratégie du contrat

Numéro 8 Août 2005 - Contrat pour l'école Enseignement-enfance Marie Arena par Théo Hachez

août 2005

Emblème de la moder­ni­té triom­phante, l’é­cole cherche sa place dans une socié­té contem­po­raine minée par la peur d’elle-même et de son deve­nir. Au-delà de son évi­dence fonc­tion­nelle, l’é­cart entre les pro­messes offi­cielles de l’ins­ti­tu­tion et l’ob­jec­ti­va­tion de ce qu’elle pro­duit se montre chaque jour plus cru­ment. La confiance indi­vi­duelle et col­lec­tive qu’on lui fait, depuis […]

Emblème de la moder­ni­té triom­phante, l’é­cole cherche sa place dans une socié­té contem­po­raine minée par la peur d’elle-même et de son deve­nir. Au-delà de son évi­dence fonc­tion­nelle, l’é­cart entre les pro­messes offi­cielles de l’ins­ti­tu­tion et l’ob­jec­ti­va­tion de ce qu’elle pro­duit se montre chaque jour plus cru­ment. La confiance indi­vi­duelle et col­lec­tive qu’on lui fait, depuis tou­jours pro­blé­ma­tique, se res­sent d’un défi­cit de sens que par­tagent, à des titres divers, parents, ensei­gnés et ensei­gnants dans leur pra­tique quotidienne.

Dans quelle mesure le Contrat stra­té­gique deve­nu Contrat pour l’é­cole répond-il à cette crise ? L’ho­ri­zon qu’ouvre cette ques­tion jus­ti­fie une lec­ture appro­fon­die d’un objet poli­tique dont la concep­tion remonte aux ori­gines de la nou­velle légis­la­ture de la Com­mu­nau­té fran­çaise com­men­cée au len­de­main des élec­tions régio­nales 2004. L’ob­jec­tif annon­cé est à la fois ambi­tieux et uni­di­men­sion­nel : l’é­ga­li­té des résul­tats dans l’ac­qui­si­tion des com­pé­tences sco­laires de base. Limi­té et incon­tes­table, le pro­pos s’a­dresse essen­tiel­le­ment aux struc­tures du sys­tème d’en­sei­gne­ment, à son orga­ni­sa­tion : la péda­go­gie, au sens res­treint du terme, en est exclue. N’est-elle pas l’es­pace de liber­té concé­dé aux réseaux d’en­sei­gne­ment ? Aux poli­tiques revient la charge d’ac­tua­li­ser un impé­ra­tif de résultats.

Au-delà des nom­breuses mesures qu’il ras­semble et qui s’é­talent à moyen terme (2013), le plan de la ministre-pré­si­dente Are­na, en charge de l’En­sei­gne­ment sco­laire, s’offre d’a­bord aux regards des ana­lystes comme une curio­si­té pro­cé­du­rale. Pro­po­si­tions de la ministre, concer­ta­tions préa­lables et confron­ta­tions déli­bé­ra­tives sui­vies d’une expo­si­tion publique sous le feu des médias se sont arti­cu­lées dans un pro­ces­sus pro­gram­mé qui retient l’at­ten­tion de J.-Y. Don­nay et M. Verhoe­ven et d’A. Frans­sen (et alii). Doit-on y voir l’exemple d’une nou­velle forme de gou­ver­nance sec­to­rielle dans un domaine qui, tout en se vivant comme sinis­tré, n’a pu s’im­po­ser dans le débat élec­to­ral, notam­ment en rai­son du déca­lage ins­ti­tu­tion­nel (entre Com­mu­nau­té et Régions) propre à la Bel­gique francophone ?

Avant le début de sa mise en place, il est dif­fi­cile de juger de l’in­té­rêt et de la mobi­li­sa­tion qu’a sus­ci­tés la phase de mise au point du « contrat » entre les « acteurs », encore moins de ses suites effec­tives. Doit-on impu­ter ce que l’on a res­sen­ti comme une cer­taine ato­nie à un sec­teur trau­ma­ti­sé et mar­qué par l’in­dif­fé­rence repliée voire ano­mique de ses agents que sont les ensei­gnants ? Tou­jours est-il que le « contrat » a soi­gneu­se­ment contour­né l’i­ras­ci­bi­li­té ombra­geuse de ces der­niers en pro­gram­mant des mesures qui touchent essen­tiel­le­ment les struc­tures du sys­tème d’en­sei­gne­ment. Chr. Maroy y décèle, en effet, se des­si­ner un inflé­chis­se­ment typo­lo­gique de modèle pour la poli­tique sco­laire menée en Com­mu­nau­té fran­çaise. De même, l’ob­jec­tif d’é­ga­li­té, point focal du dis­po­si­tif qui doit se mettre en place, béné­fi­cie d’un consen­sus qui en occulte pour une part le conte­nu et les pré­sup­po­sés. L’é­ga­li­té peut-elle s’im­po­ser comme seule grille d’é­va­lua­tion per­ti­nente du rôle que doit jouer l’é­cole d’au­jourd’­hui ? Sug­gère-t-elle par elle-même une vision stra­té­gique ? J. Van­den­schrick qui relève les effets per­vers d’une telle approche mani­feste plus d’un doute à cet égard.

En finale, le mot « stra­té­gique » a été éva­cué de l’in­ti­tu­lé de l’o­pé­ra­tion. Cela ne doit rien à une mise en doute offi­cielle de la per­ti­nence ou de l’ef­fi­ca­ci­té des mesures envi­sa­gées pour lut­ter contre l’i­né­ga­li­té. Pour­tant, pour nombre d’entre elles, l’a­na­lyse de D. Groo­taers et Fr. Til­man appelle plus que des réserves. J. Cor­net situe les siennes dans un contexte plus large, à savoir une ten­dance lourde qui tra­verse la socié­té tout entière, l’é­cole y com­pris : si la « lutte des places » fait rage par­tout, com­ment l’é­cole pour­rait-elle y res­ter étran­gère ou, mieux encore, pré­tendre l’éradiquer ?

À la lec­ture des dif­fé­rentes contri­bu­tions, le « contrat » engage une série de dépla­ce­ments. En amont d’un objec­tif d’é­ga­li­té de résul­tat qu’il met en vedette sans contre­par­tie, il se fonde sur une culture du chiffre et du résul­tat mesu­rable, peu pré­sente jusque-là dans l’en­sei­gne­ment, qui se voit pro­mue dans un sta­tut dog­ma­tique com­pa­rable au ren­de­ment ou à la pro­fi­ta­bi­li­té dans une entre­prise pri­vée. Mais, ici, le carac­tère incon­tes­ta­ble­ment social de la bonne cause rachète cette conces­sion. Dans son conte­nu, comme le montre D. Car­lier, le contrat pri­vi­lé­gie des mesures-phares linéaires autour d’une éva­lua­tion stan­dar­di­sée des com­pé­tences sco­laires de base. Cette lisi­bi­li­té publi­ci­taire du contrat ren­voie à une autre dimen­sion stra­té­gique du plan qui rebat les cartes de la légi­ti­mi­té des acteurs sco­laires et de leur pou­voir res­pec­tif. Et, dans la nou­velle donne, les poli­tiques semblent reprendre la main.

Pré­sen­ter la f®acture
Car qu’on le dise ou non, au regard de la brève his­toire poli­tique de l’en­sei­gne­ment fran­co­phone, le plan mar­que­ra un inflé­chis­se­ment sévère des rap­ports de force entre les acteurs sco­laires. Héri­tière du pacte sco­laire natio­nal, la Com­mu­nau­té fran­çaise l’a aus­si été d’une ges­tion finan­cière et mana­gé­riale pour le moins approxi­ma­tive du sec­teur avant une fédé­ra­li­sa­tion mal négo­ciée. Écra­sés par des dépenses struc­tu­relles qui auraient natu­rel­le­ment mené à un dépôt de bilan, les poli­tiques n’ont pu tra­ver­ser les années nonante sans s’être mis en dette d’une ambi­tion, d’une « vision » qui dépasse leurs pré­oc­cu­pa­tions bud­gé­taires et les mesures struc­tu­relles d’é­co­no­mie qu’elles inspiraient.

Les ensei­gnants, auréo­lés de leur sta­tut de vic­times écra­sées par l’aus­té­ri­té qui leur était impo­sée, se pré­sen­tèrent en gar­diens de l’é­cole et en défen­seurs de la qua­li­té mena­cée de l’en­sei­gne­ment, quitte à rejoindre le chœur des plaintes plus ou moins popu­listes à l’é­gard du poli­tique. Nos­tal­giques d’une posi­tion sociale per­due, ils se sont conten­tés de tirer les divi­dendes d’un mépris vécu pour exi­ger et obte­nir un mora­toire des réformes accom­pa­gné d’un droit impli­cite à ne pas inter­ro­ger leur pra­tique (notam­ment en ce qui concerne la pro­duc­tion ver­ti­gi­neuse d’é­checs sco­laires et de redou­ble­ment qu’elle génère).

Quant aux pou­voirs sco­laires concur­rents du poli­tique, plus dis­crets mais plus adroits à sai­sir la conjonc­ture du rap­port de force, ils se trou­vèrent en posi­tion de se faire recon­naitre et confor­ter dans leur rôle de par­te­naire, jusque dans la défi­ni­tion même des objec­tifs de l’en­sei­gne­ment. C’est ce que tra­dui­sit, en 1998, l’a­dop­tion du décret « Mis­sions » qui habi­lite et res­pon­sa­bi­lise les pou­voirs orga­ni­sa­teurs (enten­dez les réseaux) en regard de trois objec­tifs dont ils auront mis plu­sieurs années à négo­cier la défi­ni­tion : l’é­pa­nouis­se­ment de l’é­lève, son inté­gra­tion sociale et poli­tique (citoyen­ne­té). Au prix de cette double recon­nais­sance, le poli­tique retrou­vait un peu de hau­teur et un pro­fil plus avan­ta­geux. À quoi s’a­jou­tèrent la mai­trise crois­sante des dépenses, de même que la res­pi­ra­tion appor­tée par des res­sources nou­velles venues du fédé­ral qui per­mirent de reprendre les dis­cus­sions avec les syn­di­cats ensei­gnants et d’ho­no­rer la mise à niveau pro­mise des barèmes des instituteurs.

Stra­té­gique, le plan l’est donc assu­ré­ment en ce qu’il enre­gistre et sanc­tionne un nou­veau rap­port de force des acteurs en rom­pant avec ce défi­cit avoué et mon­nayé de la légi­ti­mi­té du poli­tique à l’é­gard de l’é­cole. Cette posi­tion nou­velle, le poli­tique n’a pu l’as­seoir que sur une éva­lua­tion externe et sur l’o­pi­nion publique. C’est, en effet, la publi­ca­tion des deux vagues de résul­tats de l’en­quête Pisa, menée au plan inter­na­tio­nal par l’O.C.D.E., qui a four­ni l’oc­ca­sion de cette inver­sion. Comme on le sait, le bul­le­tin n’é­tait pas seule­ment médiocre dans l’en­semble, mais il était sur­tout gre­vé par le poids d’une popu­la­tion décro­chée sur le plan des com­pé­tences sco­laires élé­men­taires (notam­ment la lec­ture). Du coup, dépla­cée, la ques­tion n’é­tait plus d’a­bord celle d’un défi­cit de ges­tion ou de moyens, mais celle d’une carence des résultats.
Renou­ve­lant et ren­for­çant leur alliance avec les péda­gogues tech­no­crates qui conçoivent et pra­tiquent ce type d’en­quête, les poli­tiques ont très vite sur­mon­té les quelques doutes qui leur auraient per­mis d’é­lu­der les résul­tats, mais ce fut pour mieux pré­sen­ter la frac­ture aux autres acteurs, en se posant en créan­ciers repré­sen­tants d’une socié­té vis-à-vis d’un sys­tème pris en défaut de pro­duire des inéga­li­tés criantes.

La conquête d’une légi­ti­mi­té nou­velle ne s’est donc pas impo­sée spon­ta­né­ment par la levée par­tielle de l’ur­gence bud­gé­taire. C’est de l’ex­té­rieur du sys­tème qu’un levier s’est pré­sen­té. Le maniant avec pru­dence et poli­tesse, recu­lant ici, amo­diant là, la ministre a fait preuve de la grâce mana­gé­riale qui doit habiller les coups de force réus­sis. Car, quoi­qu’on les ait ména­gés, les ensei­gnants se trouvent désor­mais par­tie pre­nante d’une machine à exclure qui auto­rise une mise sous tutelle. D’un autre côté, le fait de prendre en compte l’en­jeu social du pro­duit de leur tra­vail, n’est-ce pas plus valo­ri­sant et plus mobi­li­sa­teur que de se voir repro­cher de cou­ter trop cher et de vivre dans une insé­cu­ri­té per­ma­nente à laquelle les ensei­gnants n’ont pas été tra­di­tion­nel­le­ment soumis ?

Au-delà de l’égalité
Le constat d’une poche non négli­geable d’a­nal­pha­bé­tisme fonc­tion­nel par­mi les enfants de qua­torze ans consti­tue assu­ré­ment un scan­dale. Se pro­po­ser de réduire et d’é­li­mi­ner cette forme pré­coce d’ex­clu­sion ne peut qu’être une prio­ri­té pour le sys­tème sco­laire qui la pro­duit. Une prio­ri­té à laquelle on peut ados­ser un consen­sus fort.
Mais la den­si­té de ce consen­sus et la dis­cus­sion qu’il ouvre sur les mesures poli­tiques à prendre n’ont-elles pas un pou­voir occul­tant de la crise pro­fonde que vit l’ins­ti­tu­tion sco­laire ? Ain­si, la prise en défaut d’é­ga­li­té ne dit rien des objec­tifs géné­raux adop­tés en 1998, ni de leur vali­di­té ni de leur réa­li­sa­tion effec­tive. La tra­duc­tion poli­tique des résul­tats de Pisa ne se résume-t-elle pas à ava­li­ser une théo­rie impli­cite, celle de l’al­lo­ca­tion uni­ver­selle des com­pé­tences sco­laires ? Et avec ce savoir mini­mum garan­ti à tous, la ten­dance à la stan­dar­di­sa­tion qui impli­ci­te­ment encore tue la dif­fé­rence et le sens ? Est-ce en essen­tia­li­sant le défi­cit et en se foca­li­sant sur lui que l’on peut le réduire ? Est-ce en fai­sant plus du même et plus long­temps que l’on peut com­battre en amont les carences de valo­ri­sa­tion, de recon­nais­sance, d’in­té­gra­tion et de moti­va­tion qui géné­rèrent le décrochage ?

Autant de ques­tions qui jus­ti­fient que l’on revienne, dans le numé­ro pro­chain, sur ce dos­sier avec la lec­ture qu’en fera Mar­tine Colin, phi­lo­sophe de l’é­du­ca­tion. Car sous l’é­vi­dence des résul­tats de Pisa et des solu­tions qu’ils ins­pirent couve la braise d’une polé­mique que la sclé­rose de la pen­sée sur l’é­cole n’é­tein­dra pas. Le ren­for­ce­ment et/ou la pro­lon­ga­tion d’un tronc unique, le recen­trage de l’é­cole sur ses savoirs basiques et tra­di­tion­nels (jus­qu’à éven­tuel­le­ment réha­bi­li­ter les bonnes vieilles méthodes), autant d’in­gré­dients ras­su­rants au par­fum réac­tion­naire avec les­quels les ministres de l’É­du­ca­tion com­posent, en France et ailleurs, leurs « réformes » depuis Che­vè­ne­ment dans les années quatre-vingt.

Théo Hachez


Auteur