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École : la stratégie du contrat
Emblème de la modernité triomphante, l’école cherche sa place dans une société contemporaine minée par la peur d’elle-même et de son devenir. Au-delà de son évidence fonctionnelle, l’écart entre les promesses officielles de l’institution et l’objectivation de ce qu’elle produit se montre chaque jour plus crument. La confiance individuelle et collective qu’on lui fait, depuis […]
Emblème de la modernité triomphante, l’école cherche sa place dans une société contemporaine minée par la peur d’elle-même et de son devenir. Au-delà de son évidence fonctionnelle, l’écart entre les promesses officielles de l’institution et l’objectivation de ce qu’elle produit se montre chaque jour plus crument. La confiance individuelle et collective qu’on lui fait, depuis toujours problématique, se ressent d’un déficit de sens que partagent, à des titres divers, parents, enseignés et enseignants dans leur pratique quotidienne.
Dans quelle mesure le Contrat stratégique devenu Contrat pour l’école répond-il à cette crise ? L’horizon qu’ouvre cette question justifie une lecture approfondie d’un objet politique dont la conception remonte aux origines de la nouvelle législature de la Communauté française commencée au lendemain des élections régionales 2004. L’objectif annoncé est à la fois ambitieux et unidimensionnel : l’égalité des résultats dans l’acquisition des compétences scolaires de base. Limité et incontestable, le propos s’adresse essentiellement aux structures du système d’enseignement, à son organisation : la pédagogie, au sens restreint du terme, en est exclue. N’est-elle pas l’espace de liberté concédé aux réseaux d’enseignement ? Aux politiques revient la charge d’actualiser un impératif de résultats.
Au-delà des nombreuses mesures qu’il rassemble et qui s’étalent à moyen terme (2013), le plan de la ministre-présidente Arena, en charge de l’Enseignement scolaire, s’offre d’abord aux regards des analystes comme une curiosité procédurale. Propositions de la ministre, concertations préalables et confrontations délibératives suivies d’une exposition publique sous le feu des médias se sont articulées dans un processus programmé qui retient l’attention de J.-Y. Donnay et M. Verhoeven et d’A. Franssen (et alii). Doit-on y voir l’exemple d’une nouvelle forme de gouvernance sectorielle dans un domaine qui, tout en se vivant comme sinistré, n’a pu s’imposer dans le débat électoral, notamment en raison du décalage institutionnel (entre Communauté et Régions) propre à la Belgique francophone ?
Avant le début de sa mise en place, il est difficile de juger de l’intérêt et de la mobilisation qu’a suscités la phase de mise au point du « contrat » entre les « acteurs », encore moins de ses suites effectives. Doit-on imputer ce que l’on a ressenti comme une certaine atonie à un secteur traumatisé et marqué par l’indifférence repliée voire anomique de ses agents que sont les enseignants ? Toujours est-il que le « contrat » a soigneusement contourné l’irascibilité ombrageuse de ces derniers en programmant des mesures qui touchent essentiellement les structures du système d’enseignement. Chr. Maroy y décèle, en effet, se dessiner un infléchissement typologique de modèle pour la politique scolaire menée en Communauté française. De même, l’objectif d’égalité, point focal du dispositif qui doit se mettre en place, bénéficie d’un consensus qui en occulte pour une part le contenu et les présupposés. L’égalité peut-elle s’imposer comme seule grille d’évaluation pertinente du rôle que doit jouer l’école d’aujourd’hui ? Suggère-t-elle par elle-même une vision stratégique ? J. Vandenschrick qui relève les effets pervers d’une telle approche manifeste plus d’un doute à cet égard.
En finale, le mot « stratégique » a été évacué de l’intitulé de l’opération. Cela ne doit rien à une mise en doute officielle de la pertinence ou de l’efficacité des mesures envisagées pour lutter contre l’inégalité. Pourtant, pour nombre d’entre elles, l’analyse de D. Grootaers et Fr. Tilman appelle plus que des réserves. J. Cornet situe les siennes dans un contexte plus large, à savoir une tendance lourde qui traverse la société tout entière, l’école y compris : si la « lutte des places » fait rage partout, comment l’école pourrait-elle y rester étrangère ou, mieux encore, prétendre l’éradiquer ?
À la lecture des différentes contributions, le « contrat » engage une série de déplacements. En amont d’un objectif d’égalité de résultat qu’il met en vedette sans contrepartie, il se fonde sur une culture du chiffre et du résultat mesurable, peu présente jusque-là dans l’enseignement, qui se voit promue dans un statut dogmatique comparable au rendement ou à la profitabilité dans une entreprise privée. Mais, ici, le caractère incontestablement social de la bonne cause rachète cette concession. Dans son contenu, comme le montre D. Carlier, le contrat privilégie des mesures-phares linéaires autour d’une évaluation standardisée des compétences scolaires de base. Cette lisibilité publicitaire du contrat renvoie à une autre dimension stratégique du plan qui rebat les cartes de la légitimité des acteurs scolaires et de leur pouvoir respectif. Et, dans la nouvelle donne, les politiques semblent reprendre la main.
Présenter la f®acture
Car qu’on le dise ou non, au regard de la brève histoire politique de l’enseignement francophone, le plan marquera un infléchissement sévère des rapports de force entre les acteurs scolaires. Héritière du pacte scolaire national, la Communauté française l’a aussi été d’une gestion financière et managériale pour le moins approximative du secteur avant une fédéralisation mal négociée. Écrasés par des dépenses structurelles qui auraient naturellement mené à un dépôt de bilan, les politiques n’ont pu traverser les années nonante sans s’être mis en dette d’une ambition, d’une « vision » qui dépasse leurs préoccupations budgétaires et les mesures structurelles d’économie qu’elles inspiraient.
Les enseignants, auréolés de leur statut de victimes écrasées par l’austérité qui leur était imposée, se présentèrent en gardiens de l’école et en défenseurs de la qualité menacée de l’enseignement, quitte à rejoindre le chœur des plaintes plus ou moins populistes à l’égard du politique. Nostalgiques d’une position sociale perdue, ils se sont contentés de tirer les dividendes d’un mépris vécu pour exiger et obtenir un moratoire des réformes accompagné d’un droit implicite à ne pas interroger leur pratique (notamment en ce qui concerne la production vertigineuse d’échecs scolaires et de redoublement qu’elle génère).
Quant aux pouvoirs scolaires concurrents du politique, plus discrets mais plus adroits à saisir la conjoncture du rapport de force, ils se trouvèrent en position de se faire reconnaitre et conforter dans leur rôle de partenaire, jusque dans la définition même des objectifs de l’enseignement. C’est ce que traduisit, en 1998, l’adoption du décret « Missions » qui habilite et responsabilise les pouvoirs organisateurs (entendez les réseaux) en regard de trois objectifs dont ils auront mis plusieurs années à négocier la définition : l’épanouissement de l’élève, son intégration sociale et politique (citoyenneté). Au prix de cette double reconnaissance, le politique retrouvait un peu de hauteur et un profil plus avantageux. À quoi s’ajoutèrent la maitrise croissante des dépenses, de même que la respiration apportée par des ressources nouvelles venues du fédéral qui permirent de reprendre les discussions avec les syndicats enseignants et d’honorer la mise à niveau promise des barèmes des instituteurs.
Stratégique, le plan l’est donc assurément en ce qu’il enregistre et sanctionne un nouveau rapport de force des acteurs en rompant avec ce déficit avoué et monnayé de la légitimité du politique à l’égard de l’école. Cette position nouvelle, le politique n’a pu l’asseoir que sur une évaluation externe et sur l’opinion publique. C’est, en effet, la publication des deux vagues de résultats de l’enquête Pisa, menée au plan international par l’O.C.D.E., qui a fourni l’occasion de cette inversion. Comme on le sait, le bulletin n’était pas seulement médiocre dans l’ensemble, mais il était surtout grevé par le poids d’une population décrochée sur le plan des compétences scolaires élémentaires (notamment la lecture). Du coup, déplacée, la question n’était plus d’abord celle d’un déficit de gestion ou de moyens, mais celle d’une carence des résultats.
Renouvelant et renforçant leur alliance avec les pédagogues technocrates qui conçoivent et pratiquent ce type d’enquête, les politiques ont très vite surmonté les quelques doutes qui leur auraient permis d’éluder les résultats, mais ce fut pour mieux présenter la fracture aux autres acteurs, en se posant en créanciers représentants d’une société vis-à-vis d’un système pris en défaut de produire des inégalités criantes.
La conquête d’une légitimité nouvelle ne s’est donc pas imposée spontanément par la levée partielle de l’urgence budgétaire. C’est de l’extérieur du système qu’un levier s’est présenté. Le maniant avec prudence et politesse, reculant ici, amodiant là, la ministre a fait preuve de la grâce managériale qui doit habiller les coups de force réussis. Car, quoiqu’on les ait ménagés, les enseignants se trouvent désormais partie prenante d’une machine à exclure qui autorise une mise sous tutelle. D’un autre côté, le fait de prendre en compte l’enjeu social du produit de leur travail, n’est-ce pas plus valorisant et plus mobilisateur que de se voir reprocher de couter trop cher et de vivre dans une insécurité permanente à laquelle les enseignants n’ont pas été traditionnellement soumis ?
Au-delà de l’égalité
Le constat d’une poche non négligeable d’analphabétisme fonctionnel parmi les enfants de quatorze ans constitue assurément un scandale. Se proposer de réduire et d’éliminer cette forme précoce d’exclusion ne peut qu’être une priorité pour le système scolaire qui la produit. Une priorité à laquelle on peut adosser un consensus fort.
Mais la densité de ce consensus et la discussion qu’il ouvre sur les mesures politiques à prendre n’ont-elles pas un pouvoir occultant de la crise profonde que vit l’institution scolaire ? Ainsi, la prise en défaut d’égalité ne dit rien des objectifs généraux adoptés en 1998, ni de leur validité ni de leur réalisation effective. La traduction politique des résultats de Pisa ne se résume-t-elle pas à avaliser une théorie implicite, celle de l’allocation universelle des compétences scolaires ? Et avec ce savoir minimum garanti à tous, la tendance à la standardisation qui implicitement encore tue la différence et le sens ? Est-ce en essentialisant le déficit et en se focalisant sur lui que l’on peut le réduire ? Est-ce en faisant plus du même et plus longtemps que l’on peut combattre en amont les carences de valorisation, de reconnaissance, d’intégration et de motivation qui générèrent le décrochage ?
Autant de questions qui justifient que l’on revienne, dans le numéro prochain, sur ce dossier avec la lecture qu’en fera Martine Colin, philosophe de l’éducation. Car sous l’évidence des résultats de Pisa et des solutions qu’ils inspirent couve la braise d’une polémique que la sclérose de la pensée sur l’école n’éteindra pas. Le renforcement et/ou la prolongation d’un tronc unique, le recentrage de l’école sur ses savoirs basiques et traditionnels (jusqu’à éventuellement réhabiliter les bonnes vieilles méthodes), autant d’ingrédients rassurants au parfum réactionnaire avec lesquels les ministres de l’Éducation composent, en France et ailleurs, leurs « réformes » depuis Chevènement dans les années quatre-vingt.