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Ebola, une épidémie qui ne doit rien au hasard
Les maladies émergentes comme la grippe aviaire (H5N1, H7N9), le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), le MERS (syndrome respiratoire du Moyen-Orient) et aujourd’hui Ebola ont toutes un point commun. Les agents de ces maladies sont des virus dont le réservoir est d’origine animale, mais les causes de ces épidémies sont humaines, conséquences de choix économiques, de développement et de gouvernance.
Les maladies émergentes comme la grippe aviaire (H5N1, H7N9), le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), le MERS (syndrome respiratoire du Moyen-Orient) et aujourd’hui Ebola ont toutes un point commun. Les agents de ces maladies sont des virus dont le réservoir est d’origine animale, mais les causes de ces épidémies sont humaines, conséquences de choix économiques, de développement et de gouvernance.
À l’heure où l’on reconstitue, chez nous, des organes avec des imprimantes 3D, dans un autre monde social, économique et géographique, on a laissé s’étendre une épidémie que l’on aurait pu arrêter avec des moyens du début du siècle passé : hygiène, isolement des malades et beaucoup, beaucoup de chlore. Comme le disait Brice de le Vingne, responsable logistique de MSF, à la commission Santé de la chambre du Parlement belge consacrée à Ebola : « Monter un centre d’isolement pour patients d’Ebola, cela n’a rien de compliqué ! »
Rien de compliqué, et pourtant l’épidémie est là, et elle frappe à nos portes. Ne commettons pas l’erreur de penser que la peur, la rumeur et les comportements irrationnels seraient des spécificités africaines. Les premiers cas aux États-Unis et en Espagne nous en donnent un premier aperçu : les uns appellent à la fermeture des frontières et au screening systématique des passagers alors que l’on sait que c’est parfaitement inefficace (en provenance d’où ? « d’ailleurs ! »), le personnel de nettoyage de l’aéroport de New York se met en grève alors que le risque n’est pas là, le chien d’une infirmière infectée par Ebola en Espagne est tué « dans le doute », et les sites web qui alimentent les théories du grand complot fleurissent sur le net [« le CDC (Centers for Disease Control and Prevention) d’Atlanta est plus dangereux qu’Ebola ! »]. Tout est en place en Europe pour que quelques cas supplémentaires d’Ebola se traduisent en une psychose et une vague de perturbations sociales qui ne feront que rendre la gestion de la crise plus difficile, comme ce fut le cas en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone, là où cette épidémie a commencé.
Un enchainement de causes
Dans combien de pays au monde une maladie qui tue 70 % des personnes infectées aurait-elle pu se propager pendant trois mois et demi, entre décembre 2013 et mars 2014, avant d’être identifiée ? Dans des pays où les médecins sont rares, sans aucun doute. Selon les chiffres de la Banque mondiale, il y avait en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone respectivement 10, 1.4 et 2,2 médecins pour 100 000 habitants en 2010. Ces chiffres sont parmi les plus bas au monde. À titre de comparaison, il y en a, en moyenne, 378 en Belgique. Et les rares médecins présents ont eu bien du mal à diagnostiquer les premiers cas. Selon les Nations unies, ces pays comptent chaque année près de 12 000, 3 000 et 7 500 décès dus au paludisme. Il faut également compter avec l’épidémie transfrontalière de choléra qui fit quelque 30 000 cas et 500 morts entre la Guinée et le Sierra Leone. C’était il y a peu, en 2012, qui s’en souvient ? Autant dire qu’une maladie dont les symptômes principaux sont la fièvre, des vomissements et des diarrhées avait toutes les chances de passer inaperçue. D’autres pays d’Afrique centrale présentent des conditions semblables, et Ebola y a déjà causé des épidémies de plus petite ampleur dans le passé et cette année encore en RDC. Les médecins et une partie de la population y sont mieux informés et réagissent donc plus vite, ce qui a permis de contenir ces foyers.
Dans l’enchainement des causes qui vont mener à l’épidémie de grande ampleur que l’on connait aujourd’hui, il y aura donc eu dans un premier temps la vulnérabilité de cette région d’Afrique de l’Ouest qui n’a jamais connu cette maladie et sa nature transfrontalière qui va compliquer l’organisation de la détection et d’une réponse coordonnées. Mais ce ne sera malheureusement que la première étape.
En mars 2014, Michel Van Herp, médecin de MSF, pense à Ebola en lisant la description des symptômes de cette maladie qui, depuis trois mois, tue plus que la normale en Afrique de l’Ouest. Ses soupçons sont confirmés par un diagnostic moléculaire. MSF va sur le terrain et réalise que le virus est déjà présent dans de nombreuses localités de trois pays jamais touchés auparavant, c’est une situation sérieuse et inédite.
L’organisation ouvre alors ses premiers centres de soin et d’isolement, démarre les opérations de suivis des contacts et lance son premier appel pour une mobilisation rapide et internationale des ressources. Mais les équipes de soin font peur, et il semblerait que méfiance et incompréhension écartent les patients des centres de soin. MSF et le CDC pensent que l’épidémie est en voie d’être maitrisée alors qu’elle continue à se propager silencieusement. En juin, les patients affluents à nouveau, chaque jour plus nombreux, et le doute n’est plus permis. Il s’agit d’une épidémie de grande ampleur, totalement incontrôlée, qui touche trois pays et dont l’étendue réelle dans la population est inconnue. La situation est d’autant plus grave que le peu de personnel de santé des services public est lui aussi durement touché par l’épidémie, il ne reste vraiment plus beaucoup de médecins par tranche de 100 000 habitants, et ceux qui acceptent encore d’intervenir le font au péril de leur vie, en raison d’un manque d’équipement approprié.
Il faudrait alors réagir, vite et à grande échelle. Il faudrait envoyer des équipes d’information dans les zones les plus reculées, ouvrir des centres de soins et d’isolement décentralisés, aller vers les patients, mieux informer du fait que les chances de survie sont plus élevées lors d’une prise en charge, mieux informer du risque de contamination des proches, intensifier l’identification des contacts des malades et inviter ceux-ci à s’isoler de leurs proches pendant une période d’observation. Mais la logistique ne suit plus. Mais où sont les moyens supplémentaires ? L’alerte a été donnée en mars ! Où sont les avions, les équipements d’urgence ? Et bien non, en juin, en juillet, rien ne se passe, le tarmac des aéroports est toujours vide et il le restera encore plusieurs mois.
Les mauvais choix de l’OMS
C’est que l’OMS, l’organisation des Nations unies qui, en principe, doit jouer un rôle clé de relai dans la sensibilisation et la coordination sur les questions internationales de santé, a subi les conséquences de la crise financière. Son budget, qui dépend des donations des pays membres, plafonne en 2010, et est réduit dans les années qui suivent. L’OMS est donc forcée de faire des choix.
En juin 2013, soit moins de neuf mois avant la crise Ebola, elle annonce un changement de cap, validé par l’assemblée mondiale de la santé où siègent tous les pays membres, dont la Belgique. Elle va réduire drastiquement son budget consacré aux maladies infectieuses et réorienter ses efforts vers les maladies non transmissibles (maladies cardiovasculaires et cancers). Le budget qui traite les situations d’urgence épidémique est divisé par deux, le nombre d’employés réduit, le département de réponse épidémique et pandémique dissout, ses membres distribués dans d’autres départements. Les experts et vétérans d’anciennes luttes contre des épidémies d’Ebola et d’autres fièvres hémorragiques employés par l’OMS au siège de Genève ou en Afrique ne se comptent plus que sur les doigts d’une main. Un autre département, responsable des réponses d’urgence (guerres, catastrophes, épidémie) voit son personnel réduit de 94 à 34 personnes. L’OMS tarde donc à prendre la mesure de l’épidémie, mais quel rôle auront joué ces restructurations dans ce retard ?
Au début de l’été, l’épidémie touche donc les zones urbaines et y entame sa croissance exponentielle. Au Liberia, 2 à 3 cas par jour en juin, 6 en juillet, 18 en aout, près de 60 en septembre. En parallèle, MSF est le témoin impuissant de la désintégration totale des services publics de santé. Dans de nombreux centres de soins et d’isolement, on abandonne l’idée de suivre les contacts, on refuse des malades tous les jours. Les hôpitaux publics ferment, il n’est plus possible d’être soigné. Les accidentés de la route, les malades en situations d’urgence, les femmes qui ont le malheur d’avoir un accouchement difficile ne savent plus où aller. Aujourd’hui encore, on ne mesure toujours pas l’étendue de cet effet indirect de l’épidémie.
L’OMS prend enfin la mesure de l’urgence, et, le 8 aout, décrète que l’épidémie Ebola est une urgence de santé publique de portée mondiale. Mais l’OMS n’est pas entendue. C’est que l’institution a beaucoup perdu de sa crédibilité et de son poids politique sur la scène internationale lors de la pandémie causée par la grippe H1N1. On se rappelle qu’en 2009, sur la base d’observations très inquiétantes concernant l’émergence d’une nouvelle grippe au Mexique, elle avait décrété la pandémie, sonné l’alarme et entrainé une mobilisation internationale sans précédent. Tous les plans antipandémie préparés par les pays en prévision du virus H5N1 (un autre virus de grippe qui circulait, et circule toujours en Asie, maintenant en compagnie du H7N9) avaient été activés, les stocks d’antiviraux renouvelés et les vaccins commandés en masse. Il y a bien eu pandémie, et ceux qui souffrirent de cette grippe H1N1 s’en souviennent encore, tant elle fut pénible à endurer. Mais, fort heureusement, la mortalité associée n’a pas été aussi élevée que ce qui avait été craint, et l’OMS fut confrontée à la grogne des pays qu’elle avait avertis. Elle fut aussi au centre d’une controverse sur les possibles conflits d’intérêts des scientifiques de son comité d’experts.
L’indifférence occidentale
Pendant l’été, alors que l’OMS a décrété l’urgence, en Europe et aux États-Unis, on regarde son nombril. En Europe, les compagnies aériennes ferment leurs lignes vers les pays touchés à l’exception de Brussels Airlines. C’est une mesure inefficace, mais qui rassure le personnel. Aux États-Unis, Newsweek met une photo de singe sur la couverture de son numéro du 21 aout, titre « Smuggled Bushmeat Is Ebola’s Back Door to America », reproduit dans son article les pires clichés racistes et paranoïaques et se fait heureusement remettre à sa place par le Washington Post. MSF crie toujours dans le désert, et il n’y pas la moindre sensibilisation du grand public qui semble ne voir dans cette maladie qu’un fléau de plus qui touche l’Afrique, après les guerres, les famines et le sida. Bref, on s’habitue… 2 000 morts dans une catastrophe soudaine, cela pourrait encore s’accorder avec le temps médiatique. Mais qui porte attention à quelques dizaines de décès hebdomadaires dans des pays que l’on sait touchés par d’autres maladies ? Même si ces quelques dizaines de cas en annoncent d’autres, bien plus nombreux.
Finalement, les choses bougent, mais très lentement, trop lentement. L’OMS a chiffré dans une feuille de route publiée à la fin aout le montant d’une intervention si elle commençait immédiatement : 500 millions de dollars. Le 2 septembre, Tom Frieden, directeur des Centers for Disease Control and Prevention, revient d’une mission en Afrique de l’Ouest et, visiblement choqué par ce qu’il a vu sur le terrain, déclare que « la fenêtre d’opportunité durant laquelle une action permettrait de mettre fin à cette épidémie est en train de se fermer ». Dans la foulée, des pays s’engagent par des promesses de don. Mais c’est déjà trop tard. Le temps nécessaire pour traduire ces dons en capacité opérationnelle sera trop long, on ne lutte pas facilement contre une épidémie dont les cas, à ce moment-là, doublent tous les vingt jours. MSF, pour la première fois de son histoire, en appelle à l’intervention de forces civiles et militaires, seules à même, selon l’organisation, de déployer rapidement des équipes sur le terrain pour mettre en place des centres d’isolement. Mais cet appel, encore une fois, ne passe pas. Une intervention sur le terrain n’est pas totalement sans danger pour le personnel de soin et présente un risque politique que peu de représentants politiques sont prêts à prendre, surtout dans un contexte de faible sensibilisation de l’opinion publique.
Vers la fin du mois de septembre, les premiers engagements concrets sont enfin pris en termes de moyens humains par les États-Unis (4 000 militaires), le Royaume-Uni (750 militaires, 500 volontaires), l’Allemagne (500 volontaires), la Chine (170 professionnels de la santé), Cuba (165 professionnels de la santé) et récemment le Nigeria (591 volontaires). Les premiers devraient arriver en octobre, mais déjà, de nombreuses questions se posent sur leur engagement réel, et il est encore trop tôt pour juger de leur impact sur l’épidémie.
Le virus Ebola se propage donc depuis plus de dix mois, et le 8 octobre, la Banque mondiale fait ses comptes. Elle estime que si l’épidémie continue à se propager en Afrique de l’Ouest, elle pourrait couter 32 milliards de dollars de perte à l’horizon 2015. Début octobre, les premiers cas sont signalés aux États-Unis et en Europe avec leur lot de psychoses.
Mobilisation internationale tardive
On peut laisser à cette mobilisation internationale tardive le bénéfice du doute sur ses intentions humanitaires. Mais la séquence des évènements invite à une méfiance critique. Tant que la crise Ebola n’a été perçue que comme un drame humanitaire, elle a été largement ignorée. C’est quand il a été clair qu’elle frapperait à nos portes et pourrait avoir un impact sur l’économie globale — qui ne peut se permettre de nouveaux chocs — qu’elle a enfin été prise au sérieux.
En outre, les trois pays touchés par Ebola n’ont pas échappé aux ajustements structurels qui ont contribué à la fois à la décomposition des services publics, dont la santé, et à l’ouverture des marchés aux biens et capitaux étrangers. Cette dernière s’est traduite par la privatisation de larges surfaces de terres au profit d’activités minières et du développement de l’agriculture intensive (palmier à huile, maïs, soja, riz, café). Ces investissements qui peuvent avoir contribué à l’émergence de la maladie elle-même, représentent également des intérêts commerciaux importants à protéger pour les pays étrangers.
Quel sera le futur de cette maladie en Europe, aux États-Unis, en Asie ? Les mouvements antivaccination qui donnent lieu à la résurgence de nombreuses maladies infectieuses rappellent qu’en matière de santé publique, nous n’avons dans les pays occidentaux aucune leçon à donner à d’autres en termes de rationalité et de croyances. Comment nos sociétés du risque zéro vont-elles pouvoir s’adapter à une maladie dont le traitement implique inévitablement un risque d’infection qu’on ne peut totalement exclure ?
En Belgique, les premiers cas suspects d’Ebola ont servi, disons… d’exercice. Ils ont mis en lumière le manque d’équipement approprié et les défauts des locaux et procédures existants. Heureusement pour le personnel de soin, il s’agissait de cas qui se sont révélés négatifs. D’autres ont fait les frais de cette improvisation. Aux États-Unis et en Espagne, deux infirmiers ont été infectés en traitant chacun un seul patient. Sommes-nous si surs que notre système de santé pourrait gérer ne fût-ce qu’une quinzaine de cas d’Ebola introduits sans voir son fonctionnement gravement perturbé ? Comment notre économie qui fonctionne à flux tendu pourrait-elle absorber des restrictions de transport aérien ? Si en Belgique, en Europe, on souhaite éviter de tenter ce test grandeur nature de nos propres vulnérabilités, il n’y a pas d’autre choix que de tout mettre en œuvre pour stopper cette épidémie-là où elle se trouve.
Pour un monde plus solidaire
L’épidémie d’Ebola ne doit donc rien au hasard. Elle a pu se propager car elle a trouvé des pays dans un état de misère absolue, des institutions internationales de santé publique fragilisées et un système économique qui autorise une partie de l’humanité à vivre avec indifférence aux dépens de l’autre. Avec les crises économiques, avec la crise des réfugiés, l’épidémie d’Ebola fait partie de ces drames qui lient le monde. En Belgique, en Europe, nous pouvons continuer de penser que notre économie, notre développement, nos choix de gouvernance ne concernent que nous, mais ce serait nier la réalité économique, écologique et épidémiologique. Tant que le destin d’un gamin de Meliandou mort en Guinée un jour de décembre 2013 nous restera étranger, tant que notre humanité ne sera pas plus interpelée par les réfugiés qui viennent mourir sur les plages d’Europe, tant que nous n’intègrerons pas l’impératif d’un monde plus solidaire et moins déséquilibré, nous resterons exposés aux crises écologiques, économiques, sociales, épidémiologiques et systémiques qui ne vont pas manquer de se succéder.