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E.-U./U.E. : vers une opposition en miroir

Numéro 3 Mars 2003 par Théo Hachez

mars 2003

Les défi­lés contre la guerre en Irak ont réuni par deux fois, les 15 février et 15 mars, des mil­lions de per­sonnes à tra­vers le monde. L’hé­té­ro­gé­néi­té des mani­fes­tants, maintes fois sou­li­gnée, ren­voie d’a­bord à une défaite poli­tique de la pre­mière puis­sance mon­diale, défaite qui s’est éga­le­ment tra­duite par l’im­pos­si­bi­li­té de faire par­ta­ger son point de vue […]

Les défi­lés contre la guerre en Irak ont réuni par deux fois, les 15 février et 15 mars, des mil­lions de per­sonnes à tra­vers le monde. L’hé­té­ro­gé­néi­té des mani­fes­tants, maintes fois sou­li­gnée, ren­voie d’a­bord à une défaite poli­tique de la pre­mière puis­sance mon­diale, défaite qui s’est éga­le­ment tra­duite par l’im­pos­si­bi­li­té de faire par­ta­ger son point de vue par le Conseil de sécu­ri­té de l’O.N.U. Peu cré­dible et sur­tout inac­cep­table dans ses pos­tu­lats mani­chéens, le dis­cours de l’ad­mi­nis­tra­tion Bush a fait l’u­na­ni­mi­té contre lui, réus­sis­sant même à s’at­ti­rer les cri­tiques de ceux qui se disent sen­sibles à cer­tains de ses arguments.

Mais le confort moral des condam­na­tions de prin­cipe n’est pas de mise. D’a­bord parce qu’il s’ac­quiert, qu’on le veuille ou non, sur le dos d’un peuple oppri­mé pour lequel les foules paci­fiques et leurs repré­sen­tants poli­tiques n’ont pas condes­cen­du à four­nir une alter­na­tive un tant soit peu construite au tapis de bombes amé­ri­caines et bri­tan­niques : c’est ce qu’on lira dans l’ar­ticle de Donat Car­lier. Si l’on veut que le devoir d’in­gé­rence ne soit pas mili­tai­re­ment ins­tru­men­ta­li­sé, il faut encore n’en pas lais­ser la pré­ro­ga­tive morale à ceux qui pré­tendent mettre les frappes chi­rur­gi­cales à son ser­vice, tan­dis que la coa­li­tion contre la guerre se trouve contrainte d’a­bri­ter d’aus­si grands démo­crates que Poutine…

Ensuite, on ne peut se satis­faire de ce que la crise actuelle ait mani­fes­té une large demande, expli­cite et consciente, d’un ordre mon­dial mul­ti­la­té­ral, que rien ne pré­fi­gure pour­tant, et où l’Eu­rope tien­drait sa place. On a assez dit qu’il y avait d’autres tyrans aus­si dan­ge­reux que Sad­dam pour ne pas s’en pré­oc­cu­per un petit peu quand même, la capa­ci­té de nuire mas­si­ve­ment étant, pour des rai­sons tech­no­lo­giques évi­dentes, de mieux en mieux par­ta­gée. La frac­ture poli­tique qui a tra­ver­sé l’Eu­rope n’est en rien annon­cia­trice de ce nou­vel ordre sou­hai­té. Au vrai, on n’en est encore qu’au dégel de l’a­près-guerre froide qui nous laisse en héri­tage des ornières idéo­lo­giques, des pos­tures et des inter­pré­ta­tions dont il est très dif­fi­cile de s’ex­traire. C’est aus­si vrai pour la France et l’Al­le­magne dont l’at­ti­tude donne à pen­ser que l’Eu­rope ne peut se mani­fes­ter comme vrai­ment auto­nome que dans un rap­port d’op­po­si­tion aux États-Unis. C’est vrai encore pour les pays d’Eu­rope cen­trale et orien­tale, can­di­dats à l’en­trée dans l’U­nion, pour qui leur nou­velle affi­lia­tion ren­voie natu­rel­le­ment à un ali­gne­ment méca­nique sur le cœur du monde occi­den­tal qu’in­carne pour eux l’Amérique.

Une oppo­si­tion qui serait un alignement

Cepen­dant, au-delà de ces consi­dé­rants poli­tiques lar­ge­ment débat­tus au cours des der­nières semaines et où l’o­ri­gi­na­li­té cari­ca­tu­rale de l’ad­mi­nis­tra­tion Bush prend une part abu­sive sinon aveu­glante, les Euro­péens doivent se pré­pa­rer à affron­ter deux débats. S’en tenant aux aspects poli­tiques et mili­taires et par-delà les diver­gences dont l’Eu­rope a été le théâtre, les plus opti­mistes défendent qu’un à un, les gou­ver­ne­ments pour­raient se rap­pro­cher sur l’i­dée d’une Europe puis­sance capable d’as­su­rer sa propre sécu­ri­té et de peser concrè­te­ment sur le deve­nir du monde. Bref, il se pas­se­ra sans doute peu de temps avant que l’on nous pré­sente la fac­ture d’un réin­ves­tis­se­ment mili­taire d’en­ver­gure, pour la bonne cause, évi­dem­ment : le mul­ti­la­té­ra­lisme, tant sou­hai­té, se paye­ra. Il est rare qu’un consen­sus tel que celui qui s’est mani­fes­té ces der­nières semaines ne soit pas exploi­té de façon consé­quente. Au reste, le gou­ver­ne­ment Raf­fa­rin avait déjà enclen­ché le pro­ces­sus avant que ne se déclare la crise ira­kienne : moins pour l’é­cole, plus pour l’ar­mée. Au fond, cette prio­ri­té mili­taire euro­péenne, les conser­va­teurs amé­ri­cains la sou­tiennent aus­si lors­qu’ils nous sug­gèrent de la finan­cer sur le dos de l’É­tat pro­vi­dence qu’ils consi­dèrent trop géné­reux. Si les Euro­péens sont encore capables aujourd’­hui de se reven­di­quer de leur modèle social, disent-ils, c’est parce qu’ils n’as­sument ni le cout de leur défense ni celui de leur ambi­tion de peser mora­le­ment sur le des­tin du monde, toutes deux prises en charge par les États-Unis. Ajou­tons qu’on nous ven­dra, Fran­çais en tête, parce qu’ils dis­posent d’une indus­trie ad hoc, ces dépenses comme por­teuses d’une dyna­mique éco­no­mique ver­tueuse. Bref, si l’on n’y prend garde, les par­ti­sans d’une vraie poli­tique étran­gère et de défense euro­péenne risquent de nous pous­ser insen­si­ble­ment vers le modèle amé­ri­cain d’une Europe qui sacri­fie son modèle social et confie sa com­pé­ti­ti­vi­té tech­no­lo­gique et éco­no­mique aux indus­tries de la guerre.


Les moyens de la vertu

Il faut aus­si lever une autre hypo­thèque pour évi­ter l’ef­fet miroir et, fina­le­ment, un affron­te­ment fatal. Der­rière l’o­ri­gi­na­li­té de l’ad­mi­nis­tra­tion Bush et ses ori­peaux de croi­sé, se cache aus­si la néces­si­té d’une « real­po­li­tik » éner­gé­tique. Certes, elle peut prendre d’autres formes, plus sour­noises et sans doute plus effi­caces, que la guerre spec­ta­cu­laire qui s’en­clenche et dont les consé­quences sont impré­vi­sibles. On ne dira donc pas ici que les États-Unis font la guerre pour le pétrole, mais bien que, de toute façon, le modèle de déve­lop­pe­ment qu’ils ont choi­si déter­mine à moyen terme le res­pect de leur inté­rêt vital en matière éner­gé­tique. Et qui dit inté­rêt vital, sous-entend un mépris rela­tif des consi­dé­ra­tions morales et des ver­tus poli­tiques. Il n’est donc pas incon­ve­nant de prendre en compte la région du globe où se cris­tal­lisent les ten­sions. De façon plus ou moins visible, au plus pro­fond des moti­va­tions et des posi­tions des uns et des autres, l’on devine fina­le­ment un néo­co­lo­nia­lisme com­man­dé par les res­sources éner­gé­tiques qui se concentrent dans le golfe Per­sique. C’est assez évident pour les Amé­ri­cains dont le mono­pole, acquis par la guerre, inquiè­te­rait les Fran­çais et les Alle­mands qui s’y ver­raient bien aus­si. Quant aux Russes, faire peser leur cen­sure les met en posi­tion de valo­ri­ser leurs propres res­sources ou l’in­fluence qu’ils ont dans des zones sen­sibles et bien pour­vues. Toute l’his­toire du xxe siècle dans cette région a été pour­rie par cette donne qui a sti­mu­lé les puis­sants à adop­ter, à entre­te­nir voire à sus­ci­ter des entre­prises poli­tiques locales, les plus folles et les plus san­gui­naires. Mal­heur aux peuples qui ont tiré ce lot empoi­son­né de l’or noir et dont l’en­trée dans le monde moderne s’est faite, par pipe­line inter­po­sé, au gré d’un pou­voir qui a pu s’im­po­ser comme par­te­naire des inté­rêts pétroliers !

Plu­tôt que d’in­ves­tir mas­si­ve­ment dans un bras armé à arti­cu­ler à leur reven­di­ca­tion d’au­to­no­mie poli­tique, les Euro­péens seraient donc mieux ins­pi­rés de dimi­nuer leur dépen­dance à l’é­gard des hydro­car­bures dont les réserves sont de toute façon limi­tées : mieux vaut donc apprendre à s’en pas­ser le plus tôt pos­sible et, pour­quoi pas, avant les autres. La magis­tra­ture morale qu’ils se gaussent d’exer­cer sur le monde y gagne­rait en séré­ni­té et en cré­dit aux yeux du monde. C’est un chan­tier tenable à l’é­chelle du conti­nent et dans lequel les États, les indus­triels et… les citoyens peuvent s’in­ves­tir. Les béné­fices éco­lo­giques col­la­té­raux d’une telle opé­ra­tion sont à ce point évi­dents pour la pla­nète qu’ils devraient à eux seuls la jus­ti­fier : elle don­ne­rait tout son sens à l’ex­pres­sion « éco­lo­gie poli­tique ». Cela suf­fi­ra-t-il à faire bais­ser la ten­sion fatale qui pèse sur le Moyen-Orient et sur d’autres régions stra­té­giques gra­ti­fiées de sous-sols juteux ? Si elle n’est pas suf­fi­sante, c’est une condi­tion sine qua non à moyen terme, et, à tout le moins, un fac­teur de paix mon­diale. Car, quand il n’y en aura plus pour tout le monde, les inté­rêts vitaux risquent de par­ler fort, y com­pris entre les deux rives de l’Atlantique.

Théo Hachez


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