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Dynamiques de la concertation sociale, d’É. Arcq, M. Capron, É. Léonard et P. Reman

Numéro 3 Mars 2012 par Michel Molitor

février 2012

Le mot « concer­ta­tion » appar­tient au voca­bu­laire poli­tique de la Bel­gique où, au fil du temps, il a acquis diverses signi­fi­ca­tions. On l’emploie par­fois dans un sens éten­du pour dési­gner l’ensemble des pra­tiques de ges­tion des rela­tions col­lec­tives de tra­vail. Ce qu’expriment des syn­di­ca­listes quand ils disent leur sou­ci, dans une conjonc­ture dif­fi­cile, de voir main­te­nir envers […]

Le mot « concer­ta­tion » appar­tient au voca­bu­laire poli­tique de la Bel­gique où, au fil du temps, il a acquis diverses signi­fi­ca­tions. On l’emploie par­fois dans un sens éten­du pour dési­gner l’ensemble des pra­tiques de ges­tion des rela­tions col­lec­tives de tra­vail. Ce qu’expriment des syn­di­ca­listes quand ils disent leur sou­ci, dans une conjonc­ture dif­fi­cile, de voir main­te­nir envers et contre toute la concer­ta­tion. Le terme peut avoir une accep­tion plus pré­cise quand il désigne une des moda­li­tés ori­gi­nales de ges­tion des rela­tions col­lec­tives de tra­vail, à côté de la consul­ta­tion et de la négo­cia­tion, visant à pro­duire des accords aux conte­nus pro­gram­ma­tiques variés et enga­geant fer­me­ment les par­ties à la concer­ta­tion. La concer­ta­tion enten­due de cette manière implique néces­sai­re­ment l’existence d’acteurs sociaux forts, pré­fé­rant pro­duire eux-mêmes, éven­tuel­le­ment avec l’appui du gou­ver­ne­ment (sous des formes diverses), le cadre et le conte­nu de leurs accom­mo­de­ments sans qu’il soit néces­saire de recou­rir exclu­si­ve­ment ou préa­la­ble­ment à la loi. Durant la brève période pen­dant laquelle il assu­ma la fonc­tion de Pre­mier ministre, Michel Rocard déplo­ra l’absence, en France, d’acteurs sociaux forts et du sys­tème de négo­cia­tion que cette puis­sance auto­ri­sait. La situa­tion est très dif­fé­rente en Bel­gique où la force des acteurs sociaux com­pense, en par­tie, la fai­blesse des auto­ri­tés poli­tiques et consti­tue un élé­ment cen­tral du régime de démo­cra­tie sociale, com­plé­tant la repré­sen­ta­tion par­le­men­taire par d’autres canaux de repré­sen­ta­tion et de déci­sion dans les matières éco­no­miques et sociales, assu­rant de ce fait une fonc­tion de régu­la­tion essentielle.

Si la concer­ta­tion sociale a de loin­taines ori­gines qui remontent aux Confé­rences natio­nales du tra­vail de la fin des années trente, elle ne démar­re­ra, dans ses formes contem­po­raines, qu’au len­de­main de la guerre, au moment où le rap­port de force entre groupes sociaux était plus favo­rable au monde du tra­vail. Elle trou­ve­ra une pre­mière consé­cra­tion dans les Accords natio­naux de pro­duc­ti­vi­té de 1952 et 1954 qui orga­ni­se­ront les rela­tions sociales de tra­vail pour de longues années. Fin des années soixante, début des années sep­tante, elle sera vive­ment cri­ti­quée par une par­tie de la base syn­di­cale qui lui repro­che­ra un enca­dre­ment trop étroit de la reven­di­ca­tion sociale. Elle pas­se­ra par diverses phases dans les années qui sui­virent, confron­tée notam­ment à des gou­ver­ne­ments qui déci­de­ront de réor­ga­ni­ser les finances publiques et de limi­ter les méca­nismes de redis­tri­bu­tion sans négo­cia­tion avec les par­te­naires sociaux. Depuis le début des années 2000, la concer­ta­tion sociale a retrou­vé une cer­taine dyna­mique, mais dans un envi­ron­ne­ment pro­fon­dé­ment trans­for­mé. Ces chan­ge­ments et les ques­tions qui les accom­pagnent jus­ti­fiaient que l’on ouvre à nou­veau le dos­sier de la concer­ta­tion sociale et qu’on l’interroge sous divers angles : son rôle et ses mis­sions, sa pro­duc­tion (abou­tit-elle à pro­duire ce qu’on attend d’elle?), ses adap­ta­tions à un envi­ron­ne­ment inédit (inter­na­tio­na­li­sa­tion), sa contri­bu­tion au régime démo­cra­tique. Enfin, de manière plus géné­rale, la concer­ta­tion sociale est-elle tou­jours enra­ci­née dans un conflit por­tant sur l’organisation de la pro­duc­tion et la répar­ti­tion de son pro­duit, ou s’est-elle muée en un outil de ges­tion d’intérêts dans une socié­té lar­ge­ment réconciliée ?

Le Centre de recherche et d’informations socio­po­li­tiques (Crisp) vient de publier un ouvrage impor­tant sur ce sujet1, s’assurant le concours d’une équipe d’analystes et d’observateurs divers qui abordent l’ensemble de ces ques­tions. Le livre a l’ambition de consti­tuer une sorte d’ouvrage de réfé­rence sur le sujet en Bel­gique. L’objectif est cer­tai­ne­ment atteint. Si plu­sieurs cha­pitres n’apportent pas de don­nées ou de com­men­taires réel­le­ment nou­veaux sur le fond de la ques­tion, il en est d’autres qui sont vrai­ment ori­gi­naux. Cepen­dant, l’intérêt et l’utilité de l’ouvrage, et par là son carac­tère inno­vant, résident prin­ci­pa­le­ment dans le ras­sem­ble­ment et la mise en conver­gence des ana­lyses por­tant sur une varié­té de thèmes et d’approches concou­rant à une meilleure com­pré­hen­sion du sys­tème de concer­ta­tion sociale en Belgique.

Les limites du système

La pre­mière par­tie de l’ouvrage, de nature plus his­to­rique, porte sur La construc­tion et les muta­tions de la concer­ta­tion sociale. Marie-Thé­rèse Coe­nen rap­pelle com­ment le conflit de tra­vail a été pro­gres­si­ve­ment cana­li­sé par le déve­lop­pe­ment d’institutions et de pro­cé­dures dont l’objectif était d’ajuster les inté­rêts des uns et des autres autour de com­pro­mis tou­jours à refaire, mais qui pro­dui­ront un sys­tème de ges­tion des rap­ports col­lec­tifs de tra­vail effi­cace. Le pro­duit de cette pro­duc­tion ins­ti­tu­tion­nelle, l’appareil belge de concer­ta­tion sociale, est trai­té par Pierre Blaise qui insiste sur la dimen­sion nor­ma­tive où l’autorité de la concer­ta­tion sociale est deve­nue, à côté du pou­voir légis­la­tif, une source inédite de droit.

L’impact de la concer­ta­tion sur les chan­ge­ments éco­no­miques et sociaux inter­ve­nus en Bel­gique depuis la Seconde Guerre mon­diale est étu­dié par Isa­belle Cas­siers et Luc Denayer. La crois­sance pen­dant les « Trente glo­rieuses » (1945 – 1975) a cer­tai­ne­ment été faci­li­tée par le déve­lop­pe­ment et la conso­li­da­tion de la concer­ta­tion sociale. La liai­son entre crois­sance et concer­ta­tion a tou­te­fois mis en évi­dence les limites de ce sys­tème dans la mesure où sa capa­ci­té de redis­tri­bu­tion était fon­dée sur le pos­tu­lat d’une crois­sance éco­no­mique conti­nue. Aux « Trente glo­rieuses », ont suc­cé­dé les « Trente bou­le­ver­santes » mar­quées par de mul­tiples chan­ge­ments : épui­se­ment des tech­no­lo­gies et des modes d’organisation du tra­vail ayant por­té la crois­sance après 1945, inter­na­tio­na­li­sa­tion de la pro­duc­tion et des flux finan­ciers, chan­ge­ments démo­gra­phiques et cultu­rels. En outre, les règles du jeu col­lec­tif vont chan­ger à la suite de l’apparition d’un fac­teur (acteur?) inédit, dif­fi­cile à dési­gner — le « mar­ché », les « opé­ra­teurs finan­ciers » ? — qui va pro­duire des inté­rêts contra­dic­toires. Pour les auteurs, anti­ci­pant sur les conclu­sions, « la péren­ni­té du sys­tème de concer­ta­tion sociale belge dépend de la capa­ci­té des inter­lo­cu­teurs sociaux à prendre la mesure des chan­ge­ments en cours, à inté­grer l’existence de nou­velles pro­blé­ma­tiques et de nou­veaux groupes d’acteurs et à redé­fi­nir acti­ve­ment une vision com­mune du pro­grès éco­no­mique et social » (p. 92). On répond à cette ques­tion dans d’autres par­ties du volume.

Deux cha­pitres sont consa­crés à l’analyse des acteurs sociaux tra­di­tion­nels de la concer­ta­tion sociale. Jean Faniel pro­pose une syn­thèse his­to­rique fort com­plète du syn­di­ca­lisme belge, insis­tant sur ses spé­ci­fi­ci­tés, sa puis­sance d’encadrement et de repré­sen­ta­tion du monde du tra­vail, et sou­li­gnant cer­taines indé­ter­mi­na­tions induites par les mul­tiples trans­for­ma­tions de son envi­ron­ne­ment. De leur côté, les orga­ni­sa­tions du monde patro­nal sont ana­ly­sées par Étienne Arcq. On obser­ve­ra cepen­dant que la des­crip­tion appro­fon­die de l’action patro­nale orga­ni­sée sur divers axes, sec­to­riels, régio­naux et autres, pour inté­res­sante qu’elle soit, ne peut cepen­dant se sub­sti­tuer à une ana­lyse plus poli­tique des « conduites » du monde patro­nal ou des diri­geants éco­no­miques qui est encore à faire. Le prag­ma­tisme dont se targue sou­vent ce milieu ne peut dis­si­mu­ler le fait que les choix ou les stra­té­gies obéissent par­fois à d’autres rai­sons que la simple ratio­na­li­té éco­no­mique. Des études de ce type ont été réa­li­sées sur le patro­nat fla­mand, mais elles manquent ailleurs. Les études his­to­riques comme celles que conduisent Ginette Kur­gan et son groupe d’histoire du patro­nat à l’ULB devraient être dou­blées d’analyses plus socio­lo­giques por­tant sur les sys­tèmes d’idées domi­nant le monde patro­nal, les sources idéo­lo­giques qui les ins­pirent, les choix poli­tiques, l’existence de frac­tions por­teuses de pro­jets sin­gu­liers, la manière dont le monde patro­nal intègre ou non ses idées et son action dans un contexte social plus large. Mais ceci est, sans doute, une autre histoire…

Les conflits de travail

Les conflits de tra­vail sont abor­dés dans deux autres cha­pitres. Au terme d’une recons­ti­tu­tion pré­cise des déve­lop­pe­ments de la conflic­tua­li­té en Wal­lo­nie depuis 1966, Michel Capron conteste l’image d’une Wal­lo­nie entre­te­nant une culture de grève nui­sible à son image. Le conflit de tra­vail sous la forme de la grève concerne sur­tout les bas­sins de Liège et du Hai­naut où se concentre une forte tra­di­tion du conflit indus­triel (et, pour­rait-on ajou­ter, où se mul­ti­plient inter­mi­na­ble­ment les épi­sodes suc­ces­sifs d’une recon­ver­sion indus­trielle jamais ache­vée). Pour le reste, il note que la conflic­tua­li­té est, dans les faits, glo­ba­le­ment moins impor­tante qu’en Flandre. Il insiste éga­le­ment sur les trans­for­ma­tions pro­fondes de la conflic­tua­li­té et son dépla­ce­ment vers le sec­teur des ser­vices et le non-mar­chand. Kurt Van­daele observe les mêmes évo­lu­tions en Flandre (la « ter­tia­ri­sa­tion » de l’arme de la grève). Dans ses conclu­sions, il insiste sur le jeu des per­cep­tions : une Flandre « docile » oppo­sée à l’image d’une Wal­lo­nie carac­té­ri­sée par un « syn­di­ca­lisme du XIXe siècle ». Pour Kurt Van­daele, cette oppo­si­tion a une fonc­tion idéo­lo­gique évi­dente de « ren­for­cer un modèle d’action sociale auquel les Fla­mands peuvent s’identifier » et qui pré­sente plus d’intérêt pour les employeurs que pour les tra­vailleurs. « En sou­li­gnant l’unité cultu­relle, les ten­ta­tives de créer une iden­ti­té de groupe n’estompent pas seule­ment les oppo­si­tions d’intérêt internes. Elles essaient aus­si de légi­ti­mer le « chan­ge­ment d’échelle » ins­ti­tu­tion­nel de la Bel­gique » (p. 187).

La deuxième par­tie de l’ouvrage est consa­crée à la pré­sen­ta­tion et à l’analyse des ins­tances de la concer­ta­tion. Les divers auteurs y adoptent une pers­pec­tive plus ins­ti­tu­tion­nelle, même si les dyna­miques his­to­riques sont fré­quem­ment uti­li­sées pour rendre compte des trans­for­ma­tions et des orien­ta­tions nou­velles de l’appareil de concer­ta­tion. C’est ain­si que les deux grandes ins­tances de la concer­ta­tion — le Conseil natio­nal du tra­vail et le Conseil cen­tral de l’économie — qui ont eu un rôle régu­la­teur impor­tant lors de leur créa­tion il y a un demi-siècle gardent aujourd’hui une fonc­tion impor­tante. C’est ce que démontre éga­le­ment Michel Capron dans le cha­pitre détaillé qu’il consacre à l’évolution de la concer­ta­tion sociale inter­pro­fes­sion­nelle et au rôle du gou­ver­ne­ment fédé­ral dans la négo­cia­tion entre acteurs sociaux. Dans la même sec­tion de l’ouvrage, on étu­die de manière éga­le­ment détaillée la négo­cia­tion sec­to­rielle, la négo­cia­tion d’entreprise ain­si que le déve­lop­pe­ment d’outils ou d’instances de concer­ta­tion au sein des Régions et des Communautés.

La troi­sième par­tie de l’ouvrage est consa­crée à l’analyse de quelques cas ou situa­tions qui per­met­tront de véri­fier les limites et les effets de la concer­ta­tion abor­dés jusque-là dans leurs dimen­sions plus stric­te­ment ins­ti­tu­tion­nelles. Fran­çois Pichault et Vir­gi­nie Xhau­flair étu­dient les dif­fi­cul­tés de la concer­ta­tion sociale dans le sec­teur de la construc­tion, confron­té à de nou­velles formes d’organisation du tra­vail carac­té­ri­sées par un recours sys­té­ma­tique à la sous-trai­tance qui « pro­li­fère […] en marge des cadres légaux » (p. 345). L’analyse est d’autant plus inté­res­sante qu’elle situe son objet dans le contexte de trois types de trans­for­ma­tions carac­té­ri­sant ce début de XXIe siècle : les nou­velles moda­li­tés d’organisation du tra­vail et de la pro­duc­tion, la sor­tie des cadres natio­naux, les trans­for­ma­tions du droit et des régu­la­tions col­lec­tives. Le sec­teur de la grande dis­tri­bu­tion est abor­dé dans une pers­pec­tive com­pa­rable par Nico­las Cou­pain. Enfin, Étienne Arcq et Estelle Krzes­lo abordent un nou­veau venu dans le champ de la concer­ta­tion sociale : le sec­teur non mar­chand qui occupe aujourd’hui un poids très impor­tant dans la socié­té belge. Les auteurs mettent en évi­dence un effet inat­ten­du de la négo­cia­tion pro­fes­sion­nelle qui a contri­bué à faire exis­ter ce sec­teur en faci­li­tant l’homogénéisation des sta­tuts de tra­vail et en l’intégrant dans les struc­tures des rela­tions col­lec­tives de travail.

Les défis de l’internationalisation

Les défis de l’internationalisation font l’objet d’une qua­trième sec­tion. La confron­ta­tion du modèle belge de concer­ta­tion sociale au mou­ve­ment de l’intégration euro­péenne est abor­dée par Éve­lyne Léo­nard. Comme dans toute situa­tion où se recherchent des arti­cu­la­tions entre un sys­tème natio­nal de rela­tions col­lec­tives de tra­vail et un niveau supra­na­tio­nal, divers scé­na­rios sont pos­sibles. Elle conclut que si l’architecture glo­bale du sys­tème belge n’a pas for­mel­le­ment chan­gé, par contre les para­mètres mêmes de la négo­cia­tion ont évo­lué sen­si­ble­ment en rai­son de l’introduction de normes et de régu­la­tions direc­te­ment issues de l’intégration euro­péenne. Le poids du dia­logue social euro­péen aux plans pro­fes­sion­nel et inter­pro­fes­sion­nel est étu­dié par Pierre-Paul Van Gehuch­ten et Phi­lippe Pochet qui inter­rogent les effets de ces dia­logues et décrivent les mul­tiples coor­di­na­tions qui les sou­tiennent. Ils estiment qu’à l’inverse des attentes des orga­ni­sa­tions syn­di­cales sou­cieuses d’accords plus contrai­gnants, le dia­logue social garde essen­tiel­le­ment une fonc­tion d’exploration. « Les résul­tats res­semblent plus à de la soft law avec des ins­tru­ments aux impli­ca­tions légales et morales incer­taines qu’à l’émergence d’un nou­veau niveau de rela­tions indus­trielles » (p. 431). Enfin, la ques­tion de la coor­di­na­tion trans­na­tio­nale des négo­cia­tions col­lec­tives est abor­dée dans un autre cha­pitre par Vale­ria Polignano.

Entre individuel et collectif

Les sys­tèmes de rela­tions col­lec­tives de tra­vail sont nés du conflit entre les deux grands acteurs de la socié­té indus­trielle : les pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion et les tra­vailleurs. Les conflits et les ten­sions ne se sont cepen­dant pas construits exclu­si­ve­ment sur cet axe. Des diver­si­tés de stra­té­gies patro­nales ou d’orientations syn­di­cales, des situa­tions régio­nales, des concep­tions poli­tiques libé­rales ou social-démo­crates ont don­né diverses cou­leurs à ces oppo­si­tions. Enfin le mou­ve­ment d’individualisation qui carac­té­rise les socié­tés contem­po­raines ques­tionne évi­dem­ment le prin­cipe et la pra­tique des approches ou des ges­tions col­lec­tives des rap­ports de tra­vail. Les études qui consti­tuent la cin­quième par­tie de l’ouvrage, Points de ten­sion, sont tra­ver­sées par une pro­blé­ma­tique com­mune ; l’évolution de l’articulation entre les dimen­sions indi­vi­duelle et col­lec­tive de l’action dans le champ du tra­vail : les dimen­sions ter­ri­to­riale ou régio­nale de la négo­cia­tion sala­riale, la « judi­cia­ri­sa­tion » des conflits sociaux ou l’usage du droit dans le règle­ment des conflits de tra­vail, l’accompagnement des tra­vailleurs licen­ciés, la concer­ta­tion sociale dans les petites entreprises.

Enfin, dans les conclu­sions géné­rales de l’ouvrage, Pierre Reman et Georges Lié­nard s’interrogent sur La place de la concer­ta­tion sociale dans une démo­cra­tie appro­fon­die. Ils déve­loppent une ana­lyse fort argu­men­tée sur la contri­bu­tion de la concer­ta­tion à la démo­cra­tie sociale et à la manière dont celle-ci s’ajuste et ren­force la démo­cra­tie poli­tique. On la résume for­te­ment ici.

Approfondir la démocratie

Par­tant du constat que la social-démo­cra­tie, figure his­to­rique de cette arti­cu­la­tion, est aujourd’hui contes­tée par la démo­cra­tie d’opinion qui met en cause la légi­ti­mi­té des acteurs de la démo­cra­tie poli­tique, Pierre Reman et Georges Lié­nard s’interrogent sur la contri­bu­tion effec­tive de la concer­ta­tion sociale à l’approfondissement démo­cra­tique. Pour ce faire, on com­mence par véri­fier divers points de recou­pe­ment entre la concer­ta­tion et la démo­cra­tie sociale. La concer­ta­tion rééqui­libre des rap­ports de force faus­sés à l’origine. Elle par­ti­cipe direc­te­ment à la construc­tion d’acteurs col­lec­tifs. Elle contri­bue à inté­grer des pro­cé­dures démo­cra­tiques dans les méca­nismes de déci­sion internes aux acteurs par­ti­ci­pant à la concer­ta­tion. Enfin, elle contri­bue à une construc­tion d’une culture de ges­tion des conflits et de la négociation.

Dans l’expérience his­to­rique de la concer­ta­tion en Bel­gique, l’État a été ame­né à jouer un rôle inédit : être asso­cié à la négo­cia­tion tout en recon­nais­sant la pri­mau­té du rôle des acteurs sociaux et en leur délé­guant une capa­ci­té nor­ma­tive forte. Pour Pierre Reman et Georges Lié­nard, le couple conflit-négo­cia­tion est consti­tu­tif de la démo­cra­tie sociale dans la mesure où il crée des capa­ci­tés d’action ori­gi­nales pour des acteurs sociaux au départ dépour­vus de capa­ci­tés d’initiative. « Cette culture de par­te­na­riat conflic­tuel crée en per­ma­nence de nou­velles équi­va­lences et de nou­velles solu­tions conjonc­tu­relles et par­fois struc­tu­relles à pro­pos des enjeux qui animent les acteurs sociaux » (p. 574). La créa­tion de ce pro­ces­sus implique un inves­tis­se­ment impor­tant des acteurs sociaux dans une culture poli­tique renou­ve­lée qui efface l’opposition clas­sique entre conflit et coopé­ra­tion (recon­naitre que le conflit peut avoir comme moti­va­tion le désir de par­ti­ci­pa­tion), qui s’écarte du mythe de la dis­pa­ri­tion de l’autre (ou de l’effacement des réfé­rences ou des moti­va­tions propres de l’autre), qui accepte l’idée et la pra­tique de la res­pon­sa­bi­li­té par­ta­gée (ce qui passe par des com­pé­tences délibératives).

Les paradoxes contemporains

« Dyna­miques de la concer­ta­tion sociale » est donc un ouvrage qui répond à de nom­breuses exi­gences. Le pre­mier inté­rêt de ce livre réside dans la mise en pers­pec­tive his­to­rique qui actua­lise nombre de don­nées et d’informations. Il pré­sente éga­le­ment un tableau fort com­plet des ins­ti­tu­tions et des « régu­la­tions » orga­ni­sées par le sys­tème belge de concer­ta­tion sociale. Enfin, et peut-être sur­tout, la prise en compte de don­nées nou­velles liées aux évo­lu­tions contem­po­raines est un autre inté­rêt majeur de l’ouvrage. L’exercice est conduit avec un cer­tain degré de pro­ba­bi­lisme puisque l’on tra­vaille sur des pro­ces­sus non ache­vés et à l’issue, par défi­ni­tion, incer­taine. Néan­moins, on appré­cie l’effort de réflexion que se sont impo­sé tous les auteurs, comme la mise en évi­dence des enjeux essen­tiels dans chaque domaine traité.

Une des fonc­tions his­to­riques de la concer­ta­tion sociale a été de conso­li­der des acteurs col­lec­tifs et de créer des règles du jeu, autre­ment dit des régu­la­tions qui sta­bi­lisent les rela­tions entre les par­ties et contri­buent à une plus grande pré­vi­si­bi­li­té des conduites des uns et des autres. Les accords rela­tifs à la pro­duc­ti­vi­té ont été l’illustration emblé­ma­tique d’un deal pro­fi­table aux uns et aux autres : inves­tis­se­ment dans une pro­duc­ti­vi­té éle­vée en échange d’une poli­tique sala­riale avan­ta­geuse. Les stra­té­gies d’investissement des acteurs éco­no­miques s’accommodaient fort bien d’un sys­tème de rela­tions sociales qui rédui­sait les incer­ti­tudes et fai­sait des orga­ni­sa­tions syn­di­cales les garants d’une dis­ci­pline de tra­vail. Plu­sieurs articles de cet ouvrage insistent sur une double trans­for­ma­tion : chan­ge­ment des espaces éco­no­miques (inter­na­tio­na­li­sa­tion) et muta­tion des acteurs ou des opé­ra­teurs éco­no­miques. Le monde patro­nal orga­ni­sé, tel qu’il inter­vient dans le champ des rela­tions col­lec­tives de tra­vail, ne repré­sente plus qu’une des com­po­santes de l’initiative éco­no­mique. Il en est d’autres, beau­coup plus dif­fi­ci­le­ment iden­ti­fiables (opé­ra­teurs finan­ciers?). La mobi­li­té accrue de cer­tains opé­ra­teurs éco­no­miques est à la base de para­doxes consi­dé­rables. Aujourd’hui appa­raissent des mou­ve­ments et des inté­rêts contra­dic­toires : les opé­ra­teurs indus­triels ont besoin d’une ges­tion stricte de l’incertitude là ou cer­tains opé­ra­teurs finan­ciers semblent en créer en mul­ti­pliant les stra­té­gies de mobi­li­té pro­pices aux gains rapides. Ces mou­ve­ments ont évi­dem­ment des effets sur les sys­tèmes de rela­tions sociales et les néces­si­tés d’introduire une plus grande pré­vi­si­bi­li­té dans le jeu éco­no­mique seront peut-être à l’origine d’alliances inédites autour d’un sys­tème de concer­ta­tion renouvelé.

À l’instar de ce qui s’est pas­sé dans d’autres pays d’Europe, le sys­tème de concer­ta­tion sociale belge s’est déve­lop­pé sur l’espace natio­nal. Si l’on peine à trou­ver les voies d’une poli­tique éco­no­mique de l’Union euro­péenne qui soit l’instrument d’une inté­gra­tion plus pous­sée, il en va de même des régu­la­tions sociales qui les com­plè­te­raient et les contrô­le­raient. His­to­ri­que­ment on a expli­qué cette dif­fi­cul­té par la concur­rence des mar­chés du tra­vail. Cette expli­ca­tion est-elle encore valide aujourd’hui ? L’espace d’action per­ti­nent du syn­di­ca­lisme n’est-il pas, par défi­ni­tion, l’espace natio­nal (voire, pour cer­tains, l’espace régio­nal)? Quelles sont les condi­tions de construc­tion d’un syn­di­ca­lisme fort au plan euro­péen ? Il existe des dif­fé­rences impor­tantes entre les syn­di­ca­lismes en Europe, comme d’ailleurs entre les patro­nats. Nico­las Sar­ko­zy fait de la réfé­rence à l’Allemagne un point car­di­nal de sa stra­té­gie de gou­ver­ne­ment en oubliant un fac­teur cen­tral : les dif­fé­rences consi­dé­rables, pra­tiques et idéo­lo­giques entre patro­nat et syn­di­cats en France et en Alle­magne. Dans le cha­pitre qu’elle consacre à l’impact de l’Union euro­péenne sur le modèle belge, Éve­lyne Léo­nard enre­gistre un cer­tain nombre d’effets liés à l’intégration pro­gres­sive de l’Europe, mais il n’est pas pos­sible aujourd’hui de pré­voir dans quelle mesure un modèle peu ou prou com­pa­rable à la concer­ta­tion sociale belge est sus­cep­tible de se dif­fu­ser dans ce nou­vel espace. S’il existe des proxi­mi­tés avec l’Allemagne, les Pays-Bas, et d’autres pays du nord de l’Europe, il existe par ailleurs des dif­fé­rences sub­stan­tielles avec de nom­breux autres pays.

On note­ra, enfin, les conclu­sions géné­rales de l’ouvrage. Si les pro­mo­teurs du modèle belge de concer­ta­tion sociale n’avaient sans doute pas le pro­jet expli­cite de ren­for­cer la démo­cra­tie, néan­moins, les cir­cons­tances his­to­riques qui entou­raient la nais­sance de ce sys­tème lui assi­gnaient très clai­re­ment des objec­tifs de « recons­truc­tion » de l’économie et de redé­fi­ni­tion des rap­ports col­lec­tifs de tra­vail. Le sys­tème de concer­ta­tion sociale belge a construit très empi­ri­que­ment ses bases entre deux modèles qui domi­naient le monde à l’époque, le modèle amé­ri­cain et le modèle de l’économie socia­liste sovié­tique. La concer­ta­tion a pro­gres­si­ve­ment construit des modèles de par­ti­ci­pa­tion et de déci­sion poli­tique, enra­ci­nés dans le champ du tra­vail qui ont contri­bué à l’approfondissement du modèle démo­cra­tique belge. À cet égard, l’analyse pro­po­sée par Pierre Reman et Georges Lié­nard, alliant obser­va­tion his­to­rique et réflexion théo­rique, est pro­met­teuse ; elle mérite d’être lar­ge­ment débat­tue et approfondie.

  1. Dyna­miques de la concer­ta­tion sociale, sous la direc­tion d’Étienne Arcq, Michel Capron, Éve­lyne Léo­nard et Pierre Reman, édi­tions du Crisp, 2010, 609 p.

Michel Molitor


Auteur

Sociologue. Michel Molitor est professeur émérite de l’UCLouvain. Il a été directeur de {La Revue nouvelle} de 1981 à 1993. Ses domaines d’enseignement et de recherches sont la sociologie des organisations, la sociologie des mouvements sociaux, les relations industrielles.