Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Du vacarme chez les voisins laïcs
Avec la vague d’émeute de l’automne, la question du « modèle français d’intégration » et de son « échec » a d’abord été agitée par la presse internationale (anglo-saxonne en particulier) avant d’être reprise dans les colonnes hexagonales. D’un bord à l’autre de la Manche, entre les deux rivages de l’Atlantique, l’occasion était trop belle. À peine descendu de la tribune des […]
Avec la vague d’émeute de l’automne, la question du « modèle français d’intégration » et de son « échec » a d’abord été agitée par la presse internationale (anglo-saxonne en particulier) avant d’être reprise dans les colonnes hexagonales. D’un bord à l’autre de la Manche, entre les deux rivages de l’Atlantique, l’occasion était trop belle. À peine descendu de la tribune des Nations unies, alors que ses péroraisons vibrantes sur les droits de l’homme et la démocratie résonnaient encore, Dominique de Villepin, aux prises avec une « insurrection », prêtait désormais le flanc à une critique de principe. L’heure de la revanche symbolique des coalisés de la guerre d’Irak avait sonné.
Il fallait répondre. À l’exception des extrêmes, gauche et droite confondues, le monde politique français serra les rangs pour faire face à la crise en réaffirmant les référents républicains laïcs. Concédant que le modèle était en défaut de ses promesses d’intégration sociale, on n’était pas prêt à envisager un vice de fond. Une fois « l’ordre revenu », il ne s’agirait donc pas de chercher ailleurs que dans l’approfondissement des principes traditionnels l’assise d’une paix durable : faire droit à une société multiculturelle reviendrait à avaliser ses inévitables et horribles dérives communautaristes. Tous se sont reconnus dans le discours d’un président qui a attendu habilement les premiers signes d’un ressac pour risquer une parole qui pouvait alors passer, en effet, pour un coup de sifflet de fin de récréation alors qu’elle n’était qu’un dernier recours après plus de deux semaines de « violences urbaines ».
Le débat théorique opposant la France à ses contradicteurs anglo-saxons s’est déroulé sur une autre scène que celle des évènements. Dans tous les sens du terme, la mobilisation idéologique a fourni un alibi à une vraie confrontation, préalable à toute transaction. L’aphasie due à la faiblesse intrinsèque d’un mouvement invertébré et la surdité idéologique organisée des interlocuteurs officiels se sont construites en miroir. En conformité avec le modèle républicain, et sans doute en raison de sa prégnance instituée de longue date, aucune parole authentique ou représentative ne pouvait surgir du terrain, de cette part de la banlieue en furie, de sa marginalité. Et comment eût-elle été audible, délégitimée qu’elle était à priori par le désordre violent d’où elle aurait émergé ?
Au plus fort de la crise, entre maires, grands frères et imams, seuls des témoins privilégiés et des autorités (religieuses ou locales) furent convoqués de façon informelle par le Pouvoir, sous l’œil des caméras, néanmoins. Engagé dans une surenchère répressive avec les innommables émeutiers, il s’engageait à répondre à des objections (les très emblématiques discriminations) que ceux-ci n’avaient pas pu se faire entendre, mais dont il n’était pas difficile de deviner le fondement. Raidie, la raison du plus fort s’offrait l’avantage d’une concession ventriloque fondée qui, paradoxalement, donnait lieu d’être à une revendication dont on aurait voulu d’abord atomiser les porteurs avant qu’aucun reproche n’ait pu être formulé par une figure organisée. Telle cette promesse de renvoi pour tout étranger impliqué (en dépit de toute efficacité prévisible en raison de la nationalité française de la plupart des émeutiers), l’arsenal répressif visait essentiellement à stigmatiser l’illégitimité du mouvement.
Niés en tant que collectif agissant, renvoyés à leur être anonyme et délinquant, les jeunes se sont dispersés et le nombre de voitures incendiées a fini par décroitre. Cette victoire, le régime la doit sans doute autant au général Hiver et à ses premiers frimas qu’aux intimidations policières ou surenchères des rodomontades ministérielles. La peur des braves gens, dont l’exploitation sera l’objet des prochaines échéances électorales, et l’amertume des autres seront les seuls produits d’une crise destinée à persister au moins sur le mode mineur et sans doute à exploser occasionnellement de façon aussi imprévisible.
Drapée dans les principes qu’elle expose fièrement au monde et avec lesquels elle se voile la face, la France restera pour longtemps donc une terre de rage et d’émeute, dans l’ignorance d’elle-même. C’est que la République ne veut voir qu’une tête, celle de l’identité citoyenne qu’elle confère individuellement et généreusement « à ses filles et fils ». Ce qui lui donne le droit, au prix d’une sorte de tabula rasa, qui revient à choisir entre les deux mots par lesquels les Grecs désignaient le peuple et à ne reconnaitre dans ses administrés qu’un « laïos » (une foule d’individus sans qualité) plutôt qu’un « démos » (une société dans sa formation géographique, sociale ou religieuse). Toute autre option ne conduirait-elle pas à reconnaitre un être collectif concurrent voire à composer avec lui ? Ainsi, le choix exclusif, pour ne pas dire intégriste, de la laïcité, à coup de centralisme et de retrait des identités sur le privé, trouve sa contrepartie dans l’affirmation d’un ordre étatique dont l’indifférence aveugle — l’autisme satisfait ? — est célébrée comme une vertu cardinale.
Il n’est évidemment pas question de renoncer aux horizons chantants de la liberté et de l’égalité qu’ouvre la devise de la « patrie des droits de l’homme ». Ou de prétendre que la mise en œuvre de tel ou tel autre modèle résout de façon miraculeuse l’équation désormais multiculturelle des démocraties qui met inévitablement en tension les valeurs dont elles se réclament. On n’avancera pas non plus que les récentes émeutes ravageuses fournissaient l’occasion idéale d’un revirement radical. Cependant, comment ne pas voir que la version du libéralisme politique qu’a choisie ce républicanisme obtus, combinée à l’individualisme contemporain, a produit en miroir, de part et d’autre des barricades, une société d’individus crispés, râleurs et irresponsables, des protestations sociales évanescentes et invertébrées. Et, finalement, une société incapable de transactions et de réformes, qui face aux désordres de l’économie ou de la rue, ne trouvera de recours que dans une passion versatile et ambivalente avec son Grand Démagogue de Président, présent ou avenir. Les Français sont des veaux, disait déjà De Gaule.