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Du vacarme chez les voisins laïcs

Numéro 12 Décembre 2005 par Théo Hachez

décembre 2005

Avec la vague d’é­meute de l’au­tomne, la ques­tion du « modèle fran­çais d’in­té­gra­tion » et de son « échec » a d’a­bord été agi­tée par la presse inter­na­tio­nale (anglo-saxonne en par­ti­cu­lier) avant d’être reprise dans les colonnes hexa­go­nales. D’un bord à l’autre de la Manche, entre les deux rivages de l’At­lan­tique, l’oc­ca­sion était trop belle. À peine des­cen­du de la tri­bune des […]

Avec la vague d’é­meute de l’au­tomne, la ques­tion du « modèle fran­çais d’in­té­gra­tion » et de son « échec » a d’a­bord été agi­tée par la presse inter­na­tio­nale (anglo-saxonne en par­ti­cu­lier) avant d’être reprise dans les colonnes hexa­go­nales. D’un bord à l’autre de la Manche, entre les deux rivages de l’At­lan­tique, l’oc­ca­sion était trop belle. À peine des­cen­du de la tri­bune des Nations unies, alors que ses péro­rai­sons vibrantes sur les droits de l’homme et la démo­cra­tie réson­naient encore, Domi­nique de Vil­le­pin, aux prises avec une « insur­rec­tion », prê­tait désor­mais le flanc à une cri­tique de prin­cipe. L’heure de la revanche sym­bo­lique des coa­li­sés de la guerre d’I­rak avait sonné.

Il fal­lait répondre. À l’ex­cep­tion des extrêmes, gauche et droite confon­dues, le monde poli­tique fran­çais ser­ra les rangs pour faire face à la crise en réaf­fir­mant les réfé­rents répu­bli­cains laïcs. Concé­dant que le modèle était en défaut de ses pro­messes d’in­té­gra­tion sociale, on n’é­tait pas prêt à envi­sa­ger un vice de fond. Une fois « l’ordre reve­nu », il ne s’a­gi­rait donc pas de cher­cher ailleurs que dans l’ap­pro­fon­dis­se­ment des prin­cipes tra­di­tion­nels l’as­sise d’une paix durable : faire droit à une socié­té mul­ti­cul­tu­relle revien­drait à ava­li­ser ses inévi­tables et hor­ribles dérives com­mu­nau­ta­ristes. Tous se sont recon­nus dans le dis­cours d’un pré­sident qui a atten­du habi­le­ment les pre­miers signes d’un res­sac pour ris­quer une parole qui pou­vait alors pas­ser, en effet, pour un coup de sif­flet de fin de récréa­tion alors qu’elle n’é­tait qu’un der­nier recours après plus de deux semaines de « vio­lences urbaines ».

Le débat théo­rique oppo­sant la France à ses contra­dic­teurs anglo-saxons s’est dérou­lé sur une autre scène que celle des évè­ne­ments. Dans tous les sens du terme, la mobi­li­sa­tion idéo­lo­gique a four­ni un ali­bi à une vraie confron­ta­tion, préa­lable à toute tran­sac­tion. L’a­pha­sie due à la fai­blesse intrin­sèque d’un mou­ve­ment inver­té­bré et la sur­di­té idéo­lo­gique orga­ni­sée des inter­lo­cu­teurs offi­ciels se sont construites en miroir. En confor­mi­té avec le modèle répu­bli­cain, et sans doute en rai­son de sa pré­gnance ins­ti­tuée de longue date, aucune parole authen­tique ou repré­sen­ta­tive ne pou­vait sur­gir du ter­rain, de cette part de la ban­lieue en furie, de sa mar­gi­na­li­té. Et com­ment eût-elle été audible, délé­gi­ti­mée qu’elle était à prio­ri par le désordre violent d’où elle aurait émergé ?

Au plus fort de la crise, entre maires, grands frères et imams, seuls des témoins pri­vi­lé­giés et des auto­ri­tés (reli­gieuses ou locales) furent convo­qués de façon infor­melle par le Pou­voir, sous l’œil des camé­ras, néan­moins. Enga­gé dans une sur­en­chère répres­sive avec les innom­mables émeu­tiers, il s’en­ga­geait à répondre à des objec­tions (les très emblé­ma­tiques dis­cri­mi­na­tions) que ceux-ci n’a­vaient pas pu se faire entendre, mais dont il n’é­tait pas dif­fi­cile de devi­ner le fon­de­ment. Rai­die, la rai­son du plus fort s’of­frait l’a­van­tage d’une conces­sion ven­tri­loque fon­dée qui, para­doxa­le­ment, don­nait lieu d’être à une reven­di­ca­tion dont on aurait vou­lu d’a­bord ato­mi­ser les por­teurs avant qu’au­cun reproche n’ait pu être for­mu­lé par une figure orga­ni­sée. Telle cette pro­messe de ren­voi pour tout étran­ger impli­qué (en dépit de toute effi­ca­ci­té pré­vi­sible en rai­son de la natio­na­li­té fran­çaise de la plu­part des émeu­tiers), l’ar­se­nal répres­sif visait essen­tiel­le­ment à stig­ma­ti­ser l’illé­gi­ti­mi­té du mouvement.
Niés en tant que col­lec­tif agis­sant, ren­voyés à leur être ano­nyme et délin­quant, les jeunes se sont dis­per­sés et le nombre de voi­tures incen­diées a fini par décroitre. Cette vic­toire, le régime la doit sans doute autant au géné­ral Hiver et à ses pre­miers fri­mas qu’aux inti­mi­da­tions poli­cières ou sur­en­chères des rodo­mon­tades minis­té­rielles. La peur des braves gens, dont l’ex­ploi­ta­tion sera l’ob­jet des pro­chaines échéances élec­to­rales, et l’a­mer­tume des autres seront les seuls pro­duits d’une crise des­ti­née à per­sis­ter au moins sur le mode mineur et sans doute à explo­ser occa­sion­nel­le­ment de façon aus­si imprévisible.

Dra­pée dans les prin­cipes qu’elle expose fiè­re­ment au monde et avec les­quels elle se voile la face, la France res­te­ra pour long­temps donc une terre de rage et d’é­meute, dans l’i­gno­rance d’elle-même. C’est que la Répu­blique ne veut voir qu’une tête, celle de l’i­den­ti­té citoyenne qu’elle confère indi­vi­duel­le­ment et géné­reu­se­ment « à ses filles et fils ». Ce qui lui donne le droit, au prix d’une sorte de tabu­la rasa, qui revient à choi­sir entre les deux mots par les­quels les Grecs dési­gnaient le peuple et à ne recon­naitre dans ses admi­nis­trés qu’un « laïos » (une foule d’in­di­vi­dus sans qua­li­té) plu­tôt qu’un « démos » (une socié­té dans sa for­ma­tion géo­gra­phique, sociale ou reli­gieuse). Toute autre option ne condui­rait-elle pas à recon­naitre un être col­lec­tif concur­rent voire à com­po­ser avec lui ? Ain­si, le choix exclu­sif, pour ne pas dire inté­griste, de la laï­ci­té, à coup de cen­tra­lisme et de retrait des iden­ti­tés sur le pri­vé, trouve sa contre­par­tie dans l’af­fir­ma­tion d’un ordre éta­tique dont l’in­dif­fé­rence aveugle — l’au­tisme satis­fait ? — est célé­brée comme une ver­tu cardinale.

Il n’est évi­dem­ment pas ques­tion de renon­cer aux hori­zons chan­tants de la liber­té et de l’é­ga­li­té qu’ouvre la devise de la « patrie des droits de l’homme ». Ou de pré­tendre que la mise en œuvre de tel ou tel autre modèle résout de façon mira­cu­leuse l’é­qua­tion désor­mais mul­ti­cul­tu­relle des démo­cra­ties qui met inévi­ta­ble­ment en ten­sion les valeurs dont elles se réclament. On n’a­van­ce­ra pas non plus que les récentes émeutes rava­geuses four­nis­saient l’oc­ca­sion idéale d’un revi­re­ment radi­cal. Cepen­dant, com­ment ne pas voir que la ver­sion du libé­ra­lisme poli­tique qu’a choi­sie ce répu­bli­ca­nisme obtus, com­bi­née à l’in­di­vi­dua­lisme contem­po­rain, a pro­duit en miroir, de part et d’autre des bar­ri­cades, une socié­té d’in­di­vi­dus cris­pés, râleurs et irres­pon­sables, des pro­tes­ta­tions sociales éva­nes­centes et inver­té­brées. Et, fina­le­ment, une socié­té inca­pable de tran­sac­tions et de réformes, qui face aux désordres de l’é­co­no­mie ou de la rue, ne trou­ve­ra de recours que dans une pas­sion ver­sa­tile et ambi­va­lente avec son Grand Déma­gogue de Pré­sident, pré­sent ou ave­nir. Les Fran­çais sont des veaux, disait déjà De Gaule.

Théo Hachez


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