Du rapport au réel
Le réel est-il atteignable par les sciences sociales et humaines ? Étant donné que créer un objet scientifique revient à modifier le réel du social, comment le chercheur peut-il « bricoler » pour que sa recherche fasse quand même sens ? Tentative de réponse, où il est question d’hybridation, de multidisciplinarité et… du polygraphe.
Lorsque l’on parle de réalité et de rapport au réel, une série de questions fondamentales s’imposent, dont celles de savoir si le réel existe, s’il est possible d’y accéder et, finalement, si cela importe vraiment pour les sciences humaines et sociales1. Comme le souligne le linguiste Martinet (1946), « l’existence d’objets comme autre chose que des termes de relation est une hypothèse métaphysique dont la pensée scientifique a intérêt à se défaire pour considérer ce qu’un réalisme naïf appelle des objets comme les points de croisement de faisceaux d’interdépendances et de relations ». Cependant, la constante tendance à vouloir « être une science comme les autres » (Fabiani, 1996) pousse souvent les scientifiques à confronter les approches paradigmatiques et déterministes ou positivistes.
C’est ainsi que, se référant à la dualité de Dilthey entre les sciences naturelles et les sciences de l’esprit, Foucault (1965) scinde les sciences humaines entre celles qui visent à expliquer (déterministes) de celles qui visent à comprendre (paradigmatiques). Les premières pouvant omettre l’ancrage au réel, les secondes, quant à elle, cherchent à le décrire. Hélas, cette dichotomie comporte souvent un jugement. Foucault ajoute, en effet, que l’explication est le « mauvais modèle épistémologique ; la compréhension, c’est la figure mythique d’une science de l’homme ramenée à son sens radical d’exégèse » (Foucault, 1965, p. 71).
Il existerait donc « un bon » modèle épistémologique pour aborder « la science de l’humain ». Idée précédemment portée par Canguilhem (1970) lorsqu’il dénonce l’ambition des psychologues qui, renonçant à l’utilisation des notions d’âme et de conscience, s’autoproclament mesure et instrument de mesure d’une science spécifique en dehors de toute question philosophique. Les questions épistémologiques deviennent donc cruciales lors du positionnement du scientifique face au réel. Notons toutefois avec Jean-Claude Passeron (2013) que si la question épistémologique se doit d’être posée, elle ne devrait jamais devenir l’artifice par lequel une discipline démontre sa scientificité. Aborder les questions épistémologiques est, pour moi, surtout « un point d’ancrage » pour approcher le réel.
Une épistémologie (parmi tant d’autres)
Discuter de mon rapport au réel au travers de mes travaux revient donc à discuter de mes approches épistémologiques, des réflexions « philosophiques » que sous-tendent les « principes de scientificité » auxquels je raccroche ma pratique. Loin des approches dichotomiques mutuellement exclusives proposées par Foucault, la dualité déterministe et paradigmatique me semble nécessaire face aux exigences scientifiques d’interdisciplinarité et de transversalité.
Si l’on considère que le réel ne peut être atteint, alors tous les modèles théoriques ne sont qu’une représentation sommaire de ce dernier (Chevallard, 1991). La théorisation devient donc « une activité de bricolage (au sens lévi-straussien du mot), dont le ressort essentiel est la métaphore » (Chevallard, 1991, p. 160). Dans ce cadre, proposer une approche mixte aux méthodes positivistes et aux réflexions paradigmatiques permet de modéliser, de rendre intelligibles, et peut-être opérationnels, des questionnements qui seraient habituellement confinés aux seules sciences psychologiques.
C’est par ce positionnement épistémologique que je constitue mes travaux de recherche.
D’abord, je ne considère pas possible d’atteindre le réel, ni directement ni indirectement. Car j’estime l’approche kantienne sur l’impossibilité de s’observer soi-même sans altérer l’objet d’observation tout à fait pertinente. Mais également car, comme le pose la notion de « circularité » de Laisis (1996), cette opération sur l’objet étudié est systématique également dans l’ensemble des études en sciences humaines et sociales. Et ce, dès l’opération de définition de l’objet à étudier. Ainsi, réifier l’objet étudié et le transposer au réel en tant qu’objet social n’est pas accéder au réel, mais… le modifier.
Ensuite, de ce premier point découle que, considérant tout objet de théorisation comme une métaphore, c’est par la « métaphorisation réglée d’un ensemble à priori hétéroclite d’existants anciens qu’émerge du nouveau — soit la construction théorique proprement dite, en son autonomie productrice de connaissances et génératrice de sens » (Chevallard, 1991, p. 160). Ici, l’approche déterministe n’est pas liée à des modèles du réel, mais à des modélisations métaphoriques du réel.
Une pratique (parmi tant d’autres)
La discipline qui définit l’ensemble des travaux que j’effectue implique, étant donné son approche, une interdisciplinarité. Il s’agit d’une branche de la psychologie désignée comme « psychologie des organisations ». Cette branche de la psychologie se meut entre des approches de la psychologie clinique, de la psychologie sociale, de la sociologie et du management. Certains travaux plus récents y intègrent également des apports de la neuropsychologie.
Si la psychologie clinique se définit par une approche essentiellement paradigmatique, de plus en plus d’études en psychosociologie et en sociologie se veulent positivistes. Les sciences de management et entrepreneuriales, quant à elles, n’ont pas cette historicité d’ancrage au sein d’approches purement paradigmatiques. Il devient donc essentiel pour développer des études sur des sujets complexes traités par la psychologie organisationnelle de se mouvoir tant dans des réflexions paradigmatiques que dans des modalités positivistes.
C’est ainsi, que lorsque la demande m’a été adressée de « définir » le traumatisme organisationnel et d’opérationnaliser les moyens de sa prévention, il m’a fallu mobiliser l’ensemble de ces approches.
Tout d’abord pour comprendre l’objet
Se pencher sur la question du traumatisme nécessite de mobiliser l’approche clinique et demande à se questionner sur le paradigme fondamental de l’inconscient (Meyer, 2012).
La question de l’étude d’une organisation nécessite, quant à elle, de mobiliser l’approche sociologique et clinique. La première afin de se positionner vis-à-vis du paradigme individuel méthodologique, l’holisme, mais également au paradigme du construit social (Crozier et Friedberg, 1977). Tandis que l’approche clinique demande de mobiliser le paradigme de la réflexivité pour définir les frontières organisationnelles (Anzieu, 1995).
Pour ensuite expliquer l’objet
La compréhension de l’objet permet d’en définir les contours, les spécificités ou les dynamiques propres. Cependant, elles ne suffisent à elles seules pour le décrire, le définir et encore moins l’opérationnaliser. Pour ce faire, l’approche positiviste permet d’y apporter les fondements.
Il est cependant essentiel de distinguer le positivisme comtois du positivisme viennois. Sans rentrer dans de longs détails, ces deux approches du positivisme se confrontent au sein de la psychologie dans le fait que le premier n’accorde pas le même statut au calcul des probabilités que le second. Ainsi si pour l’approche comtoise l’introspection psychologique n’est nullement possible, pour l’approche viennoise, les probabilités offrent un moyen de création des « lois de l’esprit » (Mill, 1843).
Il est donc ici question de comprendre que le positivisme cherche à décrire des lois qui visent l’explication d’un phénomène. Cela ne veut pourtant pas dire que le positivisme cherche à décrire le phénomène en soi et donc le réel. Hélas, ce pas est souvent erronément franchi.
L’utilisation d’outils statistiques est donc un moyen de décrire les lois qui régissent un phénomène, d’apporter des « preuves » scientifiques aux modélisations métaphoriques pour faire de l’objet étudié un acteur réseau.
Quelles méthodes exploiter
Afin de pouvoir appliquer les outils statistiques aux modélisations théoriques en psychologie des organisations, il faut savoir s’approprier ce qui est mesuré et comment le mesurer.
Plusieurs outils métrologiques existent dans les divers courants de la psychologie, de la sociologie et du management.
Mesures directes
Certains ont des ambitions d’objectivité. Ils mesurent des objets « neutres » des interprétations subjectives. Il s’agit, par exemple, des temps de réaction, du rythme cardiaque, du nombre de liens dans les réseaux sociaux, des productions brutes d’une usine, etc. Ces outils de mesure permettent de créer des modélisations purement déterministes. Ils poussent cependant les scientifiques soit à se défaire de toute logique paradigmatique visant la compréhension des lois observées, soit à leur demander de faire leur interprétation des liens causaux ainsi soulignés.
Prenons, par exemple, les mesures du polygraphe. Cet outil mesure quatre paramètres physiologiques : la pression sanguine, la résistance électrique de la peau, le rythme cardiaque et la respiration (Adler, 2002). Rien de plus objectivable. Pourtant, si le polygraphe est communément appelé le détecteur de mensonges, même le scientifique à la base de sa version moderne, William Moulton Marston, en connait les limites. Les mesures du polygraphe sont objectives, elles montrent ni plus ni moins que le lien entre plusieurs réponses physiologiques. Transposer ces réponses aux mensonges implique deux étapes supplémentaires.
La première est celle de lier ces réponses à une série d’états émotionnels comme la peur ou le stress. Ceci implique un modèle théorique assez large impliquant toute une série de paradigmes concernant comme les états émotionnels ou les réponses physiologiques à ces états émotionnels. Ce modèle implique une série de positionnements positivistes entrainant des lois probabilistes permettant de réduire les erreurs de type 1 et de type 22.
La seconde est celle qui implique de transposer cet état émotionnel à l’action intentionnelle de raconter un mensonge. Ceci implique donc un second modèle théorique et autant d’autres paradigmes pour pouvoir interpréter un état physiologique mesurable par le polygraphe et le fait de raconter un mensonge.
Il est donc assez aisé de comprendre pourquoi, dans la proposition du polygraphe moderne de Martson, on veuille intégrer tant un hardware (le polygraphe) mesurant les réactions physiologiques, qu’un software (technique d’interrogatoire) qui permette de différencier les états physiologiques trop proches (Adler, 2002).
Nous voyons donc que le passage du « réel » directement observable et objectivable permis par les outils de mesures comme le polygraphe, au réel recherché par l’application de ces outils n’est pas aussi simple.
Il en va de même avec toutes les autres mesures objectives qui mettent en lumière des explications sans en fournir une compréhension.
Mesures indirectes
D’autres proposent une métrologie indirecte appliquant dès lors plusieurs questions épistémologiques liées à ces mesures.
Il s’agit principalement d’outils exploités en sociologie et psychologie. Les plus courants sont les questionnaires avec toutes les modalités possibles (types d’échelles, passations uniques et/ou répétées, en ligne ou sur papier, etc.). Ces outils permettent de demander aux sujets de retranscrire leurs interprétations du réel en données numériques et donc une exploitation directe de ces interprétations par les lois probabilistes. Ceci permet au scientifique de ne pas avoir à coder l’interprétation du réel des participants en données numériques contrairement aux approches qualitatives. L’objectivité du scientifique n’est cependant présente que pour cet instant de la démarche. Car de la création des questions au choix de l’échelle et du type de passation, les scientifiques doivent se confronter aux paradigmes liés à chaque choix effectué. En effet, il faut savoir si les questions correspondent aux variables mesurées, si ces variables se distribuent efficacement entre les diverses dimensions et si la modélisation proposée est la plus adéquate. De plus, se pencher sur le type d’échelle demande de se demander si les variables ont plusieurs valences (positive/négative, pertinente/non pertinente, etc.), si la transposition des échelles à intervalles en échelles continues est justifiée, etc. Autant de choix qui font qu’aucune passation de questionnaire ne peut se dérober de la question épistémique propre au scientifique qui l’a dessiné. Comme permet de l’illustrer la citation apocryphe d’Alfred Binet disant que l’intelligence se définit par ce que mesure son questionnaire, chaque objet étudié peut, en partie, être défini par l’outil qui le mesure, car cet outil porte l’épistémologie du/des scientifiques à l’origine de l’objet étudié.
Il faut également préciser que l’interprétation du réel par les répondants n’est pas, elle non plus, le réel de l’objet étudié. Il s’agit avant tout des représentations individuelles de l’objet, mais aussi une présentation de l’objet par les répondants. Cette présentation de l’objet est d’autant plus visible qu’il existe nombre de biais liés à cette fonction de médiation participants-scientifique du questionnaire (biais de désirabilité sociale, de prophétie autoréalisatrice, etc.).
L’utilisation de questionnaires, quelle que soit la validité statistique de ceux-ci, n’est pas exempte des épistémologies originaires. L’objet étudié est donc largement médié entre le réel et sa modélisation théorique validée par l’outil probabiliste.
De la mesure au réel
Le traumatisme organisationnel est-il réellement mesuré ?
Tout d’abord, comme explicité précédemment, les fondements paradigmatiques ont permis une conceptualisation de l’objet à étudier (Alonso Peña et al., 2017). En découle un modèle métaphorique fondé sur un ensemble de littératures permettant l’investigation de variables potentielles.
À partir de cette modélisation, s’ensuit la démarche classique de création de questionnaires. Des questions sont élaborées à partir de la littérature. Elles sont catégorisées en dimensions et soumises pour une première validation auprès d’une population expérimentale. À partir de cet instant, toute démarche est soumise et régie par les prescrits statistiques. L’analyse factorielle met en évidence la distribution la plus pertinente des questions en divers facteurs et permet de souligner les questions « expliquant » moins le facteur par analyse des pondérations. Cela permet de nettoyer et de catégoriser à nouveau les questions. Une nouvelle interprétation peut devenir nécessaire à partir de cette nouvelle catégorisation.
Le nouvel outil ainsi construit, il peut être soumis à validation auprès d’une population « réelle », c’est-à-dire sur le terrain.
L’étude validant l’outil mesurant le traumatisme organisationnel s’est faite auprès d’une population de plus de sept-mille personnes. Les résultats ont non seulement démontré la validité de la structure et des questions, mais ils ont également montré que l’outil permettait de prévoir le burn-out (Alonso Peña, 2019).
L’outil ne mesure cependant pas le réel du concept. En effet, il n’est pas possible de dire qu’il mesure l’organisation. Il est pourtant possible de dire qu’il mesure son double, c’est-à-dire une représentation collective d’un objet social commun. Le réel n’est pas mesuré. Il s’agit d’une image du réel, sa métaphore.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’on ne peut atteindre le réel. Car en définissant la notion et en mesurant l’objet, le concept se réifie en un objet social (de Montety et Souchier, 2009). Le traumatisme organisationnel existe donc par le fait de le définir et de le mesurer, mais il n’est néanmoins pas ce qui est défini ou ce qui est mesuré.
Une éthique (parmi tant d’autres)
D’où la nécessité de l’éthique en science, car s’il n’est pas possible de mesurer le réel, il est par contre aisé de le modifier. Reconnaitre sa responsabilité sociétale repose sur une compréhension globale des interprétations faites des résultats mesurés et de l’objet social qui peut en résulter. Croire que l’objet social existe en dehors de son étude et ne se soucier guère de l’impact que génère l’approche définitoire d’un phénomène peut être hasardeux.
- Le rapport au réel des sciences de la nature et des sciences formelles ne sera ici pas abordé.
- Les erreurs de type I ou de type II (également nommés comme erreur de première et de seconde espèce) sont des erreurs de décision liées à une hypothèse statistique. « Décider entre deux hypothèses complémentaires à partir de l’observation d’un échantillon revient à opposer l’état de nature réel à la décision sur celui-ci. Cette opposition “état de nature réel/décision prise” conduit soit à prendre une bonne décision lorsque la décision prise est conforme à l’état de nature réel ; soit à commettre une erreur lorsque la décision prise est contraire à l’état de nature réel » (Ducel et al., 2014). Dans le cas du polygraphe, l’erreur de première espèce revient à décider que les résultats ne montrent pas un état émotionnel spécifique alors que c’est le cas. L’erreur de seconde espèce revient à décider que les résultats montrent un état émotionnel spécifique alors que ce n’est pas le cas.
