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Du “Printemps arabe” à son automne ?

Numéro 2 Février 2011 par Pascal Fenaux

février 2011

Les mani­fes­ta­tions tuni­siennes, déclen­chées après la ten­ta­tive de sui­cide par immo­la­tion de Moham­med Boua­zi­zi, et l’in­ca­pa­ci­té des BOP (Bri­gades de l’ordre public ou Kataëb) à les étouf­fer ont abou­ti à la fuite sans gloire du pré­sident Zine el-Abi­­dine Ben Ali en Ara­bie saou­dite, le 14 jan­vier 2011. L’in­sur­rec­tion tuni­sienne et le ren­ver­se­ment de Ben Ali sem­blaient devoir […]

Les mani­fes­ta­tions tuni­siennes, déclen­chées après la ten­ta­tive de sui­cide par immo­la­tion de Moham­med Boua­zi­zi1, et l’in­ca­pa­ci­té des BOP (Bri­gades de l’ordre public ou Kataëb) à les étouf­fer ont abou­ti à la fuite sans gloire du pré­sident Zine el-Abi­dine Ben Ali en Ara­bie saou­dite, le 14 jan­vier 2011. L’in­sur­rec­tion tuni­sienne et le ren­ver­se­ment de Ben Ali sem­blaient devoir s’é­tendre d’a­bord et avant tout au reste du Magh­reb et en par­ti­cu­lier à l’Al­gé­rie, voire au Maroc.

Contre toute attente, c’est en Égypte que la « Révo­lu­tion tuni­sienne » a eu un impact immé­diat. En invi­tant la popu­la­tion à se ras­sem­bler le 25 jan­vier 2011 sur la place de la Libé­ra­tion pour par­ti­ci­per à une « Jour­née de la Colère » (Yôm al-Gha­dab), les cybe­rac­ti­vistes ont vu leurs espoirs les plus fous se concré­ti­ser. Le pré­cé­dent tuni­sien a, semble-t-il, per­mis à un nombre crois­sant et impres­sion­nant d’É­gyp­tiens de sur­mon­ter la peur de l’ar­bi­traire bru­tal des ser­vices de sécu­ri­té pour expri­mer le malaise et les aspi­ra­tions démo­cra­tiques d’une socié­té confron­tée à des pro­blèmes sociaux majeurs.

Sommes-nous en train d’as­sis­ter à un « Prin­temps des peuples arabes » ? La réponse est posi­tive. Ce « prin­temps » va-t-il s’ins­tal­ler dans la durée en Égypte et essai­mer ailleurs au Magh­reb et au Moyen-Orient ? Ou va-t-il céder rapi­de­ment la place à un automne pré­coce et sombre ? Il est bien trop tôt pour le savoir, d’au­tant qu’à l’heure où ces lignes sont écrites, la tran­si­tion tuni­sienne reste chao­tique, tan­dis que nul ne sait quelle tour­nure va prendre en Égypte la tran­si­tion pro­mise par le Conseil suprême des forces armées qui exerce désor­mais direc­te­ment le pou­voir depuis la démis­sion for­cée du pré­sident Hos­ni Mou­ba­rak, le 11 février dernier.

Par contre, il existe une cer­ti­tude. Au Magh­reb et au Machrek, les élites pré­da­trices et meur­trières qui gou­vernent depuis cinq décen­nies les « répu­bliques de la Peur » ou les « États de bar­ba­rie2 » sont désor­mais tarau­dées par le doute. Pour qu’elles ne subissent pas le sort des pré­si­dents Ben Ali et Mou­ba­rak, leurs appa­reils de sécu­ri­té redoublent déjà d’ef­forts pour étouf­fer toute vel­léi­té de mani­fes­ta­tion. C’est ce qu’illustre les vagues d’ar­res­ta­tions opé­rées dans les rangs de l’op­po­si­tion et au sein des quelques ilots de socié­té civile en Syrie, en Algé­rie et éga­le­ment en Iran, État non arabe, mais acteur cen­tral dans le sys­tème régio­nal du Moyen-Orient.

La pre­mière onde de choc de la « révo­lu­tion tuni­sienne » a donc tou­ché le plus peu­plé des États arabes et, sur­tout, un rouage essen­tiel dans le dis­po­si­tif stra­té­gique et diplo­ma­tique des États-Unis3, notam­ment depuis le trai­té de paix conclu avec Israël en 1978 et l’im­pli­ca­tion des Ren­sei­gne­ments égyp­tiens dans les affaires inté­rieures pales­ti­niennes. À ce pro­pos, l’Au­to­ri­té pales­ti­nienne est pro­fon­dé­ment désta­bi­li­sée par la crise poli­tique que tra­verse son allié stra­té­gique égyp­tien. De son côté, l’É­tat d’Is­raël, enga­gé dans un lent pro­ces­sus de pétri­fi­ca­tion de son espace socio­po­li­tique et per­sua­dé de l’im­mi­nence de l’ou­ver­ture d’un nou­veau front « isla­miste » à ses fron­tières, se montre déso­rien­té par un « Prin­temps arabe » qui risque de le contraindre à de sérieuses révi­sions de sa stra­té­gie mili­taire, voire de le sou­mettre à de nou­velles pres­sions américaines.

C’est dire que le choc est violent pour des Occi­den­taux qui, obnu­bi­lés par la Révo­lu­tion ira­nienne de 1979 et l’ins­tau­ra­tion consé­cu­tive de la Répu­blique isla­mique, se sont lais­sés convaincre par les « répu­bliques de la Peur » que seules ces der­nières pour­raient « nous » pré­mu­nir contre la « menace isla­miste ». Comme le regret­tait Antoine Bas­bous dans les colonnes du Figa­ro, en inté­grant le Par­te­na­riat euro-médi­ter­ra­néen, « la prin­ci­pale pré­oc­cu­pa­tion de ces diri­geants [arabes] n’est pas d’in­té­grer un club de démo­cra­ties médi­ter­ra­néennes, mais de sanc­tua­ri­ser leurs régimes et de main­te­nir leurs clans au pou­voir. […] Don­ner la liber­té à leur peuple, ins­tau­rer un État de droit ou offrir à leur jeu­nesse une véri­table pers­pec­tive, cela n’est pas à l’ordre du jour4 ».

C’est au nom de cette « menace isla­miste » que des régimes dic­ta­to­riaux « laïques » ont pu se main­te­nir si long­temps au pou­voir, détruire leurs espaces poli­tiques et écra­ser leurs socié­tés civiles en Algé­rie, en Syrie, en Égypte et en Irak (jus­qu’en mars 2003), le tout dans l’in­dif­fé­rence ou avec le sou­tien des États occi­den­taux (et le sou­la­ge­ment d’Is­raël) et avec l’as­sen­ti­ment enthou­siaste de cer­tains de leurs plus émi­nents intel­lec­tuels et fai­seurs d’opinion.

En Syrie, confron­tée à une agi­ta­tion poli­tique (isla­miste, natio­na­liste et gau­chiste) en 1981 – 1982, la dic­ta­ture mili­taire baa­siste avait ain­si pu pro­fi­ter de ce que l’Oc­ci­dent avait l’at­ten­tion détour­née par la guerre civile liba­naise et était désta­bi­li­sé par la Révo­lu­tion ira­nienne pour répri­mer dans le sang toute contes­ta­tion, au prix de plu­sieurs dizaines de mil­liers de morts5. Le comble de l’hor­reur avait été atteint à Hama, où au moins vingt-mille civils furent assas­si­nés. En Algé­rie, après avoir écra­sé dans le sang les émeutes d’oc­tobre 1988, l’ar­mée avait, en jan­vier 1992, pro­cé­dé à un putsch pour mettre fin à un pro­ces­sus élec­to­ral qui ris­quait de la ren­voyer dans ses casernes. La consé­quence en avait été une répres­sion impi­toyable, le déclen­che­ment et le pour­ris­se­ment d’une guerre civile de dix ans qui allait cau­ser la mort d’au moins cent-mille Algé­riens au terme d’une « sale guerre » oppo­sant armée, para­mi­li­taires, maquis isla­mistes et groupes jiha­distes6. En Irak, après avoir délo­gé du Koweït l’ar­mée de Sad­dam Hus­sein en février 1991, les Occi­den­taux, encou­ra­gés par les régimes égyp­tien et saou­dien, avaient lais­sé les troupes d’é­lite du Baas ira­kien com­mettre un bain de sang sans pré­cé­dent pour mater les insur­rec­tions anti-baa­sistes7. On estime à cent-mille le nombre de civils ira­kiens assas­si­nés en mars 1991.

Les nuages ne manquent pas sur le « Prin­temps arabe », mais, pour la pre­mière fois depuis des dizaines d’an­nées, ils se dis­sipent et ne bouchent plus l’ho­ri­zon des socié­tés du Magh­reb et du Moyen-Orient. Mieux, s’é­man­ci­pant des grands récits et comme érein­tées par des décen­nies de répres­sion et de vio­lences « laïques » et « isla­mistes », ce sont les socié­tés arabes elles-mêmes qui, paci­fi­que­ment et qua­si­ment sans enca­dre­ment poli­tique, ont ten­té de dis­si­per ces nuages. À ce pro­pos, si l’on n’a pas assis­té en 2011 à une réédi­tion des car­nages algé­riens, ira­kiens et syriens évo­qués ci-des­sus, c’est peut-être parce que ces régimes bru­taux, mais vieillis­sants et immo­biles, ont éprou­vé quelque dif­fi­cul­té à appli­quer ces modus ope­ran­di expé­di­tifs face à des socié­tés plus mul­ti­formes et mobiles que jadis, notam­ment via les sec­teurs mon­dia­li­sés et « digi­taux » de leurs jeunesses.

Les mois et les années à venir diront si les mou­ve­ments conser­va­teurs les plus impor­tants se récla­mant de l’is­lam poli­tique ont, comme l’as­surent de nom­breux experts, opé­ré leur conver­sion aux prin­cipes du plu­ra­lisme et de la démo­cra­tie par­le­men­taire, sur le modèle désor­mais pri­sé de l’AKP turc. L’on sau­ra éga­le­ment si les lourds, pré­ben­diers et plé­tho­riques appa­reils sécu­ri­taires se lais­se­ront bous­cu­ler et accep­te­ront de rendre des comptes. L’on sau­ra enfin si les plus prêtes à tout par­mi les élites mili­ta­ro-poli­cières contes­tées et les orga­ni­sa­tions isla­mistes armées seront par­ve­nues à tor­piller ces pro­ces­sus fra­giles par les­quels les socié­tés révol­tées tentent lit­té­ra­le­ment de « se consti­tuer » poli­ti­que­ment8.

En guise de conclu­sion pro­vi­soire, il n’est pas ques­tion ici de céder à la ten­ta­tion de l’an­gé­lisme, ni de la dia­bo­li­sa­tion. Ce serait être angé­lique que d’i­gno­rer les défis pro­mé­théens aux­quels sont confron­tées des socié­tés arabes pro­fon­dé­ment vio­len­tées et tra­vaillées à leurs marges par des mou­ve­ments extré­mistes et vio­lents. Mais il serait insen­sé d’ac­cep­ter le chan­tage faus­se­ment moral auquel cer­tains vou­draient sou­mettre les Euro­péens : la démo­cra­ti­sa­tion arabe est impos­sible, elle ne peut être que la porte ouverte aux « isla­mistes » et, plus spé­cieux encore, « nous » ne pou­vons faire cou­rir aux démo­crates arabes le risque d’un tel « pari ».

D’une part, la diplo­ma­tie euro­péenne semble se satis­faire de la nature ultra­con­ser­va­trice d’un régime saou­dien qui arrose finan­ciè­re­ment les mou­ve­ments isla­mistes extré­mistes, à l’ex­cep­tion des… Frères musul­mans. D’autre part, les Occi­den­taux seraient autre­ment plus cré­dibles dans les pré­oc­cu­pa­tions « démo­cra­tiques » qu’ils expriment quant au risque futur (et par défi­ni­tion, hypo­thé­tique) de dic­ta­tures isla­mistes, s’ils n’a­vaient jus­qu’i­ci impo­sé aux socié­tés arabes la cer­ti­tude pré­sente (et bien­tôt dépas­sée?) de tota­li­ta­rismes « laïques ».

Ce chan­tage, La Revue nou­velle s’y est, articles après articles, oppo­sée depuis vingt ans et elle conti­nue­ra de s’y oppo­ser. Le dos­sier du numé­ro d’a­vril sera d’ailleurs consa­cré au « prin­temps arabe ».

Pas­cal Fenaux
(15 février 2011)

  1. Immo­lé par le feu le 17 décembre 2010, il a suc­com­bé à ses bles­sures le 4 jan­vier 2011.
  2. Samir al-Kha­lil, Repu­blic of Fear. The poli­tics of Irak, Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Press, 1989. Michel Seu­rat, L’É­tat de bar­ba­rie, Seuil, 1989.
  3. Et de l’U­nion euro­péenne… L’U­nion pour la Médi­ter­ra­née (UPM) qui refonde depuis 2008 le pro­ces­sus de Lis­bonne est en effet copré­si­dée par l’É­gypte et la France.
  4. Le Figa­ro, 17 avril 2008.
  5. Pas­cal Fenaux, « La Ter­reur pro­mise », La Revue nou­velle, octobre 2002.
  6. Pas­cal Fenaux, « Bar­ba­rismes algé­riens », La Revue nou­velle, mars 1998.
  7. Pas­cal Fenaux, « La Ter­reur pro­mise », La Revue nou­velle, octobre 2002.
  8. Oli­vier Mon­gin, « Pour la Tuni­sie », Esprit, février 2011.

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).