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Du milieu aux réseaux

Numéro 12 Décembre 2009 par Michel Molitor

décembre 2009

Une ana­lyse de dif­fé­rents milieux (poli­tiques, éco­no­miques, intel­lec­tuels…) depuis les années trente montre que, en amont d’un réseau, il y a un milieu, réa­li­té plus floue dont le fonc­tion­ne­ment est plus infor­mel. Le réseau se construit davan­tage sur des fonc­tions alors que le milieu s’é­la­bore sur des posi­tions. Ce fut, par exemple, le cas des « chré­tiens de gauche » un milieu où cir­cu­laient per­sonnes et idées. Reste à étu­dier com­ment, pour­quoi et à quelles condi­tions, un milieu pro­duit-il un ou des réseaux et les moda­li­tés de struc­tu­ra­tion du réseau.

L’article de Luc Van Cam­pen­houdt est une invi­ta­tion à réflé­chir d’une manière renou­ve­lée les méca­nismes de construc­tion du pou­voir dans la sphère publique. Dans cette note, mon objec­tif n’est pas de com­men­ter le modèle qu’il pro­pose et les hypo­thèses fécondes qu’il en dérive, mais d’accompagner sa démarche par un cer­tain nombre de réflexions sug­gé­rées par l’observation de la scène poli­tique ou la lec­ture d’ouvrages récents, bio­gra­phies ou mémoires d’acteurs de la vie politique.

milieu politiques et économiques

L’analyse en termes de réseau devrait être com­plé­tée (ou pré­cé­dée) d’une ana­lyse des « milieux ». Le « milieu » est une réa­li­té moins pré­cise, plus englo­bante, mais qui est d’une per­ti­nence cer­taine pour com­prendre l’organisation et la struc­tu­ra­tion du pou­voir. Le « milieu » peut être com­pris de diverses manières. Ain­si, le milieu libé­ral bruxel­lois est une réa­li­té socio­lo­gique nou­velle qui appa­raît au cou­rant du XIXe siècle dans la capi­tale et qui va pro­gres­si­ve­ment réunir des hommes poli­tiques, des indus­triels, des intel­lec­tuels autour de la pro­mo­tion de cer­tains idéaux et de cer­tains objec­tifs poli­tiques. Ce milieu va pro­gres­si­ve­ment défi­nir ses canaux d’expression (jour­naux et revues), des ins­tances de réflexion et de cohé­sion (cercles francs-maçons), ses stra­té­gies et ses ins­tru­ments poli­tiques (le par­ti libé­ral). Sans doute une ana­lyse his­to­rique fine per­met­trait-elle de dis­tin­guer dans ce milieu des réseaux se struc­tu­rant sur des moda­li­tés ana­logues à celles pré­su­mées par Luc Van Cam­pen­houdt dans son article.

La lec­ture de mémoires ou de bio­gra­phies publiés ces der­nières années1 offre un éclai­rage très inté­res­sant sur le milieu poli­tique du par­ti catho­lique dans les années trente et qua­rante. Il serait sans doute plus exact de par­ler des « sous-milieux » puisque l’on per­çoit des nuances sub­tiles entre les milieux conser­va­teurs ruraux, les per­sonnes plus proches de ce qu’on appel­le­ra la démo­cra­tie chré­tienne et des « moder­ni­sa­teurs » par­ti­cu­liè­re­ment sen­sibles à la réforme de l’État et aux exi­gences démo­cra­tiques. Dans ce der­nier groupe, on trouve des per­sonnes sor­ties des mêmes uni­ver­si­tés, par­ta­geant codes impli­cites et réfé­rences. On est frap­pé par l’étroitesse de ce milieu ; les tra­jec­toires de divers acteurs qui le com­posent se croi­sant sou­vent dans les cabi­nets minis­té­riels, les ins­tances gou­ver­ne­men­tales, les cercles du pou­voir. Il est inté­res­sant de noter que les com­pé­tences stric­te­ment tech­niques des divers acteurs (notam­ment dans les cabi­nets minis­té­riels) semblent moins comp­ter que leurs « qua­li­tés » sociales. L’irruption d’un évé­ne­ment dra­ma­tique comme la guerre va d’ailleurs pré­ci­pi­ter la struc­tu­ra­tion plus étroite d’une frac­tion de ce milieu en réseaux autour d’objectifs bien par­ti­cu­liers : résis­tance, com­mu­ni­ca­tion avec le gou­ver­ne­ment de Londres, pré­pa­ra­tion de l’après-guerre.

Cer­tains milieux sont beau­coup plus indé­ter­mi­nés et n’interviennent de manière visible dans la prise de déci­sion que dans des contextes très par­ti­cu­liers. Les « milieux poli­tiques » propres à une région ou à une loca­li­té sont com­po­sés des man­da­taires des dif­fé­rents par­tis qui entre­tiennent, selon les cas et les conjonc­tures, des rela­tions de soli­da­ri­té ou de concur­rence, de com­pli­ci­té ou d’indifférence. Dans cer­tains contextes, ces milieux peuvent agir de manière com­mune. Lors du vote du décret Bologne en mars 2004, l’ensemble des repré­sen­tants lié­geois au Par­le­ment de la Com­mu­nau­té fran­çaise se sont abs­te­nus parce qu’ils n’approuvaient pas les mesures limi­tant les habi­li­ta­tions géo­gra­phiques de l’université de Liège. Ils esti­maient que l’université de Liège étant la seule uni­ver­si­té publique de la Com­mu­nau­té fran­çaise, elle avait le droit de s’étendre sur l’ensemble du ter­ri­toire et que les limi­ta­tions s’imposant aux autres uni­ver­si­tés ne devraient pas la concer­ner. Dans ce cas-ci, un « milieu », par ailleurs fort peu struc­tu­ré, se trans­forme en lob­by dans une occa­sion particulière.

Enfin, le monde des diri­geants d’entreprise consti­tue cer­tai­ne­ment un autre « milieu » de poids consi­dé­rable dans la vie éco­no­mique et poli­tique du pays, même si l’on connaît mal ses modes de struc­tu­ra­tion et d’intervention le plus sou­vent infor­mels et s’exerçant en marge des orga­ni­sa­tions patro­nales elles-mêmes2. On n’entre pas dans ce milieu par coop­ta­tion, mais par posi­tion, c’est-à-dire à par­tir d’une situa­tion qu’on occupe. Un récent repor­tage de la chaîne de télé­vi­sion Arte sur EADS et les pro­blèmes de pro­duc­tion de l’Airbus A 380 montrent com­bien dans le milieu des hauts diri­geants, des haines corses peuvent exis­ter tout comme des concur­rences assas­sines, mais aus­si des ententes et des « pro­tec­tions croi­sées3 ».

Les milieux éco­no­miques se com­posent eux-mêmes de divers cercles : diri­geants de très grandes entre­prises, diri­geants d’entreprises mul­ti­na­tio­nales, ban­quiers ou assu­reurs, diri­geants de PME.…Il est fort peu vrai­sem­blable que ces milieux ne se struc­turent pas eux-mêmes en réseaux, même si ceux-ci se carac­té­risent par leur carac­tère hau­te­ment informel.

Un his­to­rien de Lou­vain a publié récem­ment un livre tout à fait pas­sion­nant (tout nar­cis­sisme mis à part) consa­cré à l’étude d’une « série de milieux intel­lec­tuels catho­liques de ten­dance pro­gres­siste, actifs en Bel­gique fran­co­phone de la Libé­ra­tion au Pacte sco­laire », de 1945 à 1958 : La Revue nou­velle, La Relève, l’édition belge de Témoi­gnage chré­tien4.

La Relève, Témoignage chrétien, La Revue nouvelle

L’objectif du livre est de mon­trer com­ment, dans le cli­mat d’une Église catho­lique conser­va­trice et fer­mée, très mar­quée par un cou­rant anti­mo­der­niste assu­mé par les auto­ri­tés romaines, des intel­lec­tuels catho­liques vont ten­ter d’ouvrir d’autres voies. Leur pro­gres­sisme s’exprimera aus­si bien dans le domaine ecclé­sial pro­pre­ment dit que dans celui de la culture, de la poli­tique et de l’économie. On retien­dra sur­tout ici la dimen­sion poli­tique de leur action en rap­pe­lant néan­moins qu’il ne s’agit que d’un aspect de l’étude de J.-L. Jadoulle5. La Revue nou­velle consti­tue un milieu com­po­sé de divers intel­lec­tuels, laïcs dans leur majo­ri­té, réunis autour d’une ques­tion : que peuvent appor­ter des chré­tiens au monde qui se (re)construit (nous sommes en 1945)? La Relève réunit des per­sonnes du « monde chré­tien », appar­te­nant à divers milieux pro­fes­sion­nels, autour d’un objec­tif d’édu­ca­tion citoyenne. Elle est un mou­ve­ment avant d’être une publi­ca­tion régu­lière. L’équipe belge — plus res­treinte — de Témoi­gnage chré­tien, qui pro­dui­ra toutes les deux semaines deux pages plus spé­ci­fi­que­ment des­ti­nées aux lec­teurs belges, se veut plus proche du monde popu­laire. Son objec­tif est néan­moins d’aider l’Église à entrer dans le monde moderne.

Les trois publi­ca­tions expriment très clai­re­ment une pré­oc­cu­pa­tion poli­tique de coopé­ra­tion des forces pro­gres­sistes en Bel­gique. Une bonne par­tie des ani­ma­teurs de La Revue nou­velle sou­tien­dra le pro­jet de créa­tion de l’Union démo­cra­tique belge (UDB) (qui échoue­ra, notam­ment en rai­son des posi­tions atten­tistes — et anti­clé­ri­cales — du Par­ti socia­liste belge (PSB) qui ne voyait pas l’intérêt d’une refon­da­tion poli­tique asso­ciant dans des mêmes objec­tifs anti­ca­pi­ta­listes laïques et chré­tiens). La Revue nou­velle ne s’identifiera jamais au Par­ti social-chré­tien (PSC) ni d’ailleurs à la démo­cra­tie chré­tienne, même si elle sou­tien­dra par­fois cer­taines de leurs actions ou cer­tains de leurs pro­jets. J.-L. Jadoulle parle à cet égard du tra­vaillisme dif­fé­ré de La Revue nou­velle. L’option expli­ci­te­ment tra­vailliste de la revue et son sou­hait de décon­fes­sion­na­li­sa­tion de la vie poli­tique se heur­tant à un regain d’anticléricalisme au PSB et au par­ti libé­ral. La Relève sera beau­coup plus proche du PSC. Plu­sieurs de ses ani­ma­teurs par­ti­ci­pe­ront à l’opération de fon­da­tion du par­ti en 1945 dont ils sou­haitent qu’il soit d’abord pro­gres­siste et décon­fes­sion­na­li­sé6. Ils refu­se­ront néan­moins toute assi­mi­la­tion au nou­veau par­ti en s’attribuant un rôle « d’aiguillon pro­gres­siste », mais il sem­ble­ra aux ani­ma­teurs de La Relève que l’attitude des autres par­tis ne laisse d’autre choix aux catho­liques que de se regrou­per autour du PSC. Les col­la­bo­ra­teurs belges de Témoi­gnage chré­tien sont fort loin de cette vision des choses et défen­dront tou­jours des hypo­thèses poli­tiques de type tra­vailliste à tra­vers des coa­li­tions asso­ciant socia­listes et chré­tiens. Pen­dant la période 1945 – 1958, les trois publi­ca­tions mani­fes­te­ront sys­té­ma­ti­que­ment leur pré­fé­rence pour des options ou des coa­li­tions « tra­vaillistes ». Cela sera très clai­re­ment réaf­fir­mé par La Revue nou­velle et par La Relève au len­de­main de la crise des années 1960 et 1961 et jusqu’en 1968, au moment où La Relève se divi­se­ra irré­mé­dia­ble­ment sur la ques­tion de Bruxelles. Cette option res­te­ra celle de La Revue nou­velle.

La Revue nou­velle est alors un milieu com­po­sé majo­ri­tai­re­ment d’universitaires, d’enseignants, de hauts fonc­tion­naires, alors que La Relève est plus diver­si­fiée puisqu’on y trouve aus­si des membres du bar­reau, des indus­triels ou des cadres d’entreprises indus­trielles et ban­caires, des man­da­taires poli­tiques. L’équipe de Témoi­gnage chré­tien compte des jour­na­listes, des ensei­gnants, des per­sonnes proches du mou­ve­ment ouvrier. J.-L. Jadoulle sou­ligne que de nom­breux membres de La Relève exercent des res­pon­sa­bi­li­tés impor­tantes dans l’appareil de l’État et le monde éco­no­mique et finan­cier. Ces trois milieux ne sont pas cloi­son­nés entre eux. Au contraire, plu­sieurs per­sonnes cir­culent entre les rédac­tions des trois publi­ca­tions : de Témoi­gnage chré­tien à La Revue nou­velle et de celle-ci à La Relève, mais il n’y a pas de confu­sion entre elles. Chaque publi­ca­tion garde son iden­ti­té et ses pro­jets. La Relève débat peu de sujets reli­gieux alors que ceux-ci sont sou­vent trai­tés par La Revue nou­velle et Témoi­gnage chré­tien. L’actualité poli­tique belge occupe moins de place dans ces deux der­nières publi­ca­tions que dans La Relève à l’inverse de l’actualité inter­na­tio­nale et les ques­tions éco­no­miques et sociales.

Si les ins­pi­ra­tions fon­da­men­tales sont par­ta­gées, les choix de l’action sont dif­fé­rents. La Relève est plus pré­oc­cu­pée d’une pré­sence effi­cace et rapide à l’activité poli­tique natio­nale. Plu­sieurs per­sonnes de son équipe ont des res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques ou par­ti­cipent à des cabi­nets minis­té­riels. Elle joue­ra un rôle très actif dans la genèse et l’activité du gou­ver­ne­ment Lefèvre-Spaak de 1961 à 1965, la coa­li­tion « tra­vailliste » qui ten­te­ra de rele­ver les défis de la moder­ni­sa­tion de l’État. Il s’agit de toute évi­dence de trois milieux, ou plus exac­te­ment de trois com­po­santes d’un milieu, les « chré­tiens de gauche » qui ont ten­té la recherche d’une voie inédite au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale. J.‑L. Jadoulle pose la ques­tion du réseau : « L’idée de réseau implique […] l’existence, entre ces dif­fé­rents milieux, d’échanges et de rela­tions. Échanges et rela­tions de per­sonnes d’abord. Ils sont mani­festes. Échanges d’idées ensuite : pro­mo­teurs et ani­ma­teurs de La Revue nou­velle, de La Relève et de Témoi­gnage chré­tien se lisent et sou­vent s’approuvent7. » Cette défi­ni­tion du réseau s’écarte de la vision qu’en donne Luc Van Cam­pen­houdt. Les deux approches se rejoignent cepen­dant si on accepte l’idée que ces milieux ont for­mé une ou des matrices à par­tir des­quelles des réseaux se sont consti­tués. De fait, le jour où un his­to­rien étu­die­ra les ten­ta­tives de moder­ni­sa­tion de l’État belge au début des années soixante, il consta­te­ra qu’il existe un fil conduc­teur entre les ser­vices de la poli­tique scien­ti­fique, le Bureau de pro­gram­ma­tion de la poli­tique éco­no­mique (futur Bureau du Plan), cer­taines fonc­tions à la Banque natio­nale, la fonc­tion publique euro­péenne, la Fon­da­tion Indus­trie-Uni­ver­si­té, des cabi­nets minis­té­riels : elles sont assu­mées par des membres de La Relève. Si J.-L. Jadoulle sou­ligne qu’il est dif­fi­cile « d’objectiver une influence réelle de ces per­sonnes sur le cours de la vie sociale », on peut néan­moins pen­ser qu’elles ont par­ti­ci­pé d’une ins­pi­ra­tion com­mune nour­rie aux mêmes sources. Milieu plus que réseau : les sources com­munes éclairent l’identité d’inspiration et de vision, mais il n’y a pas la concer­ta­tion ou la stra­té­gie com­mune struc­tu­rée sur des objec­tifs pré­cis qui auto­ri­se­rait d’utiliser la notion de réseau au sens où l’entend Luc Van Campenhoudt.

Le milieu me semble donc une réa­li­té pre­mière, plus ancienne ; il est en amont du réseau. Le milieu ne repré­sente cepen­dant pas une réa­li­té homo­gène sur tous les plans ; il peut même être rela­ti­ve­ment hété­ro­gène sur cer­tains aspects, mais il est clair qu’il doit son exis­tence à un carac­tère qui va lui don­ner son identité.

Le réseau

La dif­fé­rence majeure du réseau par rap­port au milieu est qu’il se construit expli­ci­te­ment sur des fonc­tions beau­coup plus que sur des posi­tions (un ban­quier, un haut fonc­tion­naire, un direc­teur de jour­nal, etc.).

Le réseau est une struc­ture d’utilités. Le réseau est avant tout un orga­ni­sa­teur de coopé­ra­tions et de syner­gies. Il est néces­sai­re­ment construit autour d’objectifs plus expli­cites qu’implicites. Il a une uti­li­té pra­tique. Il concourt à ser­vir des objec­tifs. La forme la plus élé­men­taire du réseau est le « car­net d’adresses », autre­ment dit l’ensemble des contacts utiles dont dis­pose un indi­vi­du et dont il est capable de mobi­li­ser le concours en fonc­tion de tel ou tel besoin. L’observation de la vie poli­tique ren­seigne sur l’existence de ces réseaux de forme et de nature très variée. Au début des années quatre-vingt, le jour­nal Le Soir avait publié un article fort remar­qué à l’époque sur le réseau d’information du pré­sident du PS de l’époque, Guy Spi­taels. Selon l’article, celui-ci rece­vait chaque matin de brefs rap­ports com­mu­ni­qués par des infor­ma­teurs loca­li­sés dans divers lieux de la vie poli­tique et éco­no­mique du pays : poli­tiques, admi­nis­tra­tion, syn­di­cats, presse, éco­no­mie, banque, Com­mis­sion euro­péenne, même la Fon­da­tion Roi Baudouin.…On sup­po­se­ra que la même pra­tique doit exis­ter, sous une forme ou sous une autre, dans d’autres par­tis poli­tiques. Dans ce cas par­ti­cu­lier, le réseau est réduit à sa plus simple expres­sion puisqu’il a pour fonc­tion d’acheminer des infor­ma­tions et non de les faire cir­cu­ler ou de construire des inter­ac­tions entre ses diverses composantes.

Plus proche des hypo­thèses de Luc Van Cam­pen­houdt, l’examen du champ poli­tique belge montre com­ment des réseaux peuvent se construire autour d’interactions dyna­miques. Il peut s’agir de réseaux internes à un par­ti poli­tique (la démo­cra­tie chré­tienne dans l’ancien PSC), à une orga­ni­sa­tion syn­di­cale (les cel­lules syn­di­cales MPW, Mou­ve­ment popu­laire wal­lon, à la FGTB des années soixante), à une fédé­ra­tion d’organisations voi­sines asso­ciées dans la pour­suite de cer­tains objec­tifs (les orga­ni­sa­tions proches du mou­ve­ment ouvrier chré­tien). Dans cette confi­gu­ra­tion, le réseau fonc­tionne comme une struc­ture d’interactions et de com­mu­ni­ca­tions. Les régu­la­tions internes au réseau prennent diverses formes, comme la com­mis­sion de l’Agenda au sein de la démo­cra­tie chré­tienne fla­mande. Le groupe du Lun­di consti­tuait un noyau orga­ni­sa­teur de rela­tions entre diverses ins­tances de la démo­cra­tie chré­tienne fran­co­phone et d’associations péri­phé­riques. Il est évident que les indi­vi­dus qui se situent à l’intersection ou à l’articulation des ins­tances du réseau dis­posent d’une auto­ri­té consi­dé­rable. Tel fut le cas, par exemple, de Jean Hal­let, à l’articulation des diverses com­po­santes (poli­tiques, syn­di­cales, mutua­listes, asso­cia­tives de la démo­cra­tie chré­tienne). Leur poids consi­dé­rable dans la vie poli­tique est direc­te­ment lié à leur capa­ci­té d’organiser les coop­ta­tions et les syner­gies à l’intérieur du réseau et de créer les concours néces­saires à la réa­li­sa­tion de cer­tains objectifs.

La créa­tion et la mise en œuvre des réseaux s’observent dans des contextes très divers. La consti­tu­tion et le fonc­tion­ne­ment d’un gou­ver­ne­ment s’accompagnent de la mise en œuvre for­melle et infor­melle de réseaux dont l’objectif est de coor­don­ner la poli­tique. Der­rière les ins­tances offi­cielles de pou­voir — le Conseil des ministres et sur­tout le Kern, le cœur poli­tique du gou­ver­ne­ment asso­ciant Pre­mier ministre et vice-Pre­miers — existent une série de for­mules trans­ver­sales comme le groupe des chefs de cabi­net ou d’autres qui consti­tuent sou­vent des réseaux puis­sants en amont et en aval des déci­sions poli­tiques. Il est très impor­tant d’y être recon­nu et l’autorité réelle dont dis­pose un indi­vi­du est sou­vent lié à des qua­li­tés per­son­nelles plus qu’à la posi­tion offi­cielle du ministre qu’il repré­sente dans la hié­rar­chie d’un gou­ver­ne­ment. Ici aus­si les contacts utiles et les autres réseaux mobi­li­sables dont dis­posent les acteurs sont des fac­teurs qui leur confèrent un pou­voir impor­tant. Le livre consa­cré par Isa­belle Durant à son expé­rience de vice-Pre­mière ministre et de ministre des Trans­ports dans la coa­li­tion pré­si­dée par Guy Verhof­stadt indique bien la fra­gi­li­té d’une for­ma­tion nou­velle comme Éco­lo qui ne dis­pose pas (encore) des res­sources des « réseaux utiles » internes et externes à l’activité gou­ver­ne­men­tale, ce que sou­ligne d’ailleurs très jus­te­ment Alain Era­ly dans la pré­face qu’il consacre à l’ouvrage : « Si les Verts ont inves­ti sans com­plexe la grande scène du pou­voir, ils n’auront jamais été plei­ne­ment admis dans les cou­lisses, n’auront que rare­ment pu mobi­li­ser cette res­source par excel­lence des puis­sants : le réseau8. »

Il fau­drait pou­voir dis­po­ser d’études de cas mon­trant com­ment des indi­vi­dus, dans divers domaines d’action (poli­tique, admi­nis­tra­tive, éco­no­mique ou sociale), construisent les réseaux qui sous-tendent leur action. Un cas tout à fait inté­res­sant serait celui de la construc­tion de l’administration (CGRI, aujourd’hui…Wallonie-Bruxelles inter­na­tio­nal) char­gée d’animer et de gérer la poli­tique exté­rieure de la Com­mu­nau­té Wal­lo­nie-Bruxelles. Une dimen­sion de l’action a évi­dem­ment été la créa­tion d’un outil admi­nis­tra­tif char­gé de pré­pa­rer et d’exécuter des poli­tiques, de construire un bud­get et d’identifier des res­sources comme des oppor­tu­ni­tés. On fera néan­moins l’hypothèse que l’effort majeur a été de construire des réseaux internes et externes à la Com­mu­nau­té Wal­lo­nie-Bruxelles, asso­ciant divers acteurs poli­tiques, éco­no­miques, cultu­rels et autres, autour de cet objec­tif de pro­mo­tion. On com­plé­te­ra cette hypo­thèse en sug­gé­rant que l’autorité dont dis­posent cer­tains indi­vi­dus est liée à la posi­tion qu’ils occupent par leur fonc­tion à l’articulation de diverses ins­tances qui concourent à cet objec­tif : la pro­mo­tion exté­rieure de la CWB. Par leur posi­tion et leurs contacts, ils sont capables de faire avan­cer une idée ou un pro­jet en coop­tant des res­sources du réseau qu’ils ont constitué.

D’autres études de cas pour­raient être consa­crées à la situa­tion d’une per­sonne qui arrive à une fonc­tion de res­pon­sa­bi­li­té. Un man­da­taire poli­tique nom­mé à une fonc­tion exé­cu­tive (un ministre, par exemple) va consti­tuer son cabi­net dont l’objectif sera la pré­pa­ra­tion et la mise en œuvre des objec­tifs poli­tiques dont il est char­gé. Ce cabi­net peut être consi­dé­ré à la fois comme un réseau, mais aus­si comme le point d’aboutissement de toute une série de réseaux utiles qui doivent pou­voir concou­rir à la réa­li­sa­tion de ses mis­sions. Le pou­voir de cer­tains per­son­nages dans les cabi­nets minis­té­riels est moins lié à leur posi­tion dans un sys­tème hié­rar­chique qu’à la capa­ci­té qu’ils ont d’utiliser leur réseau au ser­vice de leur ministre (et par­fois de mon­nayer cette assis­tance); c’est le rôle de l’éminence grise. Le pro­blème est aus­si que le cabi­net est par­fois consi­dé­ré comme une ins­tance de contrôle de l’action minis­té­rielle par le par­ti poli­tique dont est issu le ministre, soit encore un simple, mais bru­tal, méca­nisme d’occupation du pouvoir.

Paral­lè­le­ment, il serait extrê­me­ment utile d’étudier la manière dont le milieu asso­cia­tif se struc­ture en réseaux. Ce milieu est très riche et très pré­sent à Bruxelles. Ses inter­ven­tions sur la scène poli­tique sont pro­ba­ble­ment liées à sa capa­ci­té de se struc­tu­rer en réseaux qui faci­li­te­ront sa repré­sen­ta­tion et la com­mu­ni­ca­tion avec les ins­tances poli­tiques. La ques­tion qu’il fau­dra se poser sera d’établir la dis­tinc­tion entre les asso­cia­tions enra­ci­nées dans les grass roots des situa­tions bruxel­loises et qui peuvent pré­tendre à une repré­sen­ta­tion auto­nome (on pense à l’Arau) et les asso­cia­tions qui ont été conçues dès le départ comme le pro­lon­ge­ment asso­cia­tif de l’action d’organisations poli­tiques (les Jeu­nesses socialistes).

Les mécanismes fédérateurs

Dans le pro­lon­ge­ment des hypo­thèses avan­cées par Luc Van Cam­pen­houdt, on pro­po­se­ra éga­le­ment d’identifier les divers registres qui fondent les réseaux : uti­li­té, inté­rêt, confiance, objec­tif par­ta­gé. Il sug­gère que la consti­tu­tion des réseaux est consub­stan­tielle à la créa­tion d’un champ d’action : les réseaux struc­turent le champ d’action. Il ajoute que la mon­dia­li­sa­tion est un fac­teur accé­lé­rant cette dyna­mique. Il est très pro­bable en effet que la mon­dia­li­sa­tion de l’économie comme la mul­ti­pli­ca­tion des ins­tances inter­na­tio­nales qui assurent de mul­tiples fonc­tions de régu­la­tion s’accompagnent de la consti­tu­tion de réseaux asso­ciant diverses formes d’expertise (poli­tique, tech­nique, finan­cière). La capa­ci­té d’action dans un domaine don­né est liée à l’inscription dans un réseau : il faut en être si l’on veut agir dans ce secteur.

La par­ti­ci­pa­tion à un réseau ou l’entrée dans ce réseau s’opère selon diverses moda­li­tés : man­dat, coop­ta­tion, recon­nais­sance. Mais l’activité ou l’influence dont on dis­pose dans un réseau se construit sur d’autres registres : uti­li­té ou inté­rêt, confiance ou réci­pro­ci­té. Si cha­cun a une uti­li­té à faire valoir, la confiance ou la dyna­mique de l’échange sont éga­le­ment fort importantes.

On connaît, par exemple, l’importance des réseaux scien­ti­fiques. Dans cer­taines dis­ci­plines comme la phy­sique, les cher­cheurs ont des cir­cuits de com­mu­ni­ca­tion infor­mels qui leur per­mettent de com­mu­ni­quer très rapi­de­ment entre eux le résul­tat d’expériences bien avant que ceux-ci soient publiés dans les revues scien­ti­fiques de leur sec­teur, celles-ci étant sou­vent en déca­lage chro­no­lo­gique avec la pro­duc­tion d’une inno­va­tion ou d’une décou­verte. Cette forme de com­mu­ni­ca­tion repose sur la confiance (on ne s’approprie pas l’expérience d’un autre) et per­met de connaître très rapi­de­ment l’évolution des recherches dans un domaine, d’identifier les hypo­thèses fécondes et les voies bar­rées. La par­ti­ci­pa­tion à ce réseau d’échange et de com­mu­ni­ca­tion est un fac­teur essen­tiel de qua­li­té et d’économie d’un tra­vail de recherche. Pen­dant la guerre du Viet­nam, cer­tains réseaux de phy­si­ciens aux États-Unis ont mena­cé de boy­cot­ter ceux de leurs col­lègues impli­qués dans des tra­vaux pour le gou­ver­ne­ment en les excluant de ces réseaux d’échanges. La menace a été suf­fi­sam­ment sérieuse pour qu’une pro­por­tion très impor­tante de ces cher­cheurs aban­donne toute coopé­ra­tion avec les agences gou­ver­ne­men­tales proches de la Défense ou des firmes liées aux indus­tries d’armement.

Il me semble donc que dans l’identification et l’analyse des réseaux comme ins­tru­ments de pou­voir, trois étapes ou trois com­po­santes très dif­fé­rentes de la dyna­mique des réseaux devraient être iden­ti­fiées et étu­diées : le pas­sage du milieu au réseau (com­ment, pour­quoi et à quelles condi­tions, un milieu pro­duit-il un ou des réseaux?), les moda­li­tés de struc­tu­ra­tion du réseau (com­ment se construit-il, autour de quels objec­tifs, quelles moda­li­tés de régu­la­tion adopte-t-il?), les registres de la par­ti­ci­pa­tion ou de l’inclusion dans le réseau (uti­li­té, échange, confiance, ou leur combinaison).

Ces diverses pistes pour­raient offrir des clés de com­pré­hen­sion utiles du fonc­tion­ne­ment de la scène politique.

  1. On pense par exemple à la bio­gra­phie de H. Pier­lot (Thier­ry Gros­bois, Pier­lot, 1930 – 1950, Racine, 2007), aux Mémoires de P. d’Ydewalle (Pierre d’Ydewalle, Mémoires 1912 – 1940, Racine, 1994), à la bio­gra­phie de Pierre Har­mel (Vincent Dujar­din, Pierre Har­mel, Le Cri, 2004).
  2. Voir par exemple J. Moden et J Sloo­ver, Le patro­nat belge, dis­cours et idéo­lo­gie 1973 – 1980, Crisp, 1980.
  3. Arte, 10 novembre 2009, « EADS-Air­bus : une affaire d’Etats ».
  4. Jean-Louis Jadoulle, Chré­tiens modernes ? L’engagement des intel­lec­tuels catho­liques pro­gres­sistes de 1945 à 1958, Presses uni­ver­si­taires de Lou­vain – Aca­de­mia Bruy­lant, 2003.
  5. L’objectif fon­da­men­tal de son étude est en effet d’interroger la manière dont ces groupes se seraient déga­gés (ou non) du rejet intran­si­geant (expres­sion d’Emile Pou­lat) de la moder­ni­té mani­fes­té par l’Église catho­lique à l’époque. « Fruit loin­tain de la moder­ni­té réprou­vée par le catho­li­cisme intran­si­geant, l’homme contem­po­rain semble vivre sur un autre registre. Quels ponts ména­ger pour rendre la foi admis­sible à l’homme moderne ? Cette ques­tion […] consti­tue une des inter­ro­ga­tions fon­da­men­tales de ceux qui ont por­té de leur plume La Revue nou­velle, La Relève et l’édition belge de Témoi­gnage chré­tien » (p. 13).
  6. J.-L. Jadoulle, op. cit. Voir page 74 et les suivantes.
  7. Idem, p. 112.
  8. I. Durant, À ciel ouvert, édi­tions Luc Pire, 2003. Voir p. 12.

Michel Molitor


Auteur

Sociologue. Michel Molitor est professeur émérite de l’UCLouvain. Il a été directeur de {La Revue nouvelle} de 1981 à 1993. Ses domaines d’enseignement et de recherches sont la sociologie des organisations, la sociologie des mouvements sociaux, les relations industrielles.