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Du laïcisme de guerre (des civilisations) et des moyens d’en sortir sans renier ses principes

Numéro 9 Septembre 2010 par Firass Abu Dalu

septembre 2010

Pour les pro­hi­bi­tion­nistes, le com­bat contre le fou­lard dépas­se­rait le débat sur la laï­ci­té et s’ins­cri­rait sur fond d’une lutte de l’Oc­ci­dent contre l’O­rient. Si l’on prend au sérieux le risque de main­mise d’un clé­ri­ca­lisme réac­tion­naire, pour autant le prin­cipe de laï­ci­té ne semble pas adap­té à le contrer. D’autres prin­cipes res­pec­tueux des valeurs de la démo­cra­tie libé­rale sont à privilégier.

La ques­tion de la place et de la visi­bi­li­té de l’islam en Europe est appa­rem­ment l’occasion d’une manière de schisme, au sein des milieux laïques, entre deux concep­tions de la laï­ci­té et de l’idée que les tenants des deux thèses se font de la « neu­tra­li­té » de l’«espace public ». Ce schisme prend pré­texte de la ques­tion de l’interdiction, ou non, du port du fou­lard isla­mique, dans cer­tains contextes.

Selon la pre­mière thèse, la laï­ci­té implique que la reli­gion reste une affaire pure­ment pri­vée. Les pou­voirs publics devraient, en consé­quence, faire res­pec­ter le confi­ne­ment du reli­gieux par des mesures actives de pro­hi­bi­tion de ses mani­fes­ta­tions publiques (pro­ces­sions, prières col­lec­tives dans le domaine public, port du foulard…).

Selon la seconde thèse, au contraire, le prin­cipe de laï­ci­té implique seule­ment une neu­tra­li­té de la puis­sance publique sur la ques­tion reli­gieuse. Dans une socié­té plu­ra­liste, les citoyens ne pour­raient se voir oppo­ser, sous la réserve des mesures stric­te­ment néces­saires au res­pect de l’ordre public et des droits d’autrui, d’atteinte à leur liber­té d’expression poli­tique ou religieuse.

Cette lec­ture du conflit ne per­met cepen­dant pas de com­prendre la pas­sion qu’il sus­cite, notam­ment chez un cer­tain nombre d’intellectuels et de mili­tants « de gauche ». La Bel­gique fran­co­phone paraît, en effet, sur cette ques­tion, comme sur un cer­tain nombre d’autres, avoir impor­té pure­ment et sim­ple­ment les termes d’un débat fran­çais (or, en France, la gauche a endos­sé, pour des rai­sons his­to­riques, jusqu’à se l’approprier, la défense de la laï­ci­té), dans un contexte qui n’y était pas néces­sai­re­ment adap­té, ne serait-ce que parce que la défense de la laï­ci­té, dans un État belge qui reste concor­da­taire, est par­ta­gée entre le PS et une par­tie du MR, et où coexistent à côté du PS, à gauche, des mou­ve­ments qui se reven­diquent plus ou moins expli­ci­te­ment du chris­tia­nisme, et dont le poids élec­to­ral, syn­di­cal, voire gou­ver­ne­men­tal n’est pas négligeable.

Cette oppo­si­tion est avi­vée, pour ce qui concerne l’islam, par un conflit autour de la ques­tion de l’intégration des immi­grés d’origine musul­mane (alors que la gauche avait, dans les années quatre-vingt, ten­té de sub­sti­tuer tota­le­ment ou par­tiel­le­ment la figure de l’immigré à celle du pro­lé­taire) et de l’héritage de l’anticolonialisme.

L’islam politique en Europe

Dans un contexte d’émergence, dans les États majo­ri­tai­re­ment musul­mans, d’un islam poli­tique qui tend à prendre la place des natio­na­lismes locaux (FLN, OLP…) ou à voca­tion fédé­ra­tive (pan­ara­bisme…) défaillants, et de l’importation de cet islam poli­tique en Europe, sur le ter­reau des com­mu­nau­tés immi­grées, la ques­tion de l’islam « visible » est aus­si la ques­tion du rap­port que les mou­ve­ments démo­cra­tiques peuvent, ou non, entre­te­nir avec l’islam poli­tique en Europe.

Comme l’indique Caro­line Fou­rest dans La ten­ta­tion obs­cu­ran­tiste, « pour sim­pli­fier, on pour­rait dire qu’il existe une gauche plu­tôt tiers-mon­diste qui pense l’évènement en réfé­rence à la guerre d’Algérie. Et une gauche anti­to­ta­li­taire qui pense l’évènement en réfé­rence à la Seconde Guerre mon­diale ». C’est cette gauche « plu­tôt tiers-mon­diste » qui serait per­méable à l’influence de l’islamisme. C’est par contre la gauche « anti­to­ta­li­taire » qui lui ferait rempart.

En d’autres termes, réduire le conflit autour de la « laï­ci­té » à un conflit entre deux concep­tions juri­diques du prin­cipe de neu­tra­li­té est faire l’impasse sur deux ques­tions qui viennent iné­luc­ta­ble­ment le para­si­ter pour ce qui concerne spé­ci­fi­que­ment la ques­tion du sta­tut de l’islam en Europe : la ques­tion du racisme contre les com­mu­nau­tés noires ou arabes de confes­sion musul­mane (ou com­ment évi­ter que la lutte contre l’«islam visible » ne masque dans les faits une lutte contre la visi­bi­li­té des musul­mans) et la ques­tion de la lutte contre l’islam poli­tique, sou­vent réduit à la figure du « fas­cisme vert » ou de l’«islamo-fascisme ». Figure au demeu­rant peu opé­ra­toire, tant réduire sous le seul vocable d’islamisme, du seul fait de leur com­mune volon­té d’intégrer les prin­cipes de l’islam dans le champ poli­tique, la révo­lu­tion ira­nienne, le conser­va­tisme wah­ha­bite, les gué­rillas de libé­ra­tion natio­nale — comme le Hamas et dans une moindre mesure le Hez­bol­lah —, le ter­ro­risme trans­na­tio­nal d’al-Qaïda ou encore le gou­ver­ne­ment de M. Erdo­gan en Tur­quie me semble aus­si peu utile à la com­pré­hen­sion du monde que de ran­ger sous un même concept de four­re­tout de « mar­xisme » Joseph Sta­line, Fidel Cas­tro, Andreas Baa­der ou encore Guy Mollet.

Les arguments des prohibitionnistes

Il n’est pas inin­té­res­sant de recher­cher les fon­de­ments intel­lec­tuels du par­ti pro­hi­bi­tion­niste, en tout cas pour ce qui concerne son aile « pro­gres­siste ». En dehors du cou­rant qui, à l’instar de « Riposte laïque », ajoute, en sus, un élé­ment d’«identité natio­nale » qui tend à l’éloigner défi­ni­ti­ve­ment du champ pro­gres­siste (ain­si du récent apé­ri­tif « sau­cis­son et pinard » dont je ne per­çois pas bien ce qui le dis­tingue encore de la nau­séa­bonde « soupe au cochon »), les argu­ments des « polé­mistes » de la pro­hi­bi­tion peuvent se résu­mer ainsi.

Pre­miè­re­ment, la ques­tion du port du fou­lard est la mani­fes­ta­tion d’une ques­tion plus vaste : la réap­pro­pria­tion de l’«espace public » par le clé­ri­ca­lisme réac­tion­naire [ain­si chez Alain Des­texhe et Claude Deme­lenne, « Voile : où sont les pro­gres­sistes ? », Le Soir, 7 juillet 2009 : « Nous par­ta­geons la même inquié­tude parce que cet enga­ge­ment (en faveur de l’émancipation des citoyens, de l’égalité hommes-femmes et de la neu­tra­li­té de l’État) subit des ratés de plus en plus fré­quents. Une par­tie des démo­crates le place entre paren­thèses. Sur la ques­tion du voile isla­mique et, plus lar­ge­ment, de l’immixtion crois­sante de clé­ri­caux rétro­grades dans la sphère publique, leur posi­tion est ambigüe » (c’est moi qui souligne)].

Le port du fou­lard est en effet per­çu comme uni­voque. De toutes les signi­fi­ca­tions pos­sibles (iden­ti­taire, réac­tive, voire, pour­quoi pas, esthé­tique…) le fou­lard, sous toutes ses formes, des plus « légères » au « voile inté­gral », est réduit à sa dimen­sion d’aliénation de la femme. Il serait au mieux le sym­bole, au pire le dra­peau, de la domi­na­tion mas­cu­line, voire de la théo­cra­tie ira­nienne ou du ter­ro­risme international.

Comme l’écrit de manière exem­plaire Moha­med Sifaoui1 « Le voile — avec ses dif­fé­rentes variantes (bur­ka, niqab, sitar, etc.) — est le sym­bole de la révo­lu­tion ira­nienne et de ses crimes ; il est l’illustration de la pen­sée des Frères musul­mans et de leur obs­cu­ran­tisme ; il est le signe du sala­fisme et de la haine qu’il véhi­cule ; il est l’avatar des tali­bans et de leur bar­ba­rie ; il est l’idée que se fait Ben Laden de la femme ; il est l’étendard d’un fas­cisme vert qui a tué des musul­mans et qui depuis quelques années cherche à mas­sa­crer l’humanité ; il est le dra­peau d’organisations cri­mi­nelles qui nous empêchent de vivre en paix ; le voile, dis-je, est l’illustration de l’obscurantisme dans lequel ceux qui crachent sur les Lumières veulent nous plon­ger ; il est le symp­tôme d’une pro­fonde mala­die qui ronge l’islam ; il est le résul­tat de plu­sieurs années d’endoctrinement et d’escroqueries qui ont ins­tru­men­ta­li­sé une reli­gion à des fins idéo­lo­gi­co-poli­tiques ; il est l’aboutissement — quoi qu’on en dise — de l’asservissement des femmes par des mâles inté­gristes atteints de graves patho­lo­gies men­tales ; le voile, dis-je, est la consé­cra­tion d’une offen­sive isla­miste sur l’Europe, ses médias, sa socié­té civile et ses institutions […].»

Deuxiè­me­ment, cette pre­mière idée en implique une autre : puisque le fou­lard n’est pas une reven­di­ca­tion en soi, mais l’étendard d’un pro­gramme plus vaste, toute ouver­ture sur la ques­tion du fou­lard entrai­ne­ra iné­luc­ta­ble­ment une ouver­ture à toutes les autres demandes for­mu­lées par les radi­caux musul­mans (dis­pa­ri­tion de la mixi­té dans le cadre sco­laire, de l’enseignement du dar­wi­nisme…): céder à une par­tie du pro­gramme en auto­ri­sant le fou­lard dans l’«espace public », c’est ris­quer d’accepter, sans frein, l’application de tout ce programme.

Troi­siè­me­ment, le fou­lard isla­mique doit en consé­quence être pro­hi­bé dans tout l’espace public, ce qui inclut l’école et les ser­vices publics. À ce pro­gramme « clas­sique », on doit ajou­ter, pour les plus radi­caux, les entre­prises et les… organes déli­bé­ra­tifs, comme le démontre par­ti­cu­liè­re­ment la polé­mique autour du cas Mahi­nur Özde­mir (par­le­men­taire CDH au Par­le­ment bruxel­lois qui siège « voilée »).

Qua­triè­me­ment, il y aurait une sorte d’alliance entre les « pro­gres­sistes » et les isla­mistes, ce qui se mar­que­rait notam­ment par une com­plai­sance à l’égard de cer­taines mani­fes­ta­tions d’antisémitisme et de mou­ve­ments comme le Hamas et le Hez­bol­lah. L’offensive réac­tion­naire s’appuierait, en effet, sur une cin­quième colonne, ensemble de naïfs, voire de com­plices, qui feraient montre d’une com­plai­sance cou­pable à l’égard du dis­cours isla­miste (pour un expo­sé plu­tôt intel­li­gent de cette thèse, voyez Caro­line Fou­rest, La ten­ta­tion obs­cu­ran­tiste, déjà cité). Les « déra­pages » anti­sé­mites et antiis­raé­liens lors des mani­fes­ta­tions récentes qui ont sui­vi l’offensive israé­lienne à Gaza, notam­ment à Bruxelles, seraient la preuve du péril qui nous guette.

En syn­thèse, le com­bat contre le fou­lard isla­mique serait donc plus qu’un com­bat sym­bo­lique, mais serait un com­bat essen­tiel dans le cadre d’une lutte glo­bale entre l’Occident et l’Orient. Nous sommes dès lors bien loin de la polé­mique sur la « laï­ci­té » que le débat sur le fou­lard isla­mique est en apparence…

Le para­doxe de cette polé­mique est que la pro­hi­bi­tion se jus­ti­fie de manière incan­ta­toire par la lutte contre un tota­li­ta­risme dont le dan­ger serait jugé mor­tel pour nos démo­cra­ties, tout en se fon­dant sur des pré­misses intel­lec­tuelles et sur des pro­po­si­tions de réponse qui tournent le dos aux prin­cipes sur les­quels notre démo­cra­tie libé­rale est fondée.

Tout d’abord, en rédui­sant la signi­fi­ca­tion du fou­lard à celui d’étendard de l’islamisme ira­nien ou jiha­diste, le laï­cisme mili­tant refuse de recon­naitre aux femmes « voi­lées » la capa­ci­té de don­ner, par elles-mêmes, du sens à leur pra­tique sociale. La signi­fi­ca­tion poli­tique de celle-ci serait objec­tive et s’imposerait aux femmes sans qu’elles puissent y faire quoi que ce soit, même à la marge.

Ensuite, en exci­pant du carac­tère poli­tique du fou­lard pour en exi­ger l’interdiction, le laï­cisme mili­tant entraine le débat sur un ter­rain mou­vant et par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reux : celui de la limi­ta­tion de l’expression poli­tique, alors que la confron­ta­tion, même radi­cale, des idées contraires est au fon­de­ment de l’ordre juri­dique libé­ral que ce cou­rant de pen­sée pré­tend défendre. Rap­pe­lons, à cet égard, que la liber­té d’expression, qui est au cœur du dis­po­si­tif libé­ral, « vaut », selon l’antienne bien connue de la Cour euro­péenne des droits de l’homme, « non seule­ment pour les “infor­ma­tions” ou “idées” accueillies avec faveur ou consi­dé­rées comme inof­fen­sives ou indif­fé­rentes, mais aus­si pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une frac­tion quel­conque de la popu­la­tion. Ain­si le veulent le plu­ra­lisme, la tolé­rance et l’esprit d’ouverture sans les­quels il n’est pas de “socié­té démocratique”».

Est-ce à dire, pour autant, que la Bel­gique ou l’Europe ne ver­raient pas renaitre en leur sein, par l’intermédiaire notam­ment d’un cer­tain nombre de musul­mans, une forme renou­ve­lée de clé­ri­ca­lisme réactionnaire ?

Si, sans doute. Mais la réponse est-elle de ce fait à trou­ver dans un prin­cipe ins­ti­tu­tion­nel comme celui de laï­ci­té, qui a voca­tion à créer les condi­tions du débat en assu­rant la neu­tra­li­té du cadre ins­ti­tu­tion­nel dans lequel il se noue, et non à être un des élé­ments de ce débat ? Aucune solu­tion ne pour­ra être trou­vée à cette ques­tion dif­fi­cile, qui se fon­de­rait sur une lec­ture mani­chéenne et glo­ba­li­sante des acteurs en cause.

Cepen­dant, il n’en reste pas moins dif­fi­cile de trou­ver une posi­tion équi­li­brée, qui per­mette d’apporter une réponse à la fois ferme et sereine aux défis en cours. Je pense en tout cas qu’aucun com­pro­mis ne pour­ra dévier des prin­cipes fon­da­men­taux qui fondent notre vision du monde. J’en vois par­ti­cu­liè­re­ment trois, qui me paraissent devoir res­ter au cœur de toute approche de cette question.

Les indispensables principes

Une par­tie de la gauche (en gros, la gauche issue du mar­xisme, y com­pris le PS) res­sor­tit à une tra­di­tion d’éman­ci­pa­tion radi­cale de la sphère reli­gieuse. Le port d’un fou­lard par les mili­tantes ou par les cadres de ces orga­ni­sa­tions me semble par consé­quent à exclure, sur­tout dans le contexte rap­pe­lé plus haut de crainte d’une cer­taine poro­si­té de la gauche à l’islamisme.

Cela étant, ce qui carac­té­rise la gauche et la dis­tingue de la droite est avant tout qu’elle lutte pour la jus­tice sociale. Ceux qui s’en réclament ne doivent pas oublier que der­rière le fou­lard se cachent des femmes qui souffrent, qui ont du mal à bou­cler leurs fins de mois, dont les enfants peinent à l’école ou qui doivent se résoudre au chô­mage. Il n’y a pas lieu d’oublier éga­le­ment que les popu­la­tions musul­manes subissent, en Bel­gique, de plein fouet la dis­cri­mi­na­tion, notam­ment à l’emploi. Ces femmes peuvent por­ter des reven­di­ca­tions légi­times et je ne vois pas en quoi la laï­ci­té empê­che­rait qu’il soit mené, à leur côté, des com­bats communs.

Enfin, la gauche démo­cra­tique, en reje­tant le tota­li­ta­risme comme moyen à par­tir de 1917, a joué un rôle essen­tiel dans le déve­lop­pe­ment des liber­tés publiques, qui ne peuvent être remises en cause au pré­texte qu’un nou­veau défi se fait jour.

Si un com­pro­mis peut être trou­vé qui res­pec­te­rait ces trois prin­cipes, la laï­ci­té pour­ra peut-être alors rede­ve­nir ce qu’elle n’aurait jamais dû ces­ser d’être, un prin­cipe per­met­tant de ras­sem­bler ce qui est épars, et non une arme vouée à sépa­rer, à trier, et à pré­pa­rer les esprits à la guerre des civilisations.

  1. « Le voile est au Par­le­ment ! Et la parole est voi­lée ! », 28 juillet 2009.

Firass Abu Dalu


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