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“Du bon usage des catastrophes”, de Régis Debray
[(« Les nuits sont enceintes et nul ne connait le jour qui naitra », proverbe turc, cité par Edgar Morin, Le Monde, 8 janvier 2011.)] On le sait hétéroclite impénitent. Lorsque l’infatigable arpenteur de nos contrées intellectuelles, Régis Debray, pose son lourd bagage sur la notion de « catastrophe », c’est déjà un évènement. C’est que cette dernière rencontre un succès […]
[(« Les nuits sont enceintes et nul ne connait le jour qui naitra », proverbe turc, cité par Edgar Morin, Le Monde, 8 janvier 2011.)]
On le sait hétéroclite impénitent. Lorsque l’infatigable arpenteur de nos contrées intellectuelles, Régis Debray1, pose son lourd bagage sur la notion de « catastrophe », c’est déjà un évènement. C’est que cette dernière rencontre un succès croissant dans les sciences sociales, allant jusqu’à ébranler le paradigme dominant de la « société du risque2 ». De nombreuses revues y consacrent un dossier thématique3. Conceptuellement, la « catastrophe » s’avère riche de sens. Godin explique à quel point elle a partie liée avec la tragédie classique, dont elle permet le dénouement en y opérant le « renversement » décisif (selon l’étymologie du mot katastrophe)4. La catastrophe est l’évènement subit (et subi, oserait-on dire) qui va fondamentalement retourner une situation de départ, de manière irréductible et irréversible. Il y a là un mouvement qui serait cyclique, n’était la conception linéaire du temps qui est la nôtre, mais qui suggère l’idée d’une possible régénération.
Le titre de l’essai signé par Régis Debray avertit le lecteur : il y aurait un « bon usage » de la catastrophe, dont on imagine qu’il est à la fois possible et souhaitable de le distinguer de son pendant fâcheux. L’ouvrage trace donc son sillon entre les prophètes de malheur et les tenants d’une métaphysique de la catastrophe, qui en ont bien capturé les ressorts fondamentaux, sans jamais clairement les départager. Il propose un essai enthousiasmant, rédigé dans un style très littéraire et dont la structure n’apparait pas fermement réifiée dans un découpage strict et définitif. La trame — car l’ouvrage n’en est pas pour autant dépourvu — n’apparait ainsi que rétrospectivement. Debray entend inscrire la catastrophe dans la continuité de la pensée de l’Apocalypse, laquelle, pour être moins prégnante dans nos sociétés contemporaines, n’en est pas moins porteuse d’une certaine écologie des nouveaux départs, des vertus de ce qui renait de ses cendres. La thèse principale est que, moyennant sa correcte appropriation, la catastrophe peut rencontrer ces mêmes qualités « rédemptrices » pour la pensée contemporaine.
Aucune ambigüité, donc, sur la portée de l’ouvrage. Il ne s’agit pas de pester contre les Cassandres de nos sociétés en voie de prolifération. C’est que les motifs de « soleil noir » ne manquent pas, et l’usage de la catastrophe est rendu légitime par les moyens technologiques dont se dote notre civilisation. En ce sens, il faut sans doute voir dans le succès croissant rencontré par le concept une manifestation de la « crise de l’avenir » et de ce « progrès » auquel nous avons tant voulu croire, et que l’accélération soudaine de l’histoire dissout dans une pensée devenue foncièrement anxiogène5. Il n’y a pourtant rien là de très nouveau ; pour Debray, c’est avant tout la grande permanence du phénomène prophétique qui se manifeste ainsi, recyclée sous des apparences de modernité. Or, avance-t-il, la catastrophe « est un moyen de réarmement moral, face à la foudre qui désarme […], un moyen d’édification et ultime avertissement avant la rédemption » (p. 14).
C’est bel et bien la trame de l’Apocalypse qui se joue ici, encore et encore, dont la « syntaxe » suit les règles immuables d’un déroulement en trois temps : le dévoilement d’un secret capital, l’annonce d’une imminente fin des temps et l’ultime appel (p. 16). C’est précisément l’objectif que s’assigne Debray, dans son essai ; comprendre la mécanique de la prophétie et « démonter les moteurs de sa transmission » (les italiques sont de l’auteur) (p. 106). Voilà donc le prophète chargé de la lourde mission «[d’] appliquer des messages anciens à des situations nouvelles pour anticiper les libérations futures » (p. 22).
Debray revient alors sur la figure historique du prédicateur et l’indéniable continuité qui fait remonter, jusqu’à nos sociétés contemporaines, les prophètes de l’Apocalypse — Daniel, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et les autres. Il pointe un phénomène récurrent ; la concomitance entre la catastrophe et la prophétie : « il n’est pas de moments dramatiques […] qui n’aient vu une recrudescence de l’activité prophétique » (p. 33). Il s’agit bien, de la pythie de Delphes aux Livres sibyllins de Rome, de « faire le plein de force mystique face à l’adversité » (p. 34). Ainsi, la catastrophe est l’apanage des temps troublés, ce qui lui donne tout le loisir de s’épanouir à l’heure de tous les désastres potentiels.
Et pourquoi pas ? Après tout, l’annonce de la catastrophe est toujours porteuse de lendemains qui chantent. Les ténèbres sont toujours lourdes du jour qu’elles portent. « Nos porteurs d’espoir, nos prometteurs de parousie ne se donneraient pas tant de peine pour nous boucler dans un terrifiant train fantôme s’ils n’étaient sûrs, par là, de nous procurer un plaisir rare et raffiné : après l’étang de feu et de soufre à traverser, tout au bout, un lac de lait et de miel » (p. 38 – 39). Ainsi, le prophète est celui qui sait détecter les signes, qui détient la clé de la solution enfin trouvée d’un avenir meilleur. Le voilà porte-parole d’une cause, voire d’une entité supérieure, au nom de laquelle il s’exprime, dont il se fait le modeste interprète. Voudrait-on évincer la prophétie — au nom, par exemple, d’un rationalisme étroit — que l’on commettrait d’ailleurs une lourde erreur d’appréciation. Au fond, la catastrophe résonne avec l’un des deux ressorts les plus fondamentaux de toute action humaine : la peur, l’autre étant le désir. Debray le clame dans l’assurance d’une formule appelée à marquer les mémoires : « Et l’on ne voit que deux branches d’activité que ne menace pas à l’avenir le chômage technique : la prostitution, en charge des zizis, et la prophétie, en charge des zozos (vous et moi)» (p. 43). Et puis, aucune chance de se tromper, tant il est vrai que la catastrophe annoncée finira bien par advenir (et ce, grâce à la dissolution de la prophétie dans le long terme). « Fiable est la faille. Anyhow somehow, un terrible malheur » (p. 65).
Faut-il alors en conclure que la prophétie se cantonne à agiter des chiffons rouges et à tâter de notre corde, si sensible, de la peur ? Non. L’usage de la prophétie est non seulement légitime, mais potentiellement salutaire, tant il peut participer d’une certaine écologie de la pensée. On a donc besoin de nouveaux prophètes pour gérer les angoisses d’une population, face auxquelles les institutions traditionnelles (l’Église, l’État) semblent bien désarmées, leurs usuels « réducteurs d’incertitude » (p. 63) en panne. En outre, la catastrophe est un des derniers bastions de la pensée libre, un espace de liberté qui ne soit pas réductible. Le prophète est ainsi « maitre et possesseur des grands mots qui font frémir » (p. 64).
On le comprend, la catastrophe revêt donc, selon Debray, un indépassable horizon métaphysique et n’a de sens que dans la mesure où elle ré-enchante des masses en panne d’imaginaire, « Un peuple, qui doute de tout sauf de sa déréliction et qui, faute de légendes, sent le froid gagner ses membres, cherche à corps perdu “le lieu et la formule” (p. 62)». À cette condition, et à cette condition seulement, la prophétie peut insuffler à l’air irrespirable des temps un peu de fraicheur. « Quel que soit son cout en souffrances humaines, l’éternel présent de la catastrophe, soleil noir, assure à nos états dépressifs comme à nos élans rédempteurs une source d’énergie vraiment renouvelable » (p. 65). En bref, par des moyens sans cesse renouvelés, la catastrophe rejoue sans cesse la scène du Jugement dernier, faisant ainsi ressurgir les « tréfonds religieux d’une civilisation qui nous roule tous dans ses plis à la naissance, croyants et agnostiques mêlés » (p. 50). Voilà notre privilège à nous, les monothéistes.
Le seul job du prophète consiste donc à apporter de l’espérance, lorsque ses contemporains en manquent cruellement. Il s’agit de rouvrir des perspectives et d’enchanter des espaces laissés pour morts, au vu des enjeux cruciaux que nous posent aujourd’hui, notamment, les enjeux écologiques. Qui donc peut prétendre à ce titre, dont Debray nous dit qu’il n’est pas inné, mais qu’il s’acquiert ? Adversaire naturel du pouvoir politique en place, le prophète doit cependant résister à la tentation de devenir un oracle de cour. Il doit poursuivre une longue et patiente quête d’autorité morale, tracer laborieusement son sillage. En d’autres termes, il doit fourbir ses armes sur le terrain du débat public, tant il est vrai que « les moines-soldats du salut collectif ne peuvent passer outre les questions de logistique et d’artillerie » (p. 106). Et Debray de proposer un mode d’emploi pratique, rien moins qu’un « Bref discours de la méthode » (p. 75): comment s’assurer les titres et mérites, et suivant quelles règles et conditions, pour prétendre au titre envié de « prophète » ?
Dans l’intervalle, par un de ces contrepieds que l’essai multiplie (et qui en rend la lecture si joyeuse), Debray se lance dans un éloge du « maitre de l’école apocalyptique française », René Girard. Il procède à une relecture de son œuvre à la lueur de sa dimension « apocalyptique », c’est-à-dire de la mesure dans laquelle celui-ci répond à la séquence apocalyptique exposée préalablement et qui, au fond, sert de trame à l’essai (p. 78). Les pages qui suivent reviennent sur l’itinéraire intellectuel de René Girard et les apports les plus féconds de sa pensée, comme la figure de la triangulation du désir, qui démontrent la permanence de la recherche de victimes émissaires et une passion immodérée pour le « lynchage sacré » (p. 85).
À ce titre, Debray s’inscrit nettement dans la tradition du renouveau de la pensée de la catastrophe, dont l’émissaire contemporain le plus connu est Jean-Pierre Dupuy, auteur de Pour un catastrophisme éclaire6. Ce dernier fonde ses écrits dans les dérives du monde contemporain et en particulier dans une critique des nouvelles technologies, si envahissantes dans notre quotidien et si lourdes d’enjeux pour nos lendemains. Dupuy propose d’en faire une analyse de ce qu’il appelle, après le philosophe des sciences Karl Popper, leur « programme métaphysique », soit l’ensemble de présupposés fondamentaux qui sous-tendent les activités de recherche et développement, par exemple dans le domaine des nanotechnologies. Ainsi, c’est à une perspective pratique que nous convie Dupuy, qui appelle à renouveler les cadres de pensée du « principe de précaution7 » — un principe dont les implications concrètes et politiques ne sont plus à démontrer — à la lueur d’un renouveau de la pensée « catastrophique ». Il s’agit, pour Dupuy, d’envisager sérieusement l’hypothèse de la catastrophe pour se donner les moyens d’actions d’y parer préventivement, à l’aide d’une sorte d’intelligence prospective. Ainsi, considérer l’hypothèse du pire à advenir doit permettre de poser les jalons d’une action politique, ici et maintenant.
Cette approche s’inscrit explicitement dans les travaux du philosophe allemand, Hans Jonas, qui a proposé d’adopter le principe épistémologique de l’«heuristique de la peur » dans son fameux essai, Le principe responsabilitéH. Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. fr. J. Greisch, Flammarion, 1995 [1979].]]. La proposition qu’y fait Jonas consiste à proposer un plus petit commun dénominateur, qui doit pouvoir servir de levier à une nouvelle éthique civilisationnelle : la survie de l’humanité à sa propre démesure. Si est reconnue la menace qui pèse sur les conditions de possibilité de la vie sur terre, alors il devient possible de refonder à nouveaux frais une éthique du présent, une éthique de la responsabilité qui prenne pour objet l’avenir des relations de l’homme à la nature. On comprend là qu’il s’agit d’une démarche spéculative, d’une interrogation sur les finalités que s’assigne notre civilisation, qui requiert, selon le prescrit tardif de Jonas, « d’abandonner la sécurité cartésienne du savoir exact pour ouvrir l’incertitude des conjectures métaphysiques8 ». C’est bien là le sens de l’interrogation sur les catastrophes, qui sont ce moment tragique d’une fin du monde tel que nous le connaissons et qui, dans ce mouvement, légitiment un renouvèlement de la pensée sur ce monde tel que nous voudrions qu’il devienne.
Au fond, c’est ici qu’on retrouve la proposition de Debray, qui consiste à embrasser la catastrophe par le court-circuit qu’elle autorise, par le grand écart qu’elle nous fait franchir, entre nos racines civilisationnelles les mieux enfouies et leur relecture à la lueur des enjeux contemporains. Porteuses de sens, les prophéties ne font que se perpétuer selon le schéma canonique de l’Apocalypse, empruntant toujours de nouveaux itinéraires. Lorsque Debray nous livre, sans fard, les trucs et astuces de la « prophétie pour les nuls », nous sommes en droit de nous demander s’il n’encourage pas explicitement le développement d’un certain discours sur la catastrophe, en tant que véhicule d’un nouvel enchantement et porteur de nouveaux possibles. Ce n’est pas là, tant s’en faut, la vocation de la médiologie qui lui est chère. Et pourtant, tout se passe comme si Debray cherchait à susciter des vocations. Il s’agirait ainsi de penser la catastrophe non pas tant sur le mode anxiogène d’un monde en voie de décomposition, mais bien plutôt comme prétexte d’un renouvèlement des cadres de la pensée. Comment comprendre d’une autre manière qu’aux aspirants prophètes, qui « ne peuvent passer outre les questions de logistique et d’artillerie », Régis Debray fournisse les munitions ?
- Gallimard, 2011.
- Fl. Guénard et Ph. Simay, « Du risque à la catastrophe. À propos d’un nouveau paradigme », (La vie des idées, 24 mai 2011, www.laviedesidees.fr. Voy. également U. Beck, La société du risque, trad. L. Bernardi, Aubier, 2001 (1986).
- Le Portique, « Catastrophe(s)?», n° 22, 2009 ; Esprit, « Le temps des catastrophes », n° 3/2008.
- Chr. Godin, « Ouverture à un concept : la catastrophe », Le Portique, n° 22, 2009, en ligne, http://leportique.revues.org.
- É. Klein, « Les vacillements de l’idée de progrès », Le Portique, n° 7, 2001, en ligne, http://leportique.revues.org.
- J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2002.
- J.-P. Dupuy, « Les rêves de la raison », Revue européenne des sciences sociales, n° xlii-130, 2004, numéro spécial sur Les usages de la précaution, disponible en ligne.
- H. Jonas, Pour une éthique du futur, trad. Cornille S. & Ivernel P., Rivages poche, 1993, p. 57.