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Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, de Nicolas Marquis

Numéro 2 - 2017 par Geneviève Warland

mars 2017

Qu’est-ce qui explique le suc­cès des livres de déve­lop­pe­ment per­son­nel (DP)? Qu’indique ce suc­cès sur la socié­té actuelle ? Telles sont les deux ques­tions au cœur de cet ouvrage[efn_note]N. Mar­quis, Du bien-être au mar­ché du malaise. La socié­té du déve­lop­pe­ment per­son­nel, Paris, Presses uni­ver­si­taires de France, coll. « Par­tage du savoir », 2014, 212 p. Pré­face d’Alain Ehrenberg.[/efn_note] issu d’une thèse de doc­to­rat en socio­lo­gie sou­te­nue en 2012 à l’université Saint-Louis de Bruxelles, et récom­pen­sé par le prix Le Monde de la recherche uni­ver­si­taire. Le point cen­tral de la recherche concerne le lec­teur, autre­ment dit l’analyse menée par Nico­las Mar­quis vise à déga­ger l’impact réel de la lec­ture de ce type de livres.

Un livre

L’auteur se base, d’une part, sur cin­quante-cinq entre­tiens com­pré­hen­sifs réa­li­sés avec des lec­teurs de DP, recru­tés à l’aide de petites annonces pla­cées dans quatre grandes librai­ries en Bel­gique fran­co­phone et, d’autre part, sur un cor­pus de deux-cent-nonante-cinq lettres et cour­riels adres­sés à trois auteurs à suc­cès : Boris Cyrul­nik, Tho­mas d’Ansembourg et Thier­ry Jans­sen. Afin de cer­ner la teneur géné­rale des cour­riers reçus par ces auteurs, Nico­las Mar­quis a éga­le­ment réa­li­sé un entre­tien avec cha­cun d’eux. Le maté­riau empi­rique repre­nant les pro­pos des lec­teurs a été inté­gra­le­ment retrans­crit afin de le sou­mettre à un trai­te­ment de texte de type qua­li­ta­tif per­met­tant d’en faire res­sor­tir les prin­ci­pales uni­tés de sens, les­quelles ont ser­vi de base à la mise en valeur des aspects saillants rete­nus par les lec­teurs de livres de DP tant du point de vue de leur expé­rience de lec­ture que de son impact sur leur vision du monde et sur leur vie quotidienne. 

L’autre base maté­rielle se trouve dans la lec­ture d’environ une dizaine d’ouvrages de DP qui ont ren­con­tré un vif suc­cès dans le monde fran­co­phone et qui sont notam­ment de la plume des trois auteurs cités plus haut (la liste com­plète des ouvrages est don­née à la page 59). Ces livres sont sou­mis à une ana­lyse de type prag­ma­tique qui cherche à mettre en évi­dence le lec­teur impli­qué dans le texte. 

L’originalité de la recherche de Nico­las Mar­quis réside non seule­ment dans le fait qu’il ana­lyse une thé­ma­tique quelque peu délais­sée en socio­lo­gie (le domaine des livres por­tant sur le bien-être et le DP), mais aus­si et sur­tout que, à l’inverse des études menées jusqu’à pré­sent, son atten­tion se concentre sur l’impact réel (et non sup­po­sé) de ce type de livres. C’est donc bien le sens de ce genre de lec­ture pour des indi­vi­dus ain­si que son effi­ca­ci­té qui sont inter­ro­gés ici. Se concen­trant sur la « pro­blé­ma­tique des effets », ce n’est rien moins que la « boite de Pan­dore épis­té­mo­lo­gique pour la socio­lo­gie des pro­duc­tions cultu­relles » (p. 5) que l’auteur se pro­pose d’ouvrir. Voyons donc comment ! 

À l’instar d’une thèse de doc­to­rat, la démons­tra­tion est sys­té­ma­tique et pro­gres­sive : le pre­mier cha­pitre porte sur les ana­lyses tra­di­tion­nelles du DP. Deux caté­go­ries sont déga­gées par l’auteur : la pre­mière, reprise sous le « modèle du déclin », voit dans le DP le symp­tôme d’un malaise cultu­rel, pas de vir­gule inci­tant les indi­vi­dus à se dés­in­ves­tir de la sphère publique et des rap­ports sociaux pour se concen­trer sur leur bien-être per­son­nel ; la seconde caté­go­rie ren­voie à un « modèle du pou­voir » : elle inter­prète le DP comme un ins­tru­ment de domi­na­tion qui pousse les indi­vi­dus à «[…] pro­duire du savoir sur eux-mêmes pour se consti­tuer en sujets gou­ver­nables » (p. 22). 

Le deuxième cha­pitre est consa­cré à l’élaboration d’un modèle d’analyse du DP qui prenne en compte le lec­teur réel et pas seule­ment le lec­teur impli­qué dans le texte. S’agissant de «[…] construire un modèle ori­gi­nal pour pen­ser le déve­lop­pe­ment per­son­nel comme une expé­rience, et non plus seule­ment comme un texte […]» (p. 41), trois types d’analyse tex­tuelle sont pas­sés en revue afin d’en mon­trer les apports et les limites : les théo­ries de la récep­tion ; la rea­der-res­ponse theo­ry qui est en réa­li­té celle des théo­ri­ciens alle­mands de la lit­té­ra­ture, Jauss et Iser, déve­lop­pée comme esthé­tique de la récep­tion (Rezep­tionsäs­the­tik); enfin, la théo­rie de la tran­sac­tion lit­té­raire défi­nie par Louise Rosen­blatt. La pré­fé­rence de Nico­las Mar­quis s’adresse clai­re­ment à cette der­nière qui dis­tingue entre une lec­ture esthé­tique et une lec­ture non esthé­tique. C’est ce der­nier type de lec­ture qui est majo­ri­tai­re­ment enga­gé dans les livres de DP, lequel dépasse l’expérience même de la lec­ture pour se diri­ger vers un « dehors » ou un « après » : il s’agit d’une atti­tude effé­rente, terme per­met­tant de carac­té­ri­ser la dis­po­si­tion du lec­teur de livres de DP. Le but consiste, dès lors, à ana­ly­ser la lec­ture d’ouvrages de DP comme une inter­ac­tion entre un dis­po­si­tif tex­tuel pos­sé­dant cer­taines pré­ten­tions et une dis­po­si­tion, celle des lecteurs. 

La carac­té­ri­sa­tion du dis­po­si­tif que consti­tuent les livres de DP fait l’objet du troi­sième cha­pitre. Nico­las Mar­quis iden­ti­fie les dix thèmes récur­rents des ouvrages de DP (pp. 70 – 71), inci­tant les indi­vi­dus à se rap­pro­cher de leur inté­rio­ri­té (expres­sion de leur nature authen­tique et fon­da­men­ta­le­ment posi­tive) et à s’éloigner de ce qui pro­vient de leur exté­rio­ri­té (émo­tions néga­tives, mau­vaises pen­sées, etc.). Dans leur dimen­sion pra­tique, ces ouvrages adressent prin­ci­pa­le­ment deux types de sol­li­ci­ta­tions à leurs lec­teurs : ils les encou­ragent à croire qu’ils peuvent aider à chan­ger effec­ti­ve­ment leur situa­tion per­son­nelle (« conni­vence pas­sive ») et, par le recours à des situa­tions réel­le­ment vécues, à des tests, à des consignes, ils sol­li­citent de leur part un effort conscient pour relier le texte à leur vécu (« coopé­ra­tion active »). 

Ce n’est qu’au cha­pitre 4 (p. 83) que l’on entre dans le vif du sujet avec l’étude des moti­va­tions du lec­teur réel, autre­ment dit de sa « dis­po­si­tion ». La lec­ture d’ouvrages de DP s’inscrit dans un contexte bio­gra­phique par­ti­cu­lier — l’ouverture d’une « brèche » dans la vie quo­ti­dienne (p. 87) —, laquelle éta­blit un constat de malaise qui engendre une atti­tude de recherche et de ques­tion­ne­ment. Se tour­nant vers de tels ouvrages, le lec­teur adopte une « double ouver­ture » : pre­miè­re­ment, il accepte de sou­mettre à révi­sion cer­tains aspects de son exis­tence (estime de soi, hygiène men­tale, com­por­te­ment face à autrui, sens de sa vie…) tout en recon­nais­sant qu’il est par­tiel­le­ment res­pon­sable de ses dif­fi­cul­tés ; deuxiè­me­ment, il recherche une aide auprès de sup­ports inha­bi­tuels, comme les ouvrages de DP. Ces der­niers répondent donc à une forte attente d’efficacité. Leur lec­ture est, par consé­quent, une lec­ture uti­li­taire requé­rant un inves­tis­se­ment impor­tant, laquelle ren­voie à l’attitude effé­rente adop­tée par le lec­teur qui espère en obte­nir des béné­fices pratiques. 

Le cha­pitre 5, consa­cré à la dis­po­si­tion ou acti­vi­té du lec­teur, indique les condi­tions aux­quelles il accepte de faire confiance aux livres de DP. Ces livres doivent être enga­geants, c’est-à-dire tenir des pro­pos rai­son­nables et s’adresser au lec­teur comme à une per­sonne res­pon­sable et auto­nome. Ils doivent éga­le­ment être cré­dibles, autre­ment dit s’appuyer sur des preuves dont les plus convain­cantes ne sont pas scien­ti­fiques : elles relèvent plu­tôt de l’expérience per­son­nelle des auteurs qui ont eux-mêmes sur­mon­té une situa­tion dif­fi­cile (il s’agit une forme de « légi­ti­mi­té cha­ris­ma­tique », p. 112). La cré­di­bi­li­té ren­voie éga­le­ment à la tra­di­tion, à des savoirs ances­traux posi­ti­ve­ment conno­tés. Ce que le lec­teur recherche prin­ci­pa­le­ment, comme déjà dit, est l’efficacité de tels ouvrages : d’où sa lec­ture vise à sélec­tion­ner les infor­ma­tions per­ti­nentes afin de ten­ter de résoudre la situa­tion à laquelle il est confron­té (c’est ici la dimen­sion de connexion du livre avec la vie quo­ti­dienne du lec­teur qui est expli­ci­tée sous le concept d’«apérité »). Une telle recherche met en œuvre la com­pé­tence de coopé­ra­tion active du lec­teur qui ren­voie à nou­veau à son atti­tude effé­rente. Selon l’analyse des témoi­gnages recueillis par Nico­las Mar­quis, le prin­ci­pal effet qu’ont les livres de DP est l’amélioration du rap­port à autrui, de la com­pé­tence de com­mu­ni­ca­tion (p. 139), cela notam­ment grâce aux clés d’analyse qu’ils four­nissent (des­crip­tions, exemples vécus, typo­lo­gies…). Ils vont ain­si jusqu’à une trans­for­ma­tion du soi et à l’accession à de nou­veaux modes d’être au monde, pour uti­li­ser un voca­bu­laire philosophique. 

Les deux der­niers cha­pitres replacent la lec­ture des livres de DP dans le contexte socio­cul­tu­rel de la France et de la Bel­gique actuelles (ces pré­ci­sions ne sont tou­te­fois pas don­nées). Le cha­pitre 6 vise à détec­ter dans le dis­cours des indi­vi­dus un ensemble de repré­sen­ta­tions socia­le­ment par­ta­gées. Ces repré­sen­ta­tions d’ordre pra­tique sont ana­ly­sées sous l’angle d’une anthro­po­lo­gie à visée pra­tique (manières de se rap­por­ter au monde et à soi) et sous l’angle d’une cos­mo­lo­gie à visée pra­tique (façons de conce­voir l’homme et le monde). En ce qui concerne la pre­mière dimen­sion, c’est prin­ci­pa­le­ment le sta­tut de l’intériorité posi­ti­ve­ment conno­tée qui est inter­ro­gée dans ses liens avec l’authenticité, la puis­sance ou force en soi, le sens de la vie, la souf­france, le tra­vail sur soi. En ce qui concerne la seconde dimen­sion, elle évoque le carac­tère nui­sible de la socié­té, avec ses valeurs maté­ria­listes notam­ment, mais aus­si les trans­for­ma­tions pos­sibles per­met­tant de créer un monde nou­veau et meilleur. 

Quant au cha­pitre 7, il montre que la lec­ture des ouvrages de DP exprime une « atti­tude face à la contin­gence » (p. 176), dont la struc­ture est com­pa­rable à la pen­sée magique étu­diée par les anthro­po­logues. Cette atti­tude s’inscrit dans la socié­té indi­vi­dua­liste dans laquelle nous nous trou­vons et qui vise à res­pon­sa­bi­li­ser les indi­vi­dus et à valo­ri­ser l’action de soi sur soi. La lec­ture des livres de DP fonc­tion­ne­rait donc selon les mêmes prin­cipes que la pen­sée magique, mais adap­tés à la socié­té actuelle : ain­si, l’imputation des res­pon­sa­bi­li­tés d’un mal­heur n’est plus attri­buée à des enti­tés exté­rieures, mais en par­tie à nous-mêmes ; l’identification des marges de manœuvre ne s’établit plus sur des forces externes, mais sur nos propres capa­ci­tés à modi­fier la situa­tion. Ce type d’anthropologie comme de cos­mo­lo­gie s’inscrit lui-même dans une his­toire, celle du pro­ces­sus de « désen­chan­te­ment du monde » (Weber), carac­té­ris­tique de l’esprit pro­tes­tant et recon­nais­sable aujourd’hui sous un ava­tar sécu­la­ri­sé, la « méri­to­cra­tie », comme l’indique l’auteur dans ses remarques finales. 

Le résu­mé des pro­pos essen­tiels de l’ouvrage indique déjà qu’il se situe à un niveau de com­plexi­té éle­vé (digne d’une très bonne thèse de doc­to­rat) et qu’il ana­lyse et agence intel­li­gem­ment les élé­ments néces­saires à la réa­li­sa­tion d’un tel tra­vail : sources empi­riques, théo­ries et méthodes. Cela dit, l’exercice du compte ren­du est éga­le­ment un exer­cice cri­tique. J’en for­mu­le­rai trois. La pre­mière concerne le carac­tère situé de la pra­tique étu­diée, lequel est peu pris en compte : cela vaut pour les indi­vi­dus inter­ro­gés (dont le niveau socio­cul­tu­rel appa­rait rela­ti­ve­ment éle­vé, en tous les cas pour les par­ti­ci­pants aux entre­tiens, comme l’indique l’auteur). Cela vaut encore pour la socié­té concer­née : l’auteur opère un bref rap­pel his­to­rique sur l’évolution socié­tale de la France depuis les Trente Glo­rieuses, mais ignore com­plè­te­ment la Bel­gique dont sont res­sor­tis­sants une par­tie des auteurs et des per­sonnes qui consti­tuent son échan­tillon de base. Ces remarques posent la ques­tion du cadrage contex­tuel du tra­vail qui aurait pu être davan­tage pro­blé­ma­ti­sé. Car ce qui est pré­sen­té comme des résul­tats à valeur géné­rale ne le sont peut-être pas tant que cela… 

Une autre cri­tique porte sur la struc­ture de l’ouvrage : l’auteur rap­pelle à dif­fé­rents moments l’originalité de sa démarche consis­tant à s’intéresser au lec­teur réel. Il faut tou­te­fois attendre près de la moi­tié du livre pour que cette thé­ma­tique soit enfin abor­dée et que l’on entre dans l’univers men­tal des lec­teurs de DP. L’ouvrage aurait gagné en lisi­bi­li­té et en plai­sir de lec­ture si sa struc­ture avait été modi­fiée pour cette publi­ca­tion des­ti­née à tou­cher un public plus large, se libé­rant ain­si du car­can de la thèse… 

Enfin, le style n’est pas tou­jours clair ni fluide, et il pèche par des for­mu­la­tions jar­gon­nantes, sur­tout dans les par­ties théo­riques (cha­pitre 1 à 3 inclus et cha­pitres 6 et 7). En voi­ci deux exemples : «[le struc­tu­ra­lisme et la théo­rie cri­tique] […] ont en com­mun d’emprunter une théo­rie de la pra­tique objec­ti­viste où l’impact des médias est pen­sé sur un modèle balis­tique » (p. 42). « Le prin­ci­pal pro­blème des études de la récep­tion est lié au surin­ves­tis­se­ment de la figure du spectateur/lecteur actif, éri­gé de manière par­fois dog­ma­tique pour contrer, peut-être sur un plan plus moral que théo­rique, l’ectoplasme des théo­ri­ciens cri­tiques » (p. 43). Ces phrases, certes sor­ties de leur envi­ron­ne­ment tex­tuel (qui tou­te­fois ne les expliquent pas davan­tage), illus­trent, à mon sens, une ten­dance des sciences sociales à se décon­nec­ter des réa­li­tés qu’elles étu­dient et à géné­rer des jeux de lan­gage propres. Que signi­fie, d’ailleurs, le terme « émique » (p. 59), uti­li­sé pour carac­té­ri­ser le DP, terme non défi­ni et au demeu­rant mal ortho­gra­phié sur la même page sous le vocable « étique»… On l’aura com­pris, le livre de Nico­las Mar­quis pro­pose une ana­lyse éclai­rante et inno­vante, mais pas tou­jours aisée à lire.

Geneviève Warland


Auteur

Geneviève Warland est historienne, philosophe et philologue de formation, une combinaison un peu insolite mais porteuse quand on veut introduire des concepts en histoire et réfléchir à la manière de l’écrire. De 1991 à 2003, elle a enseigné en Allemagne sous des statuts divers, principalement à l’université : Aix-la-Chapelle, Brême, et aussi, par la suite, Francfort/Main et Paderborn. Cette vie un peu aventurière l’a tout de même ramenée en Belgique où elle a travaillé comme assistante en philosophie à l’USL-B et y a soutenu en 2011 une thèse intégrant une approche historique et une approche philosophique sur les usages publics de l’histoire dans la construction des identités nationales et européennes aux tournants des XXè et XXIè siècles. Depuis 2012, elle est professeure invitée à l’UCLouvain pour différents enseignements en relation avec ses domaines de spécialisation : historiographie, communication scientifique et épistémologie de l’histoire, médiation culturelle des savoirs en histoire. De 2014 à 2018, elle a participé à un projet de recherche Brain.be, à la fois interdisciplinaire et interuniversitaire, sur Reconnaissance et ressentiment : expériences et mémoires de la Grande Guerre en Belgique coordonné par Laurence van Ypersele. Elle en a édité les résultats scientifiques dans un livre paru chez Waxmann en 2018 : Experience and Memory of the First World War in Belgium. Comparative and Interdisciplinary Insights.