Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Du bassin scolaire au bassin de vie : pourquoi y a‑t‑il lieu d’être critique ?

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par Bernard Delvaux

juin 2012

Les ins­tances de pilo­tage inter­ré­seaux de l’en­sei­gne­ment qua­li­fiant, qui devraient céder la place aux bas­sins de vie sont deux dis­po­si­tifs qui s’é­cartent signi­fi­ca­ti­ve­ment du pro­jet de bas­sins sco­laires, jamais mis en œuvre. His­toire de ces dif­fé­rentes ver­sions de bas­sins, évo­lu­tions et enjeux.

Avant que s’impose la notion de bas­sins de vie, la Com­mu­nau­té fran­çaise avait mis à son agen­da le concept de bas­sin sco­laire. Jusqu’alors, il cir­cu­lait essen­tiel­le­ment dans les sphères scien­ti­fiques, d’abord pour dési­gner un espace local d’interdépendance entre écoles (celui de Char­le­roi, en 19971), puis une ins­tance de coor­di­na­tion à l’échelle d’un tel espace. C’est dans ce second sens que l’idée de bas­sin sco­laire avait été reprise dans la décla­ra­tion de poli­tique com­mu­nau­taire de 2004, avec le pro­jet d’en faire un dis­po­si­tif clé dans la lutte contre les inéga­li­tés et les ségré­ga­tions sco­laires. L’idée ne fut cepen­dant pas concré­ti­sée, car les résis­tances de cer­tains groupes condui­sirent ce gou­ver­ne­ment à réduire les ambi­tions ini­tiales. Fina­le­ment, l’ambitieux pro­jet n’accoucha que du « petit décret » ins­tances de pilo­tage inter­ré­seaux de l’enseignement qua­li­fiant (Ipieq) qui, non seule­ment fut voté in extre­mis en fin de légis­la­ture, mais fut aus­si limi­té à l’enseignement qua­li­fiant et doté de faibles moyens financiers.

Les bas­sins sco­laires avaient donc vécu. Mais pas l’idée de déve­lop­per des ins­tances de coor­di­na­tion à l’échelle de bas­sins. Le gou­ver­ne­ment sui­vant mani­fes­ta en effet son inten­tion de déve­lop­per des bas­sins de vie et, depuis la décla­ra­tion de poli­tique com­mu­nau­taire en 2009, la concré­ti­sa­tion d’un tel pro­jet est l’objet de longues consul­ta­tions et négo­cia­tions tou­jours en cours. Elles devraient débou­cher au mieux au début du second semestre de cette année sur un avant-pro­jet d’accord de coopé­ra­tion entre les deux gou­ver­ne­ments (fran­co­phone et wal­lon) et le col­lège de la Com­mis­sion com­mu­nau­taire fran­çaise (Cocof).

Les fondements du projet de bassin

On peut cepen­dant affir­mer dès à pré­sent que les bas­sins de vie s’écarteront en maints points de la phi­lo­so­phie sous-jacente aux bas­sins sco­laires, que j’avais ini­tia­le­ment pen­sée au Ceri­sis (centre de recherche de l’ucl) et qui avait été affi­née et concré­ti­sée dans le cadre d’une recherche inter­uni­ver­si­taire2.

Ce pro­jet de bas­sin sco­laire repo­sait en fait sur un sché­ma ana­ly­tique assez simple. La pre­mière idée qui le sous-ten­dait était que des inter­dé­pen­dances (pro­ces­suelles et com­pé­ti­tives) lient les écoles d’un même ter­ri­toire et qu’elles débordent des fron­tières des réseaux et des types d’enseignement.

Les bas­sins sco­laires repo­saient éga­le­ment sur l’idée que ces inter­dé­pen­dances ont une influence sur les déci­sions des éta­blis­se­ments sco­laires, car ceux-ci sont contraints de se pré­oc­cu­per de leur posi­tion rela­tive par rap­port aux autres éta­blis­se­ments. Les poli­tiques d’établissement, y com­pris quand elles paraissent rele­ver exclu­si­ve­ment de consi­dé­ra­tions internes, ne peuvent donc être com­prises que si l’on tient compte aus­si de la place qu’occupe l’établissement dans le réseau des inter­dé­pen­dances locales.

Troi­sième idée fon­da­trice : la struc­ture des inter­dé­pen­dances, de même que les effets de ces inter­dé­pen­dances, dépendent en par­tie de la nature des modes de régu­la­tion, et notam­ment du dosage des trois grands types de régu­la­tion que sont l’autorité (et ses normes légales), la concer­ta­tion et l’ajustement réci­proque (sou­vent qua­li­fié de mar­ché). Autre­ment dit, c’est la com­bi­nai­son des régu­la­tions et des inter­dé­pen­dances qui a un impact sur les poli­tiques d’établissement et, à tra­vers elles, sur ce que génère col­lec­ti­ve­ment tout groupe d’établissements interdépendants.

La pro­po­si­tion de bas­sin était en outre fon­dée sur l’idée que l’actuelle com­bi­nai­son des modes de régu­la­tion en Com­mu­nau­té fran­çaise est géné­ra­trice d’inégalités entre élèves et entre éta­blis­se­ments. Était en par­ti­cu­lier visée la place impor­tante des modes de régu­la­tion fon­dés sur l’ajustement réciproque.

Ces divers constats ont conduit à pro­po­ser de s’écarter du mode de régu­la­tion domi­nant, en intro­dui­sant davan­tage de concer­ta­tion, un mode de régu­la­tion pré­sen­tant le double avan­tage d’être en accord avec la tra­di­tion poli­tique belge et avec l’évolution trans­na­tio­nale des régu­la­tions. Plu­tôt que d’accroitre cen­tra­li­sa­tion et normes légales, l’idée était de déve­lop­per une dyna­mique de res­pon­sa­bi­li­sa­tion col­lec­tive des éta­blis­se­ments s’inscrivant dans un même espace d’interdépendance. Une ins­tance de bas­sin sco­laire, trans­ni­veaux et trans­ré­seaux, aurait rem­pli cet office, moyen­nant des dis­po­si­tifs de cadrage adé­quats mis en place par la Com­mu­nau­té. Cette ins­tance aurait dis­po­sé d’une assez grande auto­no­mie et aurait pu prendre en charge cer­tains aspects de la régu­la­tion des flux d’élèves, de la régu­la­tion de l’offre et de la mise en com­mun de ressources.

De l’idée initiale aux actions et projets d’aujourd’hui

Cette idée de départ a débou­ché sur des dis­po­si­tifs qui reven­diquent une filia­tion avec la notion de bas­sin sco­laire, mais s’en écartent sur plu­sieurs points impor­tants. Rap­pe­lons d’abord en deux mots en quoi consistent les ins­tances de pilo­tage inter­ré­seau de l’enseignement qua­li­fiant (Ipieq) et les bas­sins de vie. Ces ins­tances ont sur­tout pour mis­sion la répar­ti­tion entre écoles d’incitants visant à regrou­per, main­te­nir ou créer des offres d’enseignement qua­li­fiant. Quant aux bas­sins de vie, ils devraient viser « à éta­blir un véri­table par­te­na­riat local entre les éta­blis­se­ments sco­laires de tous niveaux, les opé­ra­teurs de for­ma­tion, les fonds sec­to­riels des entre­prises et les par­te­naires sociaux inter­pro­fes­sion­nels » (note au gou­ver­ne­ment, 21 jan­vier 2010).

Entre ces deux dis­po­si­tifs et le pro­jet de bas­sin sco­laire, on peut rele­ver cinq dif­fé­rences impor­tantes. L’une d’entre elles concerne le champ cou­vert par les nou­veaux dis­po­si­tifs. Com­pa­ra­ti­ve­ment aux bas­sins sco­laires qui se limi­taient à l’enseignement obli­ga­toire, mais concer­naient tous les types d’enseignement, les ins­tances de pilo­tage se centrent exclu­si­ve­ment sur l’enseignement qua­li­fiant. Quant aux bas­sins de vie, bien qu’annoncés comme pou­vant concer­ner à terme tous les niveaux et types d’enseignement, ils sont clai­re­ment orien­tés vers l’enseignement qua­li­fiant et struc­tu­rés en réfé­rence à cet ensei­gne­ment. Par contre, ils s’ouvrent au monde de la for­ma­tion. On assiste donc à un double mou­ve­ment : d’une part, un frac­tion­ne­ment du sec­teur de l’enseignement, d’où se déta­che­rait l’enseignement qua­li­fiant ; d’autre part, un cou­plage inter­sec­to­riel entre ce sous-sec­teur édu­ca­tif et le sec­teur de la for­ma­tion. Ce double mou­ve­ment déteint logi­que­ment sur la nature des acteurs appe­lés à conce­voir et à gérer les bas­sins de vie : il ne s’agit plus uni­que­ment des acteurs de l’enseignement, mais aus­si des acteurs des champs de la for­ma­tion et de l’emploi. Une telle évo­lu­tion est loin d’être banale quand on sait les craintes expri­mées par cer­tains de voir trans­for­mé peu à peu l’enseignement qua­li­fiant en for­ma­tion pro­fes­sion­na­li­sante et de le voir essen­tiel­le­ment éva­lué en fonc­tion de ses per­for­mances en termes de pré­pa­ra­tion à l’emploi. Mais c’est bien vers là qu’on semble désor­mais se diri­ger, non seule­ment avec le dos­sier des bas­sins de vie, mais avec d’autres pro­jets, tels la cer­ti­fi­ca­tion par unité.

Autre dif­fé­rence signi­fi­ca­tive : le champ de com­pé­tences. Il était envi­sa­gé que les bas­sins sco­laires gèrent les flux d’élèves, l’offre d’enseignement, la mise en com­mun de res­sources, voire cer­taines com­pé­tences en matière de ges­tion des per­son­nels. Au contraire, les ins­tances de pilo­tage inter­ré­seau et les bas­sins de vie se replient sur l’offre. C’est très clair pour les ins­tances de pilo­tage inter­ré­seau de l’enseignement qua­li­fiant. Quant aux bas­sins de vie, leur objec­tif est « d’harmoniser l’offre de for­ma­tion et de construire de véri­tables filières qui per­mettent de favo­ri­ser la conti­nui­té du par­cours de qua­li­fi­ca­tion des futurs tra­vailleurs » (note du gou­ver­ne­ment, 21 jan­vier 2010). La régu­la­tion des flux d’élèves ne fait plus par­tie du champ offi­ciel des com­pé­tences. Elle est cen­sée avoir été réglée par le décret ins­crip­tion, bien que celui-ci ne concerne pour l’instant que l’entrée en secondaire.

À pro­pos des objec­tifs, les dif­fé­rences sont éga­le­ment signi­fi­ca­tives. Alors que les bas­sins sco­laires avaient été conçus pour lut­ter contre les inéga­li­tés entre élèves et les dis­pa­ri­tés entre écoles, les dis­po­si­tifs en fonc­tion ou à l’étude sont sur­tout conçus pour opti­mi­ser, opti­ma­li­ser et har­mo­ni­ser l’offre (autre­ment dit : ratio­na­li­ser) et pour « pro­po­ser des réponses effi­cientes et rapides à des besoins struc­tu­rels, mais sur­tout conjonc­tu­rels […] tou­chant à l’adéquation entre l’offre de com­pé­tences et les com­pé­tences atten­dues » (note au gou­ver­ne­ment, 3 novembre 2011).

Les modes de régu­la­tion envi­sa­gés se dis­tinguent éga­le­ment de manière fla­grante. Dans le pro­jet des bas­sins sco­laires, l’autonomie des ins­tances sous-régio­nales était rela­ti­ve­ment large. Il y avait certes des dis­po­si­tifs de cadrage, mais l’instance ne devait pas sans cesse en réfé­rer aux ins­tances supé­rieures. L’objectif était de fixer assez clai­re­ment les fina­li­tés au niveau com­mu­nau­taire et de lais­ser aux acteurs locaux le choix des moda­li­tés et de cer­tains objec­tifs. Il impor­tait de créer un esprit de col­la­bo­ra­tion et de prise d’initiative. Ici, tant pour les Ipieq que de ce qui se des­sine pour les bas­sins de vie, l’autonomie est bien plus cadrée. On parle d’incitants, dont l’obtention est sou­mise à des règles strictes, et de pro­jets à ren­trer dans des formes et délais bien défi­nis. On constate éga­le­ment que les déci­sions concer­nant le finan­ce­ment de ces pro­jets doivent ou devront en défi­ni­tive être ava­li­sées ou prises par une ins­tance supra-bas­sins ou par le gou­ver­ne­ment. Tout cela a un fort gout de bureau­cra­ti­sa­tion et de cen­tra­li­sa­tion, une ten­dance qui s’inscrit dans la conti­nui­té du décret mis­sions, mais s’éloigne par contre de la dyna­mique que vou­lait impul­ser le pro­jet de bas­sin scolaire.

Enfin, des dif­fé­rences majeures se font jour à pro­pos des décou­pages ter­ri­to­riaux. Même si le rap­port inter­uni­ver­si­taire sur les bas­sins sco­laires envi­sa­geait plu­sieurs scé­na­rios, il avait mis en exergue un cer­tain nombre d’arguments favo­rables à un décou­page en dix-huit bas­sins. Les notes qui cir­culent actuel­le­ment annoncent neuf bas­sins, voire huit car cer­tains acteurs sont favo­rables à une fusion des bas­sins de Bruxelles et du Bra­bant wal­lon. Les contraintes des décou­pages ter­ri­to­riaux pré­exis­tants ont plei­ne­ment pesé sur cette pro­po­si­tion : il a fal­lu cher­cher un com­pro­mis entre les deux prin­ci­paux par­te­naires (ensei­gne­ment et Forem), déjà dotés de zones d’enseignement et de comi­tés subré­gio­naux de l’emploi et de la for­ma­tion. Il a fal­lu aus­si tenir compte des limites des pro­vinces, qui ont déci­dé­ment la vie dure. S’impose ain­si la tra­di­tion­nelle logique de « dépen­dance au sen­tier » plu­tôt que celle d’une « remise à plat » visant à faire davan­tage concor­der les ter­ri­toires des nou­velles ins­tances de régu­la­tion et ceux des espaces d’interdépendance vécus. On pri­vi­lé­gie ain­si de vastes ter­ri­toires qui pré­sentent certes des avan­tages, mais risquent sou­vent de plom­ber les dyna­miques de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive et d’identification, tout comme la pos­si­bi­li­té d’intégrer à terme les autres niveaux d’enseignement carac­té­ri­sés par des aires de recru­te­ment plus locales.

Des enjeux à ne pas négliger

La struc­ture de cette ana­lyse peut faire pen­ser que je suis nos­tal­gique ou désa­bu­sé, et que je ne peux m’empêcher de pen­ser que le pro­jet que j’avais conçu avec d’autres était opti­mal et que la réa­li­té pré­sente est, en regard, bien déce­vante. Sans doute cet état d’esprit n’est-il pas tota­le­ment exempt de tels sen­ti­ments, mais je pense aus­si avoir mis en évi­dence cer­tains traits saillants des évo­lu­tions en cours et mon­tré qu’elles s’inscrivent dans des logiques évo­lu­tives sou­vent plus larges. Des logiques dont il importe de ques­tion­ner les enjeux et les effets poten­tiels. Faut-il ins­crire l’enseignement qua­li­fiant dans le sys­tème édu­ca­tif ou dans celui de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle ? Faut-il limi­ter les pré­ro­ga­tives des bas­sins à la régu­la­tion de l’offre ou lui attri­buer des com­pé­tences plus trans­ver­sales ? Faut-il pri­vi­lé­gier un dis­po­si­tif bureau­cra­tique plu­tôt que lais­sant de larges marges d’autonomie ? Faut-il enfin un décou­page ter­ri­to­rial davan­tage fon­dé sur les ins­ti­tu­tions exis­tantes plu­tôt que sur la réa­li­té des inter­dé­pen­dances ? Autant de ques­tions qui méri­te­raient d’être posées et qui ne semblent plus être à l’agenda de la plu­part des acteurs qui par­ti­cipent actuel­le­ment au labo­rieux pro­ces­sus de négociation.

  1. Del­vaux B. (dir.), « L’enseignement secon­daire dans le bas­sin sco­laire de Char­le­roi. Écoles, élèves et tra­jec­toires sco­laires », Les Cahiers du Ceri­sis, 97/4.
  2. Del­vaux B., Demeuse M., Dupriez V., Fagnant A., Guis­set C., Lafon­taine D., Maris­sal P. et Maroy Chr. (2005), « Les bas­sins sco­laires : de l’idée au pro­jet. Pro­po­si­tions rela­tives aux domaines d’intervention, aux ins­tances et aux ter­ri­toires », Rap­port de recherche, www.uclouvain.be/39987.html.

Bernard Delvaux


Auteur

Bernard Delvaux est sociologue et chercheur [Girsef->http://www.uclouvain.be/girsef.html] (Groupe interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l'Education et la Formation) à l'Université catholique de Louvain.