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Drôle de suite

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 par Jacques Vandenschrick

juin 2014

La boucle que fait le fleuve pour dépas­ser le flanc de la Dalle Maje pousse les bateaux dans des cou­rants par­fois sour­nois. Les bate­liers savent qu’ils ne peuvent relâ­cher leur atten­tion que lorsqu’ils par­vien­dront, après le roc, en vue de l’immense pente cou­verte de ver­gers sur la rive droite. Là, le cours du fleuve, enfin redres­sé, se fait large et plus pai­sible, longuement. 

Son miroi­te­ment prend très sub­ti­le­ment une cou­leur plus ami­cale, presque un bleu confiant et pur. Ce jour-là, de la dunette d’un vra­quier char­gé jusqu’au bord, le mari­nier vit quelqu’un, sans doute des­cen­du des ver­gers, qui s’engageait à la nage dans la tra­ver­sée du fleuve, en remor­quant sans effort, dans son sillage, un objet sombre, comme une valise légère balan­çant à sa suite sur le cou­rant. Le tirant d’eau du vra­quier fai­sait en avan­çant, une vague ronde qui, quand elle attei­gnit le nageur le sou­le­va sou­ple­ment. C’était une femme, épaules dorées, seins nus et clairs, visibles un ins­tant dans le cla­po­tis retour­né du remous. Le mari­nier médu­sé la vit cal­me­ment pour­suivre ses mou­ve­ments jusqu’à la rive oppo­sée où elle émer­gea, géante lumi­neuse sur les éclats des eaux, large blon­deur, par­faite vision lui­sante, nudi­té liquide. Elle tira son bagage flot­tant sur le bord, y prit un linge trouble pour s’éponger, pas­sa une robe et s’enfonça entre les roseaux. Il ne la vit bien­tôt plus. On devi­nait encore un peu, au mou­ve­ment des herbes, son pas­sage qui s’éloignait. À moins que ce ne fût sim­ple­ment le vent qui com­men­çait d’agiter les hautes tiges. Le vent n’a pas son pareil pour racon­ter des choses… D’où venait-elle, par les ver­gers, s’interrogeait le mari­nier. Et vers où s’en allait-elle, pour vou­loir ain­si, à la nage, chan­ger de rive ?

* * * * * *

Ceux qui l’avaient un peu connue, au vil­lage, il y a quelques mois, disaient : « C’est une rude. » Et Mar­ceau, qui vivait encore à l’époque, pen­sait qu’ils avaient peut-être vu juste. Car­rure de nageuse, grandes et larges mains. Des hanches qu’on aurait hési­té à bous­cu­ler à la fête de la grange. D’ailleurs elle n’y était allée qu’une seule fois. Avec ça, une démarche de majes­té un peu fauve qui met­tait mal à l’aise, cuisse en avant. Un regard d’une cou­leur impos­sible à défi­nir tant il parais­sait trans­per­cer les choses. Et des seins…… Des seins qui, quand on osait les regar­der — allez savoir —, don­naient envie de dor­mir balan­cé par un arbre. Cer­tains avaient dit à Mar­ceau qu’il fal­lait qu’il soit « quart-fou », comme on disait par là, pour avoir enga­gé une fille comme elle. « C’est du gri­sou. Tu vas te bru­ler. » Mar­ceau était vieux et cas­sé. Il ne pou­vait plus tenir la mai­son, entre­te­nir le feu, chauf­fer la soupe. Les neveux avaient tout ten­té pour atti­rer leur vieil oncle à la ville. Mais il refu­sait de quit­ter. Il s’était fâché. Ce qu’il vou­lait ? Mou­rir ici. Devant Dalle Maje, ce roc tout d’un jet, d’un gra­nit gris clair, des cen­taines de mètres au-des­sus du monde, sou­vent per­du en haut dans les nuages et domi­nant le fleuve. Et quand tous eurent com­pris que Mar­ceau vou­lait être comme cloué là et qu’il ne quit­te­rait jamais sa ferme, la rude, venue de nulle part, était entrée sans frap­per dans la cui­sine — c’était un matin — et elle avait dit : « Voi­là ». Et puis au bout d’un moment où il la consi­dé­rait, médu­sé de la voir sur­gir ain­si, enfant géante et belle à la fois, presque ani­male et qu’elle frô­lait les poutres, elle avait ajou­té : « Mon­sieur Mar­ceau, qu’est-ce que vous vou­lez pré­ci­sé­ment que je fasse ? » Et Mar­ceau, en se redres­sant, avait sou­le­vé fai­ble­ment ses pauvres épaules et fait un vague geste du bras et de la main, mon­trant la cui­sine sombre comme une auberge et son désordre, puis il avait dit : « Voi­là ! » de la même façon qu’elle. Exac­te­ment. Sans plus. Elle s’était à nou­veau tue un moment. Puis elle avait dit cal­me­ment : « Ça marche. » Ils n’avaient pas par­lé d’argent. Les gens disaient qu’ils s’étaient intri­gués l’un l’autre, lui qui avait la répu­ta­tion d’être tou­jours fuyant et elle que les vil­la­geois avaient vue nette et dure. Que c’est pour ça qu’ils s’étaient mis d’accord. On ne sait pas com­ment l’épisode était deve­nu un mor­ceau de l’histoire de la rude. Mais c’est comme ça. Et les vil­la­geois disaient encore beau­coup d’autres choses à leur pro­pos avec ce gout inné qu’on a dans les vil­lages, de salir les fon­taines. Dans les villes aus­si. Mais il ne s’y trouve plus de fontaines.

* * * * * *

Quelques semaines plus tard, ils avaient envoyé les enfants en éclai­reurs, un peu avant l’aube, sur le che­min des ver­gers. À cause de cette rumeur que Tyer­ce­lin avait répan­due. « Mar­ceau liquide. C’est le début de la débâcle. » Un homme bizarre, ce Tyer­ce­lin. Un jour d’un côté. Le len­de­main, de l’autre. Pas droit. Mais c’est quand même lui qui avait lan­cé la nou­velle et qui conti­nuait, pour une fois, avec constance, à pré­tendre que Mar­ceau liqui­dait. On ne savait pas bien quoi. Ni ce qu’il fal­lait en pen­ser. Mais le bruit avait cou­ru vite. Mar­ceau aurait dit que tout le monde était invi­té, qu’on pou­vait venir cueillir les pommes, gau­ler les noix et même prendre les coings, les fameux coings de Mar­ceau qui don­naient des gelées trans­pa­rentes comme de l’ambre. D’où Tyer­ce­lin tenait la nou­velle, nul ne pou­vait le dire, d’autant plus que Mar­ceau n’avait plus été aper­çu sur ses terres, depuis des jours et des jours. Mais cela impor­tait peu. Une nou­velle comme ça occu­pait l’esprit. Et depuis que Tier­ce­lyn l’avait lan­cée, elle fai­sait le tour des têtes et des quar­tiers. Elle était d’autant plus inté­res­sante qu’elle était impos­sible à croire. Com­ment Mar­ceau qui, en plus de tout ce qu’on disait qu’il pos­sé­dait et qu’il avait fait pros­pé­rer, tout au long de sa vie, com­ment lui qui s’enorgueillissait de tenir le plus riche ver­ger de la pro­vince, aurait-il pu ima­gi­ner se défaire d’une récolte ? Et moins encore en invi­tant les envieux d’en bas qui jalou­saient sa réus­site, à le pri­ver des fruits d’une sai­son ? Aus­si les ragots allaient-ils bon train. « Mar­ceau a per­du la rai­son. La rude l’a pos­sé­dé. Ou alors, c’est un piège. Il a déjà clos les cueillettes. Il n’y a plus que les pour­ries, au sol. Qu’il ne s’imagine pas qu’il va nous faire ramas­ser les véreuses. Ou alors, il veut nous voir tous arri­ver, ridi­cules avec nos paniers et nos mannes par­mi les guêpes, alors qu’il n’y aura plus rien. Pour rigo­ler. » C’est ain­si qu’ils se ral­lièrent à l’idée d’envoyer les enfants d’abord. Par pru­dence. Ils redes­cen­dront nous dire ce qu’ils auront vu et ce qu’il faut déci­der. L’enfance voit par­fois plus clair dans les des­seins mauvais.

* * * * * *

On trou­va sept enfants qui acce­ptèrent de mon­ter. Trois gar­çons et quatre filles, dont la petite Manon, une enfant délu­rée de cinq ou six ans qui pous­sait toute seule, ici et là, d’une famille à l’autre parce qu’on ne lui connais­sait pas de parents. Ils par­tirent du vil­lage à la fin de la nuit. Il ne fai­sait pas froid. Quand ils débou­chèrent sur le pla­teau avec lampes et lan­ternes, un peu avant le jour, une très légère brume, des­cen­due des rochers, glis­sait dans les douze véné­rables noyers plan­tés en rond à la fin du che­min de la mon­tée. Les grands arbres parais­saient, dans le maigre com­men­ce­ment de la lumière, comme des ancêtres, des prêtres anciens coif­fés de brouillard. Ils por­taient plus de fruits que de feuilles, leurs bogues vertes com­men­çant à se fendre sur leurs noix. Une cin­quan­taine de mètres plus loin, les enfants aper­çurent, là où s’entamait la pente qui poin­tait vers le fleuve miroi­tant en bas, des poi­riers et les fameux cognas­siers pleins de leurs tré­sors jaunes sus­pen­dus. Enfin, plus loin encore, ten­dus sur leurs racines, les vieux pom­miers qu’on disait de Lézi­gnan, bran­chus en d’inextricables griffes sem­blant pro­té­ger leurs fruits par centaines.

Un peu par­tout, dres­sées dans le réseau des branches, des échelles de bois se per­dant dans les brumes presque tièdes d’une aube d’automne doux. Au pied des arbres, des paniers gris. De loin en loin, des petits feux bru­laient, sur­mon­tés de mar­mites noires accro­chées à des tré­pieds de fer. Une forme — une femme ? — qui parut très grande aux enfants, allait d’un feu à l’autre, ajou­tait une buche là, redres­sant une échelle plus loin, en pas­sant. Les enfants gar­daient les yeux rivés sur cette géante, sur la nais­sance de ses seins quand elle se pen­chait sur les flammes. Elle fit mine de s’approcher d’eux. Ils recu­lèrent. Elle s’immobilisa, mon­tra les paniers vides, en prit un et vou­lut le tendre au groupe des gar­çons. Ce fut le signal. Ils s’enfuirent tous, comme des loups en sui­vant le fils de Tier­ce­lyn, le plus âgé de la bande. Sauf la petite Manon qui res­tait immo­bile à contem­pler la femme puis, qui s’en retour­na aus­si, au bout d’un moment, du pas égal des impé­né­trables qui se com­prennent en se détour­nant. La femme parais­sait sou­rire en regar­dant l’enfant. Un oiseau pas­sa entre les noyers en lan­çant un cri. Ce n’était pas un appel. La lumière tar­dait. Tout était incompréhensible.

* * * * * *

Mar­ceau mou­rut dix jours plus tard. Ou neuf jours. On ne savait pas bien. On sut juste qu’il était mort parce que le curé, qui affi­chait chaque lun­di, sur la vieille porte de la cha­pelle, une feuille annon­çant le calen­drier des fêtes, les inten­tions de messe et les céré­mo­nies, avait consi­gné pour le jeu­di : « Funé­railles de Mar­ceau ». Sans plus. Les com­men­taires repar­tirent aus­si­tôt. Tier­ce­lyn, qui, le pre­mier, avait lu l’avis, décla­ra tout de suite à voix bien haute ce que beau­coup pen­saient : « C’est la rude qui empo­che­ra tout. On aurait dû aller aux pommes. Cette fois, tu parles d’une récolte…. » Mais, curieu­se­ment, le ragot ne s’enfla pas vrai­ment. Les gens ne par­laient pas trop à cœur ouvert. On sen­tait une sourde inquié­tude dans les pro­pos arrê­tés à la moi­tié de leur inten­tion comme sous le coup d’une menace, d’une légende sou­ter­raine et malfaisante.
Le mar­di, Tier­ce­lyn rap­pe­la que Mar­ceau avait des neveux à la ville, qu’il fau­drait bien que quelqu’un les aver­tisse. Le curé peut-être devrait faire cela. Et que si la rude, comme l’imaginaient la plu­part, avait eu le temps de convaincre le vieillard de détour­ner le tes­ta­ment « à son pro­fit à elle », il y aurait une « drôle de suite ». Et Tier­ce­lyn avait pro­non­cé deux fois les mots « drôle de suite » sur un ton étrange qui rap­pe­la à tous leur croyance muette qui se tenait enra­ci­née dans les esprits, tapie plus pro­fon­dé­ment que les racines des pom­miers dans la pente vers le fleuve. On croyait, en effet, dur comme fer, que lorsque quelqu’un mou­rait et que l’héritage défi­ni par son tes­ta­ment sem­blait don­ner lieu à un par­tage jugé injuste, dans le mois ou la sai­son qui sui­vaient (selon qu’on avait eu le temps d’aller jaser, à la veillée, les uns chez les autres) un vil­la­geois, au hasard, deve­nait fou ou pro­vo­quait un mal­heur absurde sans savoir pour­quoi. Tous le savaient et le redou­taient. C’est ain­si qu’Eudes, ayant per­du la rai­son, avait mis le feu à sa grange. Une autre fois, on avait retrou­vé Ber­non pen­du. Galiette s’était jetée dans le fleuve, il y a quatre ans. Et chaque fois, cela s’était pas­sé après des tes­ta­ments jugés pas nets et dont un effet occulte comme de mal­fai­sante magie frap­pait quelqu’un au hasard, n’ayant appa­rem­ment aucun lien à la cause. Cer­tains, par­mi les plus vieux, pré­ten­daient même se sou­ve­nir (et racon­taient, à mots cou­verts, comme avec réti­cence) qu’un vieux curé pré­cé­dent, à l’issue de l’enterrement d’une jeune fille — per­sonne ne sait plus qui, ni si et com­ment on savait quelque chose de ses der­nières volon­tés tra­hies —, le vieux curé, donc, avait ran­gé les tré­teaux et le voile du cata­falque, fer­mé à clé la porte de la cha­pelle et était par­ti à pied sur la route du haut, avec bot­tines et bâton, har­na­ché comme un pèle­rin et n’était jamais reve­nu. On disait même avoir lu (ou enten­du à la radio) un avis de dis­pa­ri­tion. Ain­si, la légende des sou­ve­nirs noirs s’entretenait de ses invrai­sem­blances et mal­gré elles. Le mal­heur se doit d’être où par­fois on refuse de l’ignorer.

* * * * * *

Les funé­railles de Mar­ceau s’étaient dérou­lées sans his­toire. Une quin­zaine de vil­la­geois, méfiants, sta­tion­naient au fond de la cha­pelle. Tier­ce­lyn et le curé avaient aidé la rude, qui menait le mulet, à des­cendre le cer­cueil de la car­riole. Ce trio inat­ten­du avait fait un peu sou­rire les curieux. Juste avant le début de la céré­mo­nie, quatre hommes et trois femmes étaient des­cen­dus d’une voi­ture beige, étaient entrés dans la cha­pelle, avaient lais­sé inoc­cu­pée la pre­mière ran­gée et s’étaient glis­sés dans la deuxième. La rude était res­tée assise au qua­trième rang. Céré­mo­nie de rou­tine, presque déce­vante pour les vil­la­geois qui s’attendaient à l’expression plus sen­sible d’une ano­ma­lie dans la situa­tion. Au cime­tière, devant la fosse où l’on avait des­cen­du le cer­cueil, le plus jeune des neveux, un bou­quet à la main, avait, conven­tion­nel­le­ment, ten­du à cha­cun de ses frères et à leur épouse, une fleur que, tour à tour, ils avaient lan­cée dans la fosse. Puis le même neveu, après avoir à son tour lan­cé la fleur sur le corps, en bas, se tour­na vers les vil­la­geois grou­pés contre le muret. Per­sonne n’avait vou­lu avan­cer. Il avait alors ten­du le reste du bou­quet à la rude qui à cet ins­tant parut trou­blée et trou­blante d’attrait et de force. Elle lan­ça la gerbe dans la fosse, rites accom­plis selon les usages. Les vil­la­geois s’étaient aus­si­tôt reti­rés. Tier­ce­lyn parais­sant le plus éner­vé, tré­bu­chait tout en souf­flant à son groupe : « Vous avez vu comme elle était ? Res­ter assise.… Et puis, accep­ter tout le reste du bou­quet pour elle. On aurait dû aller, pour le lui enle­ver. » Per­sonne ne rele­va. Les craintes étaient ailleurs. Dans les cer­veaux muets, hal­lu­ci­nés par l’envie de la vio­lence d’on ne savait quoi qui viendrait.

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Le lun­di sui­vant fut un des jours les plus radieux de l’été d’octobre. Une manière géné­reuse de signe ultime adres­sé pour rien à l’univers entier par la beau­té des choses. Et si peu la voyait. En fin de mati­née, l’auto beige aper­çue à l’enterrement de Mar­ceau tra­ver­sa la place du vil­lage et prit le che­min du haut. Au volant, le plus jeune des neveux de Mar­ceau. Tout seul. Tier­ce­lyn fit au chauf­feur un signe pares­seux de la main. On ne sait jamais à quoi quelque chose peut ser­vir. Sitôt l’auto dis­pa­rue dans le virage, Tier­ce­lyn déci­da d’envoyer son fils aux nou­velles, là-haut. « Perche-toi n’importe où. Ne te fais pas voir. Vas‑y len­te­ment. Tu as le temps. Et reviens nous dire ce que tu auras vu. Ou entendu. »

La petite Manon, trai­nait par là, sor­tie de nulle part, et décla­ra qu’elle vou­lait suivre l’adolescent qui par­tait déjà comme un loup souple, à l’aise dans les coups cachés. Il vou­lut la chas­ser, mais elle se tenait à dis­tance. Il finit par se las­ser de la repous­ser. Après tout, si elle se mon­trait là-haut, ce serait sans consé­quence. Une inno­cente, presque une idiote. Elle détour­ne­rait l’attention. Et lui n’en serait que moins soup­çon­né. Il se répé­tait, essouf­flé : « Je suis invi­sible. » Manon pen­sait : « Les grandes per­sonnes ne s’occupent que de ce qui les embête. »

* * * * * *

En haut, l’adolescent glis­sé sous une tôle courbe, dans la cour devant la cui­sine atten­dit long­temps. La vue de Manon qui tou­chait à tout, ramas­sait du gra­vier, suço­tait une herbe, l’agaçait. Il finit par se deman­der s’il ne valait pas mieux qu’il batte en retraite comme lors de l’épisode des pommes, puisqu’il ne se pas­sait rien. Mais redes­cendre sans avoir rien appris ne serait pas glo­rieux et rap­por­ter quelque chose d’inventé ris­quait de se heur­ter à ce que Manon irait dire par­tout. Il en était à rou­ler toutes ces lour­deurs dans la pen­sée quand la porte de la cui­sine s’ouvrit. La rude et le neveu de Mar­ceau sor­tirent et s’arrêtèrent à trois pas de sa cachette. La conver­sa­tion avait ce ton de réca­pi­tu­la­tion qu’ont les choses qui ont déjà été conve­nues ailleurs. Ce qu’on se redit de net et d’accordé avant de se quit­ter. Le soleil était au plus haut de la jour­née. L’air sen­tait les fruits doubles. Manon trot­ti­nait, avan­çant vers la rude à cloche-pied, en jouant à chan­ger de jambe, tous les trois sauts. La rude l’imita un moment, en riant et en se tenant les seins. L’adolescent sen­tait le sang lui battre les tempes. Il enten­dait des phrases. « Mes frères et moi tenons à vous remer­cier, Madame, pour votre dévoue­ment à notre oncle. Mer­ci aus­si pour les formes que vous avez su don­ner au tes­ta­ment. Notre oncle n’était pas homme de texte. Les choses, grâce à vous, sont main­te­nant bien claires. Le notaire nous l’a confir­mé. Le tiers ira à Manon, à sa majo­ri­té. Notre oncle savait donc d’où elle était issue et pen­sait devoir faire cela. Il vous l’aura dit. Pour les deux autres tiers qui me reviennent ain­si qu’à mes frères, ces der­niers se sont mis d’accord de me revendre leur part. Je sou­haite aus­si cela. Croyez encore, Madame, à notre recon­nais­sance et à notre émo­tion pour ce que vous avez fait. Quant à vos gages, ils vous sont ici remis. Nous y avons joint, en plein accord, un modeste sup­plé­ment. » Le neveu ten­dit une enve­loppe jaune. Elle la prit, se bais­sa pour la glis­ser dans une sorte de vali­sette en caou­tchouc sombre avec une lanière. Ils res­tèrent un moment l’un face à l’autre, sans vrai­ment se regar­der, les yeux dans l’avenir, elle, haute, solaire, robe courte, en espa­drilles, lui, plus petit, déjà en velours, dans le fan­tôme d’une ferme qu’il allait gérer. Elle s’inclina légè­re­ment, dit : « Voi­là » et, après un signe des doigts à Manon, par­tit, hanches libres, sur la sente odo­rante qui, venant du contour­ne­ment de la Dalle Maje, des­cen­dait des rochers vers les ver­gers et le fleuve. Le fils de Tier­ce­lyn s’enfuit. Il n’avait pas tout com­pris. Mais il avait vu pas­ser quelque chose qui l’aiderait plus tard, lui aus­si peut-être, à ima­gi­ner l’effarante beauté.

Jacques Vandenschrick


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