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Droits économiques, sociaux et culturels : deuxième génération, première importance

Numéro 2 février 2014 par Edgar Szoc

février 2014

Il est de cou­tume de nom­mer les droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels, des « droits de la deuxième géné­ra­tion », suc­cé­dant aux droits civils et poli­tiques. Cette sépa­ra­tion géné­ra­tion­nelle peut s’avérer trom­peuse si elle laisse entendre que ces droits peuvent être accom­plis sépa­ré­ment : il ne sau­rait y avoir de para­dis civil et poli­tique dans un désert social et […]

Il est de cou­tume de nom­mer les droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels, des « droits de la deuxième géné­ra­tion », suc­cé­dant aux droits civils et poli­tiques. Cette sépa­ra­tion géné­ra­tion­nelle peut s’avérer trom­peuse si elle laisse entendre que ces droits peuvent être accom­plis sépa­ré­ment : il ne sau­rait y avoir de para­dis civil et poli­tique dans un désert social et économique.

Mais, du para­dis, nous sommes actuel­le­ment fort éloi­gnés et les der­nières années ne nous en ont guère rap­pro­chés. Les mesures atten­ta­toires à la liber­té d’expression et à la vie pri­vée sont en effet allées main dans la main avec les mesures de régres­sion sociale impo­sées par les poli­tiques d’austérité. S’il fal­lait démon­trer, non pas par l’absurde, mais par la néga­tive, l’unicité des droits de pre­mière et de deuxième géné­ra­tion, les poli­tiques menées depuis le sur­gis­se­ment de la crise de 2008 l’ont fait avec un triste éclat.

Le traité budgétaire : mise à mal de la souveraineté et des droits sociaux

C’est avec une conscience forte de cette uni­té intrin­sèque des droits, par-delà les géné­ra­tions, que la Ligue des droits de l’Homme (LDH) a struc­tu­ré son action au cours des der­nières années. C’est notam­ment le sens du recours en annu­la­tion, dépo­sé conjoin­te­ment par la LDH et la Cen­trale natio­nale des employés (CNE), contre la loi d’assentiment au Trai­té sur la sta­bi­li­té, la coor­di­na­tion et la gou­ver­nance (TSCG), plus fré­quem­ment appe­lé « Trai­té bud­gé­taire ». Le choix de la date sym­bo­lique du 10décembre pour l’annonce de ce recours n’est en rien le fait du hasard.

Le trai­té et la fameuse « Règle d’or » (d’interdiction des défi­cits et de résorp­tion des dettes au-delà de 60% du PIB) qu’il grave dans le marbre consti­tuent en effet une attaque directe à la fois contre la sou­ve­rai­ne­té popu­laire et contre les droits sociaux. Contre la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, d’abord, dans la mesure où elle prive le Par­le­ment de toute déci­sion quant au bud­get qui entrai­ne­rait le moindre défi­cit, tant que la dette belge dépasse les 100% du PIB. Elle fige dès lors dans la Consti­tu­tion une cer­taine concep­tion de la science éco­no­mique (celle qui laisse entendre que l’action publique n’est pas à même d’atteindre d’autres résul­tats que la somme des actions menées par les indi­vi­dus) et prive le débat démo­cra­tique d’une par­tie de ses pos­si­bi­li­tés. En effet, si ce trai­té avait déjà été en vigueur, la très grande majo­ri­té des bud­gets publics adop­tés en Bel­gique depuis trente ans n’auraient pas pu l’être. C’est donc une part impor­tante de l’éventail des pos­sibles démo­cra­tiques qui se voit ampu­tée par cette règle.

Si ce trai­té avait été en vigueur depuis trente ans, une série de droits sociaux de base jusqu’ici pré­ser­vés auraient dès lors très vrai­sem­bla­ble­ment été déman­te­lés au pré­texte d’impératifs dog­ma­tiques d’équilibre bud­gé­taire de court terme. Nul doute que pour faire face au mécon­ten­te­ment popu­laire et à la mon­tée de la conflic­tua­li­té qui en auraient décou­lé, un ser­rage de vis sécu­ri­taire se serait fait jour. Ce scé­na­rio au condi­tion­nel pas­sé est hélas en voie de se tra­duire en faits dans un futur proche. Depuis la crise, le déman­tè­le­ment des droits sociaux s’est en effet accé­lé­ré, visant en pre­mière ligne, les deman­deurs d’emploi. Ceux-ci, pre­mières vic­times de la crise, se voient en effet sou­mis à une forme de double peine : la dégres­si­vi­té des allo­ca­tions et leur limi­ta­tion dans le temps se sur­ajou­tant à leur perte d’emploi initiale.

Certes, la situa­tion belge n’est pas — encore ? — aus­si grave que celle de l’Espagne ou de la Grèce que nous ont décrite les repré­sen­tants des ligues de ces pays lors d’une confé­rence orga­ni­sée par l’Association euro­péenne des droits de l’Homme (AEDH). Mais cer­tains des dom­mages col­la­té­raux les plus pré­oc­cu­pants de ces situa­tions ne nous épargnent pas. À com­men­cer par le repli fri­leux sur des iden­ti­tés natio­nales fan­tas­mées, une cer­taine forme de xéno­pho­bie et de repli reli­gieux — dont les Roms, les musul­mans et les sans-papiers semblent être les pre­mières victimes.

Lutte contre la pauvreté ou réduction des inégalités

Au-delà de l’affirmation récur­rente de cer­tains droits, il est aus­si impé­ra­tif que la LDH s’interroge sur les impen­sés d’une reven­di­ca­tion des droits sociaux, éco­no­miques et cultu­rels en termes de droits ou de seuil mini­mal à atteindre pour cha­cun. De manière impli­cite, une telle approche se montre aveugle à la ques­tion des inéga­li­tés, pour autant que soit atteint un cer­tain socle de droits (tant en termes de reve­nus, que de loge­ment ou d’accès à la san­té). Même si ce socle est actuel­le­ment loin d’être atteint, l’évacuation impli­cite de la ques­tion des inéga­li­tés qu’entraine l’appréhension des ques­tions sociales et éco­no­miques en termes de droits sus­cite une série d’interrogations.

Des recherches récentes ont en effet mon­tré à quel point les inéga­li­tés de reve­nus étaient cen­trales dans la déter­mi­na­tion du niveau atteint par une série de pro­blé­ma­tiques connais­sant un « gra­dient social » (c’est-à-dire, dont la pré­va­lence est plus éle­vée chez les per­sonnes se situant en bas de l’échelle des reve­nus, que chez celles se situant en haut), telles que l’obésité, la mor­ta­li­té infan­tile, l’échec sco­laire, la consom­ma­tion de drogues, etc.

Dans un ouvrage récem­ment tra­duit en fran­çais, Pour­quoi l’égalité est meilleure pour tous ?, les épi­dé­mio­lo­gistes anglais Richard Wil­kin­son et Kate Pickett montrent en effet, par la com­pa­rai­son de vingt-trois États par­mi les plus riches (et des cin­quante États amé­ri­cains) que, dans les pays les plus éga­li­taires, la pré­va­lence de ces nui­sances est non seule­ment plus faible en bas de l’échelle des reve­nus, mais éga­le­ment en haut. Autre­ment dit, l’égalité pro­fite à tous… y com­pris aux plus favo­ri­sés. Le poids des inéga­li­tés est net­te­ment plus déter­mi­nant que celui du niveau de reve­nus moyen dans la déter­mi­na­tion de la pré­va­lence de ces maux. En d’autres termes, un cer­tain niveau d’égalités des reve­nus et des condi­tions consti­tue­rait une espèce de bien com­mun, dont pro­fi­te­raient tous les membres d’une socié­té, y com­pris ses membres les plus riches. Ceux-ci auraient dès lors un inté­rêt objec­tif à la réduc­tion des inéga­li­tés, en tant que telles. La seule lutte contre la pau­vre­té s’avèrerait en revanche insuf­fi­sante à amé­lio­rer la situa­tion si elle ne se pré­oc­cupe pas du niveau des inégalités.

Enrichir le travail

Cette réap­pa­ri­tion de la ques­tion des inéga­li­tés comme ques­tion cen­trale (et plus seule­ment celle du seuil mini­mum à atteindre ou de la lutte contre la pau­vre­té) dans le débat intel­lec­tuel consti­tue un défi de taille à la tra­di­tion des droits de l’Homme. Il ne s’agit évi­dem­ment pas d’opposer les com­bats ou de déce­ler d’inutiles contra­dic­tions, mais plu­tôt d’enrichir notre vision du monde à par­tir de don­nées empi­riques robustes venant confor­ter des intui­tions morales de base. À dire vrai, ces constats viennent éga­le­ment appuyer ceux des acteurs de ter­rain de la lutte contre la pau­vre­té qui, depuis des années, mettent en évi­dence l’inutilité de se conten­ter d’une « poli­tique de bout de la chaine ».

Les posi­tions de la LDH doivent éga­le­ment être inter­ro­gées au prisme d’innovations radi­cales dans les modes de pro­duc­tion et de consom­ma­tion. Tout le domaine de ce qu’il est conve­nu d’appeler l’économie col­la­bo­ra­tive (qui va de la mise à dis­po­si­tion de loge­ments pri­vés pour vacan­ciers via des sites tels qu’Airbnb, à la dif­fu­sion des impri­mantes 3D, en pas­sant par des sites de sous-loca­tion de voi­tures indi­vi­duelles) est à la fois riche de poten­tiel éman­ci­pa­teur et lourd de menaces en termes de pro­tec­tion sociale : cha­cun deve­nant de plus en plus l’«entrepreneur de soi-même et de ses pos­ses­sions » dans un champ d’activité très peu régu­lé et, dès lors, pro­pice à l’abus de pouvoir.

Moins qu’une cri­tique des reven­di­ca­tions de la LDH en termes de droit au loge­ment, d’accès aux soins ou d’individualisation des droits, ce nou­veau domaine de recherche sur les effets concrets des inéga­li­tés et sur ces inno­va­tions socioé­co­no­miques doit être conçu comme sou­le­vant de nou­veaux défis et comme autant d’occasions d’enrichir notre tra­vail et dès lors notre pertinence.

Edgar Szoc


Auteur

Edgar Szoc est romaniste et économiste. Il a mené de concert une carrière de journaliste puis de chercheur dans un service d'études syndical avec un engagement associatif dans les Droits de l'Homme - en particulier, les droits économiques, sociaux et culturels - et les radios libres, en tant qu'animateur et administrateur.