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Droit des minorités et droit des femmes

Numéro 11 Novembre 2009 par Stéphane Leyens

novembre 2009

La Consti­tu­tion indienne garan­tit à la fois les droits indi­vi­duels fon­da­men­taux et le res­pect des iden­ti­tés com­mu­nau­taires, mais cet idéal démo­cra­tique ne suf­fit pas à empê­cher le com­mu­nau­ta­risme sec­taire et à assu­rer plei­ne­ment les droits des femmes, des Intou­chables et des Adi­va­sis. Au-delà du cas de l’Inde se pose la ques­tion de l’é­qui­libre à trou­ver entre les droits des uns et des autres dans une socié­té multiculturelle.

On ne le sait que trop : avec une popu­la­tion avoi­si­nant 1,2 mil­liard d’habitants, l’Inde est « la plus grande démo­cra­tie du monde ». Depuis son indé­pen­dance acquise en 1947, et mal­gré six décen­nies de tur­bu­lences sociale et poli­tique, l’État indien a su main­te­nir qua­si constam­ment1 un sys­tème démo­cra­tique vivace s’appuyant sur une Consti­tu­tion qui, dès son pré­am­bule, garan­tit « jus­tice », « liber­té », « éga­li­té » et « fra­ter­ni­té » à tout citoyen indien. Ce qui est un rien moins connu, c’est que l’Inde se dis­tingue éga­le­ment par un ratio femmes-hommes par­ti­cu­liè­re­ment bas qu’explique une mor­ta­li­té fémi­nine anor­ma­le­ment éle­vée. Les rai­sons en sont certes mul­tiples, mais semblent tou­te­fois toutes rendre compte d’une inéga­li­té criante de trai­te­ment entre fœtus mas­cu­lins et fémi­nins, entre gar­çons et filles, entre hommes et femmes. Mal­gré les droits fon­da­men­taux démo­cra­tiques et éga­li­taires dont jouissent éga­le­ment tous les citoyens et toutes les citoyennes, les Indiennes subissent de fortes dis­cri­mi­na­tions néga­tives et des injus­tices profondes.

Ce fos­sé sépa­rant le droit et les faits, l’idéal démo­cra­tique éga­li­taire et les réa­li­tés sociales injustes, ne concerne pas uni­que­ment les rela­tions entre femmes et hommes ou le contexte indien. Mais ces deux faits sou­vent cités — la plus grande démo­cra­tie « éga­li­taire » et le trai­te­ment très inégal réser­vé aux hommes et aux femmes — ont le mérite de poin­ter vers le défi uni­ver­sel que consti­tue la mise en œuvre de l’idéal démo­cra­tique éga­li­taire dans une socié­té plu­rielle tout en sou­li­gnant une cer­taine spé­ci­fi­ci­té indienne. L’intérêt de s’attarder à la ques­tion du droit des femmes dans le contexte indien contem­po­rain — ce qui est l’objet final de cet article — est au moins double : d’une part, mieux com­prendre une dimen­sion de la réa­li­té sociale contem­po­raine de l’Inde ; d’autre part, contri­buer à enri­chir notre réflexion sur la démo­cra­tie, le mul­ti­cul­tu­ra­lisme, la ques­tion de genre.

L’Inde indépendante : démocratique et multiculturaliste

La créa­tion de la « Répu­blique sou­ve­raine et démo­cra­tique de l’Union indienne » en 1950, soit trois années après l’indépendance, a été modu­lée par deux cir­cons­tances impor­tantes. La pre­mière est la com­po­si­tion de la socié­té indienne, véri­table patch­work de cultures, de reli­gions, de langues et de cou­tumes. La deuxième est le trau­ma­tisme de la par­ti­tion : la divi­sion, au len­de­main de l’indépendance, des Indes bri­tan­niques en deux États — l’un musul­man (Pakis­tan orien­tal et occi­den­tal), l’autre à majo­ri­té hin­doue (Inde) — fit plus d’un mil­lion de vic­times et atti­sa les ten­sions entre com­mu­nau­tés hin­doue et musul­mane. Pre­nant acte de ces cir­cons­tances, les fon­da­teurs du nou­vel État eurent pour sou­ci pre­mier de garan­tir l’unité du pays, tout en se divi­sant sur la stra­té­gie à adop­ter à cette fin.

D’un côté, les tra­di­tio­na­listes hin­dous se posant comme les repré­sen­tants de la très grande majo­ri­té hin­doue (plus de 80% de la popu­la­tion) prô­nèrent l’uniformisation cultu­relle du pays ame­né à deve­nir une nation hin­doue. De l’autre, un mou­ve­ment plu­ra­liste, emme­né par le Pre­mier ministre, Jawa­har­lal Neh­ru, défen­dit l’idée d’un État mul­ti­cul­tu­ra­liste, res­pec­tueux des dif­fé­rentes com­mu­nau­tés cultu­relles, reli­gieuses et lin­guis­tiques — la com­mu­nau­té musul­mane res­tée en Inde devant être tout par­ti­cu­liè­re­ment ras­su­rée quant à son iden­ti­té et à son futur. Le débat entre tra­di­tio­na­listes hin­dous et mul­ti­cul­tu­ra­listes sous-ten­dit les ses­sions d’élaboration de la Consti­tu­tion. Ce furent fina­le­ment les vues de Neh­ru qui l’emportèrent et qui déter­mi­nèrent la phi­lo­so­phie du docu­ment fon­da­teur de la nou­velle nation.

L’idée fon­da­men­tale du mul­ti­cul­tu­ra­lisme, en tant que théo­rie poli­tique, est de recon­naître les par­ti­cu­la­ri­tés iden­ti­taires dans le cadre d’une démo­cra­tie libé­rale garan­tis­sant des droits fon­da­men­taux à tous les citoyens. Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme tente d’éviter les extrêmes que sont, d’un côté, le libé­ra­lisme poli­tique radi­cal niant les ancrages cultu­rels des indi­vi­dus et, de l’autre, le com­mu­nau­ta­risme pri­vi­lé­giant le droit des com­mu­nau­tés cultu­relles à celui des indi­vi­dus. Dans l’optique mul­ti­cul­tu­ra­liste, les mino­ri­tés béné­fi­cie­ront de droits dif­fé­ren­ciés assu­rant leur épa­nouis­se­ment cultu­rel et les iden­ti­tés par­ti­cu­lières pour­ront s’exprimer dans l’espace publique, à condi­tion que ces liber­tés et droits par­ti­cu­liers n’occultent pas les droits fon­da­men­taux garan­tis à tous. Le pro­blème majeur que ren­contre ce modèle poli­tique est pré­ci­sé­ment d’éviter que les droits dif­fé­ren­ciés (par exemple : droit à l’excision fémi­nine comme pra­tique cultu­relle) n’aillent à l’encontre des droits fon­da­men­taux garan­tis à tout citoyen (le droit à l’intégrité phy­sique). Ces dif­fi­cul­tés sont main­te­nant bien connues des démo­cra­ties occi­den­tales — le débat sur le port du voile isla­mique dans nos écoles en est un exemple très actuel. Com­ment l’Inde a‑t-elle, dès son acces­sion à l’indépendance, envi­sa­gé son enga­ge­ment multiculturaliste ?

Le « sécularisme » indien

En marge de l’adoption d’une phi­lo­so­phie mul­ti­cul­tu­ra­liste, et tou­jours sous l’influence de Neh­ru, l’Inde s’affirma comme État « sécu­la­riste » (secu­la­rist). Si l’anglicisme doit être pré­fé­ré à la tra­duc­tion fran­çaise (« laïc »), c’est que le terme ren­voie à une réa­li­té dif­fé­rente de la laï­ci­té à la fran­çaise. La laï­ci­té (au sens large) engage trois types de rela­tions : rela­tion entre l’individu et la reli­gion, rela­tion entre l’État et l’individu, rela­tion entre l’État et la reli­gion. Dans un État laïc « idéal », la pre­mière rela­tion est mar­quée par la liber­té des convic­tions de cha­cun, la seconde par la citoyen­ne­té, la troi­sième par la sépa­ra­tion de l’État et de la reli­gion. La laï­ci­té telle que nous l’entendons en fran­çais est le fruit des luttes anti­clé­ri­cales et est essen­tiel­le­ment carac­té­ri­sée par la sépa­ra­tion de l’État et de la reli­gion : l’État n’interfère aucu­ne­ment avec le reli­gieux, lequel est une affaire pri­vée. En revanche, la laï­ci­té sur laquelle va se construire l’Inde — le « sécu­la­risme » — doit être com­prise à par­tir des deux pre­mières rela­tions. Elle signi­fie fon­da­men­ta­le­ment que la liber­té de convic­tions est garan­tie à tout citoyen et que l’État recon­naît toutes les reli­gions, sans qu’il ne s’identifie à aucune d’elle. L’État indien garan­tit des droits fon­da­men­taux pour toutes et tous, recon­naît les iden­ti­tés reli­gieuses par­ti­cu­lières et n’adopte aucun pré­cepte religieux.

La Consti­tu­tion indienne tra­duit expli­ci­te­ment cette posi­tion « séculariste»-multiculturaliste. Dans sa troi­sième par­tie por­tant sur les droits fon­da­men­taux, elle sti­pule en effet que l’État garan­tit l’égalité devant la loi pour tous (article 14) et que toute dis­cri­mi­na­tion faite à l’encontre de citoyens en ver­tu de la reli­gion, de la classe, de la caste, du sexe et du lieu de nais­sance est inter­dite (article 15). De plus, toute per­sonne a toute liber­té de conscience ain­si que le droit de libre­ment pro­fes­ser, pra­ti­quer et pro­pa­ger sa reli­gion (article 25, 1).

Cepen­dant — et c’est ici qu’apparaît le défi posé au mul­ti­cul­tu­ra­lisme — la seconde sec­tion de ce même article sur la liber­té de reli­gion sti­pule que « rien dans cet article n’affectera la mise en œuvre d’une loi exis­tante et n’empêchera l’État de pro­mul­guer une loi […] garan­tis­sant le bien-être social, la mise en œuvre de réformes ou l’ouverture des ins­ti­tu­tions reli­gieuses hin­doues à toutes classes et sec­tions de la com­mu­nau­té hin­doue » (article 25, 2). Bien que la Consti­tu­tion confère aux dif­fé­rentes confes­sions reli­gieuses le droit de déve­lop­per publi­que­ment leur culte et d’exprimer leur doc­trine, l’État a le droit de limi­ter la liber­té de reli­gion si celle-ci va à l’encontre du bien-être de tout citoyen. Ain­si l’interdiction d’accès à cer­tains temples hin­dous aux Intou­chables, bien que rele­vant de la « doc­trine » hin­doue, pour­ra faire l’objet d’une loi assu­rant l’égal accès à tout hin­dou, et ce en ver­tu de l’article 15 rela­tif à la dis­cri­mi­na­tion. La recon­nais­sance des pra­tiques cultu­relles par­ti­cu­lières est limi­tée par la défense des droits fon­da­men­taux de tous. Le point épi­neux est de déter­mi­ner les limites à la liber­té de reli­gion. Cette dif­fi­cul­té res­sort avec force des débats qui n’ont ces­sé d’avoir lieu, depuis l’indépendance, à pro­pos des « lois personnelles ».

Lois personnelles et code civil uniforme

Lors de l’élaboration de la Consti­tu­tion, la ques­tion se posa de savoir si les lois qui régissent la vie per­son­nelle (mariage, divorce, héri­tage, adop­tion, etc.) devaient être celles des dif­fé­rentes tra­di­tions reli­gieuses (per­so­nal laws) ou s’il conve­nait d’établir un code civil uni­forme pour tous les citoyens. D’un côté, les mou­ve­ments tra­di­tio­na­listes pré­co­ni­saient le main­tien des lois per­son­nelles éla­bo­rées au sein de chaque com­mu­nau­té reli­gieuse ; de l’autre, les avo­cats du « sécu­la­risme » plai­daient pour la consti­tu­tion d’un code civil uni­forme. Le « sécu­la­risme » de Neh­ru prit ici aus­si le pas sur les tra­di­tio­na­lismes, avec tou­te­fois une cer­taine réserve et pru­dence. En effet, la volon­té d’établir un code civil uni­forme se tra­dui­sit dans la Consti­tu­tion par un simple prin­cipe direc­tif : « L’État s’efforcera de garan­tir à ses citoyens un code civil uni­forme sur l’ensemble du ter­ri­toire indien » (article 44). Une telle décla­ra­tion d’intention doit se com­prendre à l’aune du contexte social qui résul­ta de la par­ti­tion. Car il eût été cer­tai­ne­ment très pré­ju­di­ciable au jeune État de dénier aux dif­fé­rentes com­mu­nau­tés, et à la popu­la­tion musul­mane tout par­ti­cu­liè­re­ment, la léga­li­té d’un élé­ment iden­ti­taire aus­si sen­sible que ne le sont les codes de la vie pri­vée et familiale.

Le moment n’était pas venu d’uniformiser le code civil ; cepen­dant Neh­ru œuvra à sub­sti­tuer aux per­so­nal laws de la tra­di­tion hin­doue un code civil hin­dou (Hin­du Code Bill) en accord avec les idéaux éga­li­taires et « sécu­la­ristes » de la Consti­tu­tion. Non sans dif­fi­cul­tés ce code fut enté­ri­né en 1951 ; il concer­nait, en plus de la com­mu­nau­té hin­doue, les sikhs, les jains et les boud­dhistes, alors que la com­mu­nau­té musul­mane pré­ser­vait ses lois per­son­nelles tra­di­tion­nelles, la sha­ria. Ce droit dif­fé­ren­cié était essen­tiel­le­ment moti­vé par le sou­ci de ména­ger au mieux la sen­si­bi­li­té des musul­mans tout en œuvrant à sécu­la­ri­ser l’État.

Les consé­quences de ces manœuvres sont pour le moins éton­nantes. D’un côté, les com­mu­nau­tés hin­doues, sikhs, jains et boud­dhistes se voient refu­ser le déve­lop­pe­ment d’une com­po­sante de leur iden­ti­té cultu­relle, mais, du même coup, béné­fi­cient d’un sys­tème éga­li­taire où classes, castes et sexes sont léga­le­ment consi­dé­rés sur le même pied. De l’autre côté, les musul­mans ont le pri­vi­lège de jouir de mesures favo­rables à la pré­ser­va­tion de leur iden­ti­té cultu­relle, ce qui ren­force par ailleurs les inéga­li­tés tra­di­tion­nelles au sein de leur com­mu­nau­té, entre hommes et femmes plus par­ti­cu­liè­re­ment. Cette situa­tion, qui est tou­jours d’actualité, est un cas de figure tout à fait sin­gu­lier de poli­tique mul­ti­cul­tu­ra­liste — et ceci, notons-le bien, bien des années avant que le débat ne soit intro­duit chez nous. La com­plexi­té de cette phi­lo­so­phie mul­ti­cul­tu­ra­liste et « sécu­la­riste » dans un contexte carac­té­ri­sé par des ten­dances com­mu­nau­ta­ristes fortes allait écla­ter au grand jour lors d’une affaire qui fait aujourd’hui tou­jours réfé­rence dans les débats.

Droit des femmes et enjeu communautaire

En avril 1985, la Cour suprême pro­non­ça un juge­ment en faveur de Shah Bano, une musul­mane divor­cée, qui, s’appuyant sur le Cri­mi­nal Pro­ce­dure Code, récla­mait une pen­sion ali­men­taire en rai­son de son inca­pa­ci­té à sub­ve­nir à ses besoins. Son ex-mari refu­sait, arguant qu’il avait res­ti­tué la dot et payé une pen­sion pen­dant une période de trois mois après le divorce, sui­vant en cela les lois per­son­nelles musul­manes. Le juge­ment fut rapi­de­ment contes­té par une frange conser­va­trice de la com­mu­nau­té musul­mane. L’affaire prit une telle ampleur que le gou­ver­ne­ment de Rajiv Gand­hi (par­ti du Congrès) inter­vint et fit voter au Par­le­ment un code s’alignant sur les lois per­son­nelles musul­manes et annu­lant ain­si le juge­ment de la Cour suprême. Cette manœuvre fut à son tour contes­tée par les mou­ve­ments « sécu­la­ristes » ain­si que par les asso­cia­tions de femmes. Rien n’y fit : le Mus­lim Women’s (Pro­tec­tion of Rights in Divorce) Bill est à ce jour tou­jours en application.

Plu­sieurs ins­tances jouèrent un rôle impor­tant dans cette affaire. Les musul­mans conser­va­teurs firent le lob­bying néces­saire pour faire pas­ser ce code pré-moderne : ils y voyaient tout natu­rel­le­ment un sou­tien à l’identité cultu­relle de leur com­mu­nau­té. Les orga­ni­sa­tions hin­doues tra­di­tio­na­listes, de leur côté, pro­fi­tèrent de l’occasion pour lan­cer une cri­tique féroce à la fois contre l’obscurantisme de l’islam et contre le « sécu­la­risme » mul­ti­cul­tu­ra­liste de l’État qui cau­tion­nait des pra­tiques qui allaient à l’encontre de l’intégrité de la nation. Enfin le gou­ver­ne­ment joua un rôle pour le moins curieux que l’on peut com­prendre comme suit. Le par­ti du Congrès vivait une crise sans pré­cé­dent ; il lui fal­lait rega­gner la confiance des hin­dous de droite, mais aus­si des musul­mans. L’affaire de Shah Bano devint une pièce cen­trale d’un com­pro­mis poli­tique qui devait per­mettre de faire d’une pierre deux coups : en concé­dant aux musul­mans une recon­nais­sance tan­gible de leur tra­di­tion reli­gieuse, le gou­ver­ne­ment s’offrait un bras de levier pour négo­cier avec les musul­mans l’accès au site sacré d’Ayodhya reven­di­qué par les hin­dous de droite2 (l’histoire mon­tre­ra que cette stra­té­gie n’eut pas l’effet escomp­té : dans les deux décen­nies qui sui­virent, le BJP, par­ti natio­na­liste hin­dou, prit à plu­sieurs reprises le pou­voir au détri­ment du Congrès).

Ce qui est assez remar­quable dans cette his­toire est la manière dont une ques­tion rela­tive au droit des femmes fut récu­pé­rée et trans­for­mée en un enjeu com­mu­nau­taire. La per­sonne de Shah Bano fut réduite à son iden­ti­té com­mu­nau­taire — une musul­mane aux prises avec le droit cou­tu­mier — alors que son iden­ti­té de femme et de citoyenne fut com­plè­te­ment niée par les pro­ta­go­nistes du débat. À la lumière de ce genre d’affaire, il appa­raît que le mul­ti­cul­tu­ra­lisme « sécu­la­riste » de l’Inde res­semble étran­ge­ment à un com­mu­nau­ta­risme sec­taire, et ce, mal­gré les inten­tions consti­tu­tion­nelles. Les évé­ne­ments plus récents du pays ne font d’ailleurs que confor­ter ce diag­nos­tic : non seule­ment la cause des femmes, mais aus­si celle des Dalits (Intou­chables) et des Adi­va­sis (abo­ri­gènes) sont cou­ram­ment uti­li­sées comme outils au ser­vice de fac­tions moti­vées prin­ci­pa­le­ment par des pré­oc­cu­pa­tions de domi­na­tion com­mu­nau­taire et non par le droit des per­sonnes. Plus inquié­tant encore : la socié­té civile semble elle-même prise en otage par ces enjeux.

Les mouvements de femmes et le nationalisme hindou

La Consti­tu­tion indienne réserve une place de choix aux droits des femmes, qui, tout comme les Intou­chables et les Adi­va­sis, béné­fi­cient de mesures de dis­cri­mi­na­tion posi­tive. La réa­li­té sociale ne reflète cepen­dant pas les inten­tions consti­tu­tion­nelles et le sta­tut des femmes de basses castes ou musul­manes, spé­cia­le­ment en milieu rural, reste bien sou­vent très pré­caire. Le vide exis­tant entre le droit for­mel et les mises en œuvre sur le ter­rain est en par­tie occu­pé par des asso­cia­tions de femmes, mili­tant pour leur éman­ci­pa­tion et la défense de leurs droits. Cepen­dant ici aus­si la pres­sion impli­cite des com­mu­nau­tés cultu­relles per­ver­tit quelque peu les inten­tions moti­vant ces associations.

Les mou­ve­ments de femmes hin­dous, aux­quels je limite mon pro­pos, ont déjà une longue his­toire. Fon­dés au cou­rant du XIXe siècle, ils œuvrent aux réformes sociales de l’époque. Très actifs en sou­tien à la cause natio­na­liste, leur influence s’affaiblit après l’indépendance avant de connaître un regain de dyna­misme dans les années sep­tante. Leur mili­tance se concentre alors sur les pro­blèmes de vio­lence et, depuis l’affaire Shah Bano, sur la ques­tion des lois per­son­nelles. Bon gré mal gré, l’engagement fémi­niste a aujourd’hui bien sou­vent une dimen­sion com­mu­nau­taire. La pré­sence de femmes mili­tantes dans des orga­ni­sa­tions hin­doues conser­va­trices est chose notoire.

Ce phé­no­mène rela­ti­ve­ment récent sert certes la cause fémi­niste en don­nant une nou­velle image de la femme, enga­gée et publique. Mais cela contri­bue éga­le­ment à ren­for­cer la mou­vance Hin­dut­va, natio­na­lisme hin­dou très peu sen­sible à l’émancipation des femmes, qui uti­lise le com­bat des femmes à des fins de pro­pa­gande, fai­sant par exemple de la femme vio­lée le sym­bole de la com­mu­nau­té hin­doue agres­sée en son sein par les mino­ri­tés. Par ailleurs, le recours à une sym­bo­lique issue de la mytho­lo­gie hin­doue a été lar­ge­ment sol­li­ci­té par les lea­ders fémi­nistes afin d’unifier le mou­ve­ment par-delà les cli­vages de culture, de classes ou de castes, et afin d’éviter l’assimilation du fémi­nisme à une idéo­lo­gie occi­den­tale, mais don­nant du même coup une teinte com­mu­nau­ta­riste à leur lutte. Enfin les reven­di­ca­tions fémi­nistes en faveur d’un code civil uni­forme ont sou­vent pris la forme d’une cri­tique sévère des lois per­son­nelles des mino­ri­tés et d’une apo­lo­gie de l’Hindu Code, et cela sans prendre toute la mesure des aspects rétro­grades et patriar­caux d’amendements faits au texte pro­po­sé sous Nehru.

Ces élé­ments, et d’autres, concourent à entre­te­nir un amal­game entre mili­tance fémi­niste et reven­di­ca­tions com­mu­nau­ta­ristes. Pris dans le tour­billon des enjeux com­mu­nau­taires, les mou­ve­ments de femmes ont par­fois déca­lé le point focal de leur mili­tance et défor­cé la défense des droits fon­da­men­taux. La récu­pé­ra­tion et la mani­pu­la­tion de leur com­bat pre­mier par les mou­ve­ments com­mu­nau­ta­ristes sont cer­taines, hypo­thé­quant la lutte pour l’émancipation des femmes.

L’Inde au-delà du communautarisme ?

L’histoire de l’Inde indé­pen­dante est celle d’un État qui a osé l’aventure mul­ti­cul­tu­ra­liste et « sécu­ra­liste » dans un contexte mar­qué par de fortes ten­sions entre com­mu­nau­tés reli­gieuses. L’élaboration de la Consti­tu­tion, moti­vée à la fois par la garan­tie des droits indi­vi­duels fon­da­men­taux et par le res­pect des iden­ti­tés com­mu­nau­taires, est un évé­ne­ment remar­quable de l’histoire des démocraties.

Soixante ans après sa créa­tion, et mal­gré la conti­nui­té des pro­cé­dures démo­cra­tiques, on est cepen­dant en droit de se deman­der dans quelle mesure le droit des com­mu­nau­tés cultu­relles peut se marier aux droits fon­da­men­taux des indi­vi­dus, et plus spé­ci­fi­que­ment à l’égalité entre les sexes. Les ambi­guï­tés de la Consti­tu­tion — garan­tis­sant à la fois l’égalité de tous les citoyens et des mesures de dis­cri­mi­na­tions posi­tives ; ins­ti­tuant la liber­té de reli­gion tout en per­met­tant à l’État de régu­ler l’expression reli­gieuse — ne cau­tionnent-elles pas les aspi­ra­tions des com­mu­nau­ta­ristes et ne des­servent-elles pas les droits des plus vul­né­rables ? Mal­gré la place lais­sée à une socié­té civile foi­son­nante et dyna­mique, les évé­ne­ments récents ne nous invitent pas au plus grand opti­misme. La démo­cra­tie indienne pour­ra-t-elle jamais se déployer plei­ne­ment, affran­chie des ten­sions entre com­mu­nau­tés et res­pec­tueuses des droits des Intou­chables, des Adi­va­sis et des femmes ?

  1. De juillet 1975 à jan­vier 1977, l’Inde connaît un état d’urgence mar­qué, notam­ment, par un auto­ri­ta­risme poli­tique, le non-res­pect des droits fon­da­men­taux consti­tu­tion­nels et l’annulation d’élections légis­la­tives. Cette période consti­tue une brèche dans l’histoire démo­cra­tique de la jeune République.
  2. La mos­quée de Babur (Babri Masi­jd) à Ayod­hya, en Uttar Pra­desh, se dres­sait sur le lieu pré­su­mé de nais­sance du dieu hin­dou Ram (un ava­tar de Vish­nu). En 1984, un mou­ve­ment hin­dou tra­di­tio­na­liste lan­ça une action pour la « libé­ra­tion » du site. Les ten­sions com­mu­nau­taires autour de ce site culmi­nèrent, en 1992, par la des­truc­tion de la mos­quée par des fana­tiques hin­dous. Les émeutes qui s’ensuivirent dans plu­sieurs villes d’Inde firent plu­sieurs mil­liers de victimes.

Stéphane Leyens


Auteur

professeur de philosophie, à l’université de Namur