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Don’t look up !

Numéro 5 Août 2024 par La Revue nouvelle

août 2024

Dans le film Don’t look up, une météo­rite fonce vers la Terre. Des scien­ti­fiques alertent les dirigeant·es et l’opinion, mais la socié­té se détourne de cet enjeu. Le slo­gan « Don’t look up » (ne regarde pas en l’air) lan­cé par les popu­listes invite les citoyen·nes à ne pas se sou­cier de ce qui se passe dans le […]

Éditorial

Dans le film Don’t look up, une météo­rite fonce vers la Terre. Des scien­ti­fiques alertent les dirigeant·es et l’opinion, mais la socié­té se détourne de cet enjeu. Le slo­gan « Don’t look up » (ne regarde pas en l’air) lan­cé par les popu­listes invite les citoyen·nes à ne pas se sou­cier de ce qui se passe dans le ciel. Et les spectateur·ices de s’étonner de la bêtise de cette socié­té qui pré­fère le déni à une action ferme et effi­cace, qui pré­fère s’abrutir dans un consu­mé­risme à courte vue plu­tôt que de prendre son des­tin en main.

Or, le 9 juin, nous aus­si avons refu­sé de regar­der le ciel pour faire col­lec­ti­ve­ment le choix de dirigeant·es qui ne se sou­cient que rhé­to­ri­que­ment du salut de notre monde.

Une campagne désolante

Alors que le mois de mai 2024 était le dou­zième d’affilée à être le plus chaud de l’histoire des mesures (au niveau pla­né­taire), notre triple cam­pagne élec­to­rale conti­nuait de se vau­trer dans la bêtise et les diversions.

On ne peut pas dire que nous n’avions pas été prévenu·es. Peut-être que la cou­leur avait-elle déjà été annon­cée par « par­ti­ci­pop­po­si­tion » du MR. Au pou­voir par­tout, après un gou­ver­ne­ment « sué­dois » dans lequel il était le seul par­ti fran­co­phone, ses man­da­taires – et sur­tout son pré­sident – ont pas­sé la légis­la­ture à faire comme s’iels n’avaient pas été aux affaires depuis 20 ans et comme s’iels ne sou­te­naient qu’à contre­cœur les gou­ver­ne­ments aux­quels iels par­ti­ci­paient. Par­mi tant d’autres, le dos­sier du nucléaire fut un cas d’école : les éco­lo­gistes se fai­sant mettre sur le dos la res­pon­sa­bi­li­té de la mise en œuvre d’un plan de sor­tie du nucléaire qui avait été pré­pa­ré et vali­dé par… Marie-Chris­tine Mar­ghem, et sur lequel le MR avait fait cam­pagne et qui fai­sait par­tie de l’accord de gouvernement.

Rien d’étonnant, vu le suc­cès média­tique de ce hol­dup, à ce que d’autres se soient sen­ti pous­ser des ailes, tel Ahmed Laaouej qui, après quelques ter­gi­ver­sa­tions, se déci­da à emboi­ter le pas popu­liste des adver­saires du plan Good Move bruxel­lois. Voi­là qu’un par­ti qui fut l’artisan de ce plan – tan­dis qu’Écolo était dans l’opposition – pro­po­sait un retour en arrière, tout en refi­lant la patate chaude aux Verts. Vu la médio­cri­té pro­ver­biale de cel­leux-ci lorsqu’il s’agit de défendre leurs posi­tions et de remettre l’église au milieu du vil­lage, les socia­listes bruxel­lois auraient eu tort de se priver.

Encore pour­rait-on sou­te­nir que ces dos­siers étaient en lien avec les prin­ci­paux défis du moment : ceux liés à la crise envi­ron­ne­men­tale. Mais la cam­pagne a sur­tout été mar­quée par le res­sas­se­ment des obses­sions de la droite conservatrice.

On n’a pu man­quer les sor­ties du MR sur la limi­ta­tion des allo­ca­tions de chô­mage à deux ans, énième resu­cée des mesures anti­chô­meurs qui, ni chez nous ni ailleurs n’ont jamais appor­té le moindre début de solu­tion au « pro­blème du chô­mage » (et ce ne sont pas les socia­listes, qui se sont prêté·es à ce jeu, qui nous contre­di­ront). Taper sur les méchant·es chômeur·euses-profiteur·euses fait encore recette, même après plu­sieurs décen­nies de ratio­ci­na­tion à ce sujet. Ce n’est pas demain qu’il sera recon­nu par tous·tes que la situa­tion est struc­tu­relle, qu’elle va se dégra­der consi­dé­ra­ble­ment dans les années à venir et qu’il ne peut plus être ques­tion de chasse aux chômeur·euses, mais d’organisation d’une socié­té postsalariale.

Le MR en remit encore une couche en s’élevant contre la trop faible inci­ta­tion à trou­ver un emploi, laquelle décou­le­rait, bien enten­du, de l’écart trop réduit entre les salaires et les allo­ca­tions de rem­pla­ce­ment. Enten­dez que ces der­nières sont trop éle­vées, bien enten­du… À l’heure où les 10 % des Belges les plus riches pos­sèdent 55 % du patri­moine (chiffres de la Banque Natio­nale), où les trans­ferts d’argent vers les para­dis fis­caux sont pas­sés de 82,9 mil­liards d’euros en 2015 à plus de 383 en 2021 et où la fraude et l’évasion fis­cales privent chaque année la Bel­gique d’environ 30 mil­liards de recettes, il est évident que ce qui nous mine, c’est l’accaparement de nos res­sources par les plus pauvres.

Bref, mon­trer les plus fra­giles du doigt fait tou­jours recette. Dans le même ordre d’idée, on a assis­té à une course à l’échalote laï­ciste autour de la neu­tra­li­té des ser­vices publics et du port de signes convic­tion­nels. De manière fort sur­pre­nante (ou pas), le finan­ce­ment des cultes n’était pas visé, pas davan­tage que l’enseignement confes­sion­nel ni les hôpi­taux catho­liques… Peut-être l’enseignement n’est-il plus consi­dé­ré comme un ser­vice public… ou bien le fait de se voir remettre sa carte d’identité par une femme voi­lée est-il moins neutre que d’inscrire ses enfants dans une école qui dis­pense des cours de reli­gion catho­lique… ou encore s’agissait-il de flat­ter l’islamophobie ambiante et de cou­rir après les voix de l’extrême droite. On peut faire la même réflexion à pro­pos de la thé­ma­tique du bie­nêtre ani­mal qui semble ne concer­ner que l’abattage rituel du bétail, mais pas les por­che­ries indus­trielles, les éle­vages en bat­te­rie, pas davan­tage la cas­tra­tion des porcelets.

Peut-être n’est-ce d’ailleurs pas un hasard si les par­tis fran­co­phones cham­pions de ces thé­ma­tiques1 sont aus­si ceux dont des membres se sont illustré·es par des sor­ties racistes. Nous nous sou­ve­nons toutes et tous de Pierre-Yves Jeho­let (MR) sor­tant à un élu belge « d’origine étran­gère » qu’il n’allait pas « venir » « nous » don­ner des leçons (à nous, les vrais Belges, bien enten­du), ain­si que de l’indigne saillie de Michel Claise (Défi) fai­sant un lien direct entre port du voile et terrorisme.

Don’t look up !

 Au milieu de ce bar­num, le grand absent fut l’environnement. Bien enten­du, de-ci de-là, il en fut ques­tion… le plus sou­vent pour fus­ti­ger « l’écologie puni­tive » ou pour résu­mer l’enjeu à ceux de la pro­lon­ga­tion du nucléaire et de l’électrification du parc auto­mo­bile. La magie des rac­cour­cis tech­no­so­lu­tion­nistes fait tou­jours son petit effet et per­met d’évacuer cette ques­tion aus­si gênante que com­plexe. L’invocation des miracles tech­no­lo­giques semble bien avoir rem­pla­cé les pro­ces­sions et messes en tant que recours contre l’angoisse sus­ci­tée par les catas­trophes naturelles.

Qui fit cam­pagne sur la modi­fi­ca­tion – inévi­table – de nos modes de vie ? Sur la néces­si­té d’une adap­ta­tion pro­fonde de notre éco­no­mie ? Sur les mesures d’aménagement, d’équipement et d’organisation sus­cep­tibles de nous per­mettre de faire face aux inon­da­tions, sèche­resses, cani­cules et autres catas­trophes à venir ? Per­sonne. Pas même Eco­lo, tou­jours hési­tant à s’appuyer sur les pers­pec­tives angois­santes en matière envi­ron­ne­men­tale et à assu­mer son pro­jet de trans­for­ma­tion de nos socié­tés. Entre les tar­tuffes et les timoré·es, le débat public a fait du surplace.

Le PS a certes ten­té de déve­lop­per la pro­po­si­tion d’un éco­so­cia­lisme arti­cu­lant les défis envi­ron­ne­men­taux aux ques­tions de jus­tice sociale, mais sans grand suc­cès. Entre la peur de la défaite des socia­listes bruxellois·es – qui se sont empressé·es d’abandonner leurs ambi­tions de réforme de la ville – et les coups de bou­toir d’une gauche radi­cale qui s’imagine pou­voir faire le bon­heur du pro­lé­ta­riat en redis­tri­buant plus radi­ca­le­ment les béné­fices d’un sys­tème pro­duc­tif lar­ge­ment inchan­gé, les rêves de Paul Magnette ont vite pris l’eau.

Il n’est pas ici ques­tion de regret­ter la catas­trophe élec­to­rale vécue par Éco­lo, mais de se déso­ler de l’incapacité de notre sys­tème poli­tique à se pré­oc­cu­per des urgences vitales aux­quelles nous sommes confronté·es. Alors que la sur­vie de nos sys­tèmes sociaux et éco­no­miques – et, dans la fou­lée, de celle de nos méca­nismes de soli­da­ri­té et de sou­tien au bie­nêtre des popu­la­tions – est mena­cée par les crises envi­ron­ne­men­tales en cours, force est de consta­ter qu’il reste pos­sible de mener une triple cam­pagne élec­to­rale sans en faire une thé­ma­tique centrale.

Bref, c’est le fait qu’il reste pos­sible, à gauche comme à droite, de se cacher la tête dans le sable qui est pro­pre­ment déses­pé­rant. Car le jeu de la démo­cra­tie vou­drait que chaque for­ma­tion pro­pose ses solu­tions – déve­lop­pées, argu­men­tées, arti­cu­lées – pour faire face à ces défis, et que les citoyen·nes puissent faire leur choix. En lieu et place de quoi, se sont essen­tiel­le­ment don­nées à voir les diver­sions d’une droite cher­chant une fois de plus des boucs émis­saires et les hési­ta­tions d’une gauche par­ta­gée entre lâche­té et passéisme.

L’extrême droite au centre du jeu

Ce qui redouble la pré­oc­cu­pa­tion des démo­crates, c’est bien enten­du la cen­tra­li­té des thé­ma­tiques et des types de dis­cours ori­gi­nel­le­ment propres à l’extrême droite. Les saillies racistes rap­pe­lées ci-des­sus, les affir­ma­tions à l’emporte-pièce, le refus de l’argumentation, le mépris pour le savoir scien­ti­fique, l’utilisation sys­té­ma­tique du res­sort de la peur (et avant tout de la peur de l’Autre), tout ça fut au centre de la campagne.

Certes, ce fut essen­tiel­le­ment le cas à droite et au centre (dont on peine à per­ce­voir ce qu’il a de cen­triste), mais on aurait beau jeu de ne mon­trer du doigt que les outrances du pré­sident du MR et son rap­pro­che­ment tous azi­muts des thèses de l’extrême droite. Il n’est au fond pas si impor­tant qu’il en a l’air, et qu’il le pense. En fin de compte, il ne fait que touiller dans le même vieux fond de mar­mite que la plu­part des autres par­tis. Tout au plus fait-il preuve d’un enthou­siasme par­ti­cu­lier. On a en effet déjà dit à quel point les thèses de l’extrême droite avaient été adop­tées par la majo­ri­té des par­tis dits « démo­cra­tiques ». Nous voyons par ailleurs toutes et tous dégrin­go­ler le sou­ci de l’argumentation au pro­fit de l’émotion et de l’éructation, ce qui témoigne d’une reprise des vieilles recettes des extrémistes.

Il faut encore, de sur­croit, poin­ter l’ignoble – il n’y a pas d’autre mot – com­pro­mis­sion des par­tis dits « de gauche », Éco­lo et le PS, qui, au sein du gou­ver­ne­ment fédé­ral, ont lais­sé se pour­suivre une poli­tique d’accueil des migrant·es qui nous fait tra­hir tous les jours nos idéaux humanistes.

Il est à cet égard pro­pre­ment lamen­table de consta­ter que le seul par­ti qui ne tombe pas dans ce jeu, le PTB, se com­pro­met d’autre – et aus­si lamen­table – façon sur les dos­siers syrien, ukrai­nien et ouï­gour, et pro­duit ses propres dis­cours popu­listes à base de recettes miracles. Par ailleurs, il se posi­tionne en tant qu’opposant radi­cal de la droite… mais sur ses ter­rains. Ce fai­sant, il confirme qu’à ses yeux, l’enjeu est bien de gérer le sys­tème éco­no­mique et pro­duc­tif en place, mais au pro­fit du pro­lé­ta­riat, plu­tôt que du patro­nat. Dès lors, il ne pro­pose qu’une alter­na­tive dans le sys­tème, plu­tôt qu’une alter­na­tive au sys­tème, lequel s’apprête à som­brer avec ses pas­sa­gers : le patro­nat et le prolétariat.

Le contexte est donc déso­lant, non parce que la gauche a per­du, mais parce que nous avons tous·tes per­du. Nous avons per­du un temps pré­cieux, que nous ne pour­rons jamais rega­gner, et nous fon­çons à pleine vitesse vers un mur dont nous connais­sons par­fai­te­ment l’existence. Notre seule ambi­tion n’est-elle donc que de prendre un der­nier vol Rya­nair avant de cre­ver d’un coup de cha­leur, aban­don­nant nos enfants sur une pla­nète invivable ?

  1. Notons cepen­dant le remar­quable effort de certain·es membres du Par­ti socia­liste pour rejoindre le peloton.

La Revue nouvelle


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