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Doel 3 et le principe de précaution

Numéro 11 Novembre 2012 par Marc Molitor

novembre 2012

La Bel­gique sur­réa­liste est pro­ba­ble­ment un des cli­chés les plus écu­lés. Mais on a beau se le dire, on n’est pas las­sé de s’en lais­ser sur­prendre chaque fois qu’il se confirme. Le dos­sier de la cen­trale nucléaire de Doel vient encore de confir­mer ce trait de génie de notre pays. Or donc, sous Verhof­stadt 1 et la coalition […]

La Bel­gique sur­réa­liste est pro­ba­ble­ment un des cli­chés les plus écu­lés. Mais on a beau se le dire, on n’est pas las­sé de s’en lais­ser sur­prendre chaque fois qu’il se confirme. Le dos­sier de la cen­trale nucléaire de Doel vient encore de confir­mer ce trait de génie de notre pays.

Or donc, sous Verhof­stadt 1 et la coa­li­tion arc-en-ciel, la majo­ri­té adopte en 2003 une loi de sor­tie du nucléaire, assor­tie d’un échéan­cier pré­cis et d’une clause de déro­ga­tion — sur le calen­drier, pas sur le fond — en cas de dif­fi­cul­tés de réa­li­sa­tion de cette sor­tie impu­table à l’insuffisance de sources d’énergie de sub­sti­tu­tion. Le secré­taire d’État à l’Énergie Oli­vier Deleuze avait écar­té le rap­port de la com­mis­sion d’experts dite Ampère qui — gros­so modo — pro­po­sait de gar­der une part au nucléaire dans le bou­quet éner­gé­tique global.

Une fois les Verts hors majo­ri­té (ou virés, selon les appré­cia­tions…), l’affaire adopte un rythme de séna­teur. Le libé­ral ministre de l’Énergie Marc Ver­wil­ghen met sur pied une seconde com­mis­sion, la com­mis­sion éner­gie 2030 qui, au terme de tra­vaux par­fois mou­ve­men­tés ou contro­ver­sés, conclut aus­si à la pré­ser­va­tion, d’une part du nucléaire dans le bou­quet éner­gé­tique. Des déci­sions d’investissement rapide doivent être prises pré­cise-t-elle, et cer­tains poussent à la construc­tion d’une nou­velle cen­trale face au vieillis­se­ment du parc existant.

Le tra­vail d’usure contre la loi se pour­suit, pour diverses raisons.

Une loi qui dérange

Il faut dire que le monde nucléaire belge est sérieu­se­ment secoué. Depuis cin­quante ans il a déve­lop­pé un inves­tis­se­ment, outre la pro­duc­tion d’électricité, dans diverses ins­tal­la­tions de recherche et d’expérimentations qui lui main­tiennent une haute qua­li­fi­ca­tion per­for­mante et une exper­tise de haut niveau, mon­dia­le­ment recon­nue. Il a cepen­dant été confron­té à cer­tains scan­dales (les déchets à Mol) et il a déjà dû renon­cer à pour­suivre la fabri­ca­tion du com­bus­tible nucléaire mixte Mox qu’il avait inven­té, fer­mant l’usine de la Bel­go­nu­cléaire à Des­sel. Et puis il y a la face moins relui­sante de ses aven­tures, qui l’ont mené à des impli­ca­tions dou­teuses en Irak, en Iran ou ailleurs1.

Par ailleurs les réac­teurs belges affichent d’assez bons résul­tats glo­baux, un taux éle­vé d’utilisation, par­mi les plus hauts du monde, cor­ré­lé à un faible nombre d’incidents. Ce n’est pas un hasard si, dans la grande redis­tri­bu­tion des cartes euro­péennes géné­rée par la libé­ra­li­sa­tion des mar­chés, dont celui de l’énergie, Suez a mis la main sur Trac­te­bel, bureau d’ingénierie du top mon­dial, et Elec­tra­bel et ses cen­trales, dont le groupe fran­çais comp­tait faire une vitrine emblé­ma­tique pour son déve­lop­pe­ment dans le secteur.

Bref l’acteur éco­no­mique, le géant, est contra­rié dans son déve­lop­pe­ment, et les acteurs uni­ver­si­taires et scien­ti­fiques res­sentent comme injuste ou inadé­quate une loi qui, si elle ne condamne en rien la recherche, l’expérimentation et le déve­lop­pe­ment des appli­ca­tions nucléaires dans d’autres sec­teurs, va tout de même assé­cher une par­tie des débou­chés, affai­blir cet uni­vers dense où le pri­vé et le public, l’ingénieur et le cher­cheur, sont étroi­te­ment asso­ciés depuis des décen­nies en Bel­gique. Ils cherchent d’ailleurs à rebon­dir à tra­vers le déve­lop­pe­ment du nou­veau réac­teur expé­ri­men­tal Myrhha.

Valse-hésitation

Après le vote de la loi, les alter­na­tives ne se sont pas déve­lop­pées à un rythme suf­fi­sant pour évi­ter des risques de rup­ture. « C’est la faute aux éco­los et à cette loi de sor­tie qui n’a pas pré­vu les capa­ci­tés de sub­sti­tu­tion », s’exclament en chœur leurs ex-par­te­naires ain­si que le CDH, par­ti­cu­liè­re­ment viru­lent après être reve­nu aux affaires2. Rien n’empêchait les gou­ver­ne­ments sui­vants, qui comp­taient plu­sieurs des par­tis qui avaient voté la loi de sor­tie du nucléaire, de pour­suivre la tâche enta­mée, mais c’est évi­dem­ment beau­coup deman­der à des demi-convain­cus. Cela dépen­dait aus­si évi­dem­ment de la poli­tique glo­bale d’énergie qu’on mène ou qu’on ne mène pas et donc de la capa­ci­té des pou­voirs publics et de la socié­té à modi­fier non seule­ment l’offre, mais aus­si de peser sur la demande pour en faire dimi­nuer le taux de croissance.

Cette fausse-vraie valse-hési­ta­tion com­mode pour beau­coup, mais sans doute aus­si irres­pon­sable, a fina­le­ment conduit au résul­tat dis­crè­te­ment sou­hai­té par cer­tains : la pro­lon­ga­tion de la durée de vie des cen­trales Doel 1 et 2, et Tihange 1 pour une durée de dix ans, sti­pu­lée dans l’accord conclu en 2009 entre l’État belge et le groupe GDF Suez. Un accord glo­bal sur la pro­duc­tion d’électricité, la fis­ca­li­té et la rente nucléaire.

Le dis­cours gou­ver­ne­men­tal offi­ciel était qu’on post­po­sait sim­ple­ment la mise en œuvre de la loi, confor­mé­ment à la clause de déro­ga­tion. Mais per­sonne n’était dupe, c’était sans doute plus que cela : ce report était assor­ti d’une incon­nue sur l’avenir des cen­trales les plus récentes (Doel 3 et 4 et Tihange 2 et 3) qui, elles, devaient nor­ma­le­ment tou­jours fer­mer en 2025. On se rend donc compte fina­le­ment, que toutes les cen­trales belges devraient fer­mer en même temps, ce qui est pra­ti­que­ment impos­sible. Impli­ci­te­ment l’accord géné­rait comme consé­quence la pro­bable pro­lon­ga­tion ulté­rieure aus­si des trois autres cen­trales au-delà de 2025… Vint ensuite le bras de fer avec Elec­tra­bel sur le mon­tant de la rente, et les menaces de l’opérateur sur la péren­ni­té de ses acti­vi­tés en Belgique.

L’impact de Kukushima

On en était là avec quelques péri­pé­ties sup­plé­men­taires sur le mon­tant de la rente et en pleine période pro­lon­gée d’affaires cou­rantes et de crise poli­tique lorsque sur­vinrent le tsu­na­mi japo­nais et la catas­trophe de Fuku­shi­ma qui ponc­tuait en fan­fare le vingt-cin­quième anni­ver­saire de celle de Tchernobyl.

L’impact sur l’opinion est énorme, le (très) léger revi­val du nucléaire s’en trouve immé­dia­te­ment com­pro­mis. Tour­nant majeur, l’Allemagne décide alors de sor­tir du nucléaire, arrête immé­dia­te­ment sept réac­teurs et fixe un calen­drier irré­ver­sible pour l’arrêt des autres. C’était en fait un retour à une déci­sion anté­rieure de sor­tie du nucléaire, prise en 2000 par le gou­ver­ne­ment rouge (rose) vert de Gerhard Schroe­der, qui avait ensuite fait l’objet de nom­breuses hési­ta­tions, manœuvres dila­toires et pres­sions poli­tiques et indus­trielles diverses. L’analogie belge avec le scé­na­rio alle­mand est évi­dem­ment ten­tante. Fuku­shi­ma a aus­si revi­ta­li­sé chez nous le plan de sor­tie ori­gi­nel belge du nucléaire.

Mais fina­le­ment, l’analogie n’est que par­tielle. Confor­mé­ment à l’engagement pris dans la décla­ra­tion gou­ver­ne­men­tale de décembre 2011, le secré­taire d’État à l’Énergie Mel­chior Wathe­let dépose fin juin 2012, un plan glo­bal. Le nou­vel arbi­trage confirme la fer­me­ture de Doel 1 et 2 (450 méga­watts cha­cune en 2015), mais reporte celle de Tihange 1 (1000 MWs) de dix ans, par rap­port à ce qui était pré­vu dans la loi de sor­tie de 2003. C’est donc, en puis­sance, à peu près la moi­tié de ce qui était pré­vu qui est confir­mé, l’autre moi­tié reportée.

Les rai­sons du choix sont évi­dem­ment mul­tiples, un com­pro­mis belge issu du lob­bying, de la catas­trophe, des appré­cia­tions diver­gentes des dif­fé­rentes ins­tances sur les pro­blèmes pos­sibles d’approvisionnement dans le futur.

Le plan Wathelet

Au moment même où M. Wathe­let pré­sente ce plan, il ne sait pas encore que des pro­blèmes sont détec­tés à Doel… 3. À l’occasion de la révi­sion décen­nale du réac­teur, et puisque la cuve est entiè­re­ment vidée de son com­bus­tible, ce qui faci­lite le tra­vail, un exa­men de l’ensemble de la cuve est déci­dé. Un exa­men excep­tion­nel, puisque d’habitude on se limite aux zones sen­sibles de la cuve, les sou­dures et les pièces d’entrée et de sor­tie ; celui-ci a été déci­dé par l’opérateur et l’agence de contrôle à la suite des pro­blèmes détec­tés dans une cuve française.

L’appareillage par ultra­sons, une écho­gra­phie pous­sée, détecte alors fin juin de curieuses indi­ca­tions dans la masse même de l’acier de la cuve et non pas, comme on en trou­vait par­fois, juste à la jonc­tion de l’acier et du revê­te­ment de quelques mil­li­mètres en inox. Il est déci­dé de pour­suivre de façon plus appro­fon­die un exa­men qui se pro­longe en juillet.

Les indi­ca­tions repé­rées se mul­ti­plient et se pré­cisent, elles seront qua­li­fiées tan­tôt de défauts, tan­tôt d’irrégularités, tan­tôt de micro­fis­sures, tan­tôt de bulles, tan­tôt de « flocons ».

L’opérateur, Elec­tra­bel, et l’Agence fédé­rale de contrôle nucléaire (AFCN) et son direc­teur, Willy Deroo­vere, se trouvent confron­tés à une situa­tion inédite. L’anneau infé­rieur de la cuve com­porte 8.000 de ces indi­ca­tions, le supé­rieur plus de 1.000. D’où viennent-elles ? Sont-elles pré­sentes dans d’autres cuves sem­blables, il fau­drait le véri­fier. L’AFCN iden­ti­fie les pays où se trouvent des réac­teurs qui sont équi­pés de cuves sup­po­sées sem­blables et pro­pose une réunion inter­na­tio­nale. Elec­tra­bel et les experts de l’AFCN y pré­sentent les pre­miers résul­tats des exa­mens. L’hypothèse très majo­ri­taire qui est rete­nue est qu’il s’agit de petites bulles d’hydrogène.

Un accident exclu des scénarios

Le direc­teur de l’AFCN estime que, prises sépa­ré­ment, elles ne sont pas très graves, mais que ce qui est trou­blant, c’est leur nombre éle­vé, concen­tré sur une sur­face limi­tée. Cela pour­rait fra­gi­li­ser la cuve, sur­tout en cas de choc ther­mique, lorsqu’il arrive que l’on doive ame­ner d’urgence de l’eau froide qui entre en contact avec une sur­face métal­lique très chaude. Or, la rup­ture d’une cuve est l’accident nucléaire maxi­mum, si grave qu’il est exclu des scé­na­rios, puisque les cuves sont cal­cu­lées pour résis­ter à des pres­sions qui ne peuvent pas être atteintes dans le fonc­tion­ne­ment du réac­teur. Mais cela, à condi­tion que la cuve ait été bien fabri­quée et ne pré­sente pas de défaut.

Alors quid de ces bulles ? Elles ne sont pas rares dans la fabri­ca­tion de pièces métal­liques, où elles s’installent soit au moment de la cou­lée en sidé­rur­gie, soit au moment du for­geage ulté­rieur, lorsque le lin­got d’acier four­ni est réchauf­fé et mou­lé pour fabri­quer la pièce. La per­fec­tion n’existe pas, mais évi­dem­ment cer­taines pièces, comme les cuves des réac­teurs nucléaires, sont plus stra­té­giques que d’autres. Quant à l’impact des bulles sur la résis­tance de la cuve et quant à leur évo­lu­tion ulté­rieure, les spé­cia­listes et la lit­té­ra­ture métal­lo­gra­phique sont loin d’être unanimes.

Voi­là les auto­ri­tés de contrôle et Elec­tra­bel confron­tées à un pro­blème appa­rem­ment inédit à résoudre. L’AFCN a expli­qué la logique des exa­mens à venir et des conclu­sions à tirer : c’est à l’opérateur, Elec­tra­bel, d’apporter la preuve que cette situa­tion ne pré­sente aucun risque, et pas à l’agence de démon­trer qu’elle est dan­ge­reuse. Le direc­teur de l’agence s’est même avan­cé, dans une inter­view à la RTBF, qu’il a confir­mée dans une confé­rence de presse le len­de­main, à pro­nos­ti­quer qu’une telle démons­tra­tion sera pro­ba­ble­ment dif­fi­cile à faire et que le plus pro­bable est que Doel 3 ne redé­mar­re­ra pas, en tout cas c’est son avis et il pèse. Elec­tra­bel est confron­té à un sérieux défi, d’autant plus que la socié­té qui a fabri­qué la cuve a dis­pa­ru et, avec elle, une série de docu­ments d’origine.

L’AFCN a ordon­né qu’un exa­men sem­blable soit entre­pris sur la cuve de Tihange 2, issue du même fabri­cant. Il a révé­lé (par­tiel­le­ment) des bulles sem­blables, mais moins nom­breuses et pas situées au même endroit. Elle espère que des exa­mens entre­pris sur les vingt-deux cuves sem­blables dans huit pays per­met­tront d’y voir plus clair. Mais chaque pays et régu­la­teur natio­nal décide ce qu’il fait et à son rythme. Il n’y a pas — c’est un des aspects du pro­blème, et on le voit aus­si dans l‘affaire des stress-tests euro­péens post-Fuku­shi­ma — d’obligations euro­péennes en la matière, aucune norme stan­dard de sécurité.

Nous voi­ci au cœur d’une crise qui tour­ne­ra net­te­ment autour du prin­cipe de pré­cau­tion. Pour le bali­ser, l’AFCN a déci­dé de s’entourer d’avis de plu­sieurs groupes d’experts, belges et étran­gers, sans oublier la consul­ta­tion obli­ga­toire de son conseil scien­ti­fique. La com­po­si­tion des panels d’experts sera inévi­ta­ble­ment ques­tion­née, la coexis­tence pos­sible des néces­saires com­pé­tences, qui ne sont pas légion en ce domaine, et des conflits d’intérêt réels ou poten­tiels qui se posent dans le chef de plu­sieurs membres de ces groupes. Au-delà de ces conflits pos­sibles, on peut regret­ter que la réflexion n’associe pas aus­si des repré­sen­tants d’autres dis­ci­plines, capables d’une réflexion sur le risque, socio­logues, phi­lo­sophes, éco­no­mistes ou autres inter­ve­nants, et pas seule­ment d’ingénieurs, si com­pé­tents soient-ils. On rap­pel­le­ra ici uti­le­ment qu’en Alle­magne, le rap­port d’un comi­té d’éthique ain­si com­po­sé a été déter­mi­nant dans la déci­sion du gou­ver­ne­ment alle­mand de sor­tir irré­ver­si­ble­ment nucléaire.

  1. Lire à cet égard La Bel­gique et la bombe, le très inté­res­sant et docu­men­té tra­vail de Luc Bar­bé, récem­ment paru aux édi­tions Etopia.
  2. Le CDH était dans l’opposition lors du vote de la loi de sor­tie et s’y est oppo­sé. L’ex-ministre Jean-Pol Pon­ce­let reproche à tous les par­tis qui l’ont votée d’avoir accep­té un chan­tage des éco­lo­gistes et de l’avoir votée à contre­cœur. C’est oublier deux choses : le Sp.A et une par­tie du PS sou­te­naient la sor­tie, et les verts n’étaient pas mathé­ma­ti­que­ment indis­pen­sables à la coa­li­tion. On a du mal à croire à un chan­tage sur un point majeur d’un accord de coa­li­tion et sur un enjeu essen­tiel pour l’avenir du pays. Ceci dit, tout le monde avait l’œil sur la clause de déro­ga­tion. Et Jean-Pol Pon­ce­let était deve­nu direc­teur géné­ral de Fora­tom, l’association euro­péenne de l’industrie de l’énergie nucléaire.

Marc Molitor


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