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Diversités des experts dans les médias. Entre invisibilité et variable d’ajustement

Numéro 3 - 2017 - communication Expert journalisme média Médias par Caroline Van Wynsberghe

avril 2017

Plu­sieurs formes de dis­cri­mi­na­tion sont à l’œuvre dans les médias qui invi­si­bi­lisent les femmes, les per­sonnes « non blanches », etc. Com­ment contrer cette invi­si­li­bi­li­sa­tion ? La base de don­nées Exper­ta­lia, par exemple, est-elle un outil efficace ?

Dossier

Exer­cice média­tique tra­di­tion­nel à la fin décembre, le bilan thé­ma­tique de l’année écou­lée ou la liste de défis pour les mois à venir consti­tuent en géné­ral un bon pré­texte pour contac­ter divers experts d’une même dis­ci­pline et obte­nir ain­si autant de points de vue, de scé­na­rios ou d’analyses. Cette varié­té d’avis masque cepen­dant, mais de plus en plus dif­fi­ci­le­ment, un manque criant de diver­si­té par­mi les acteurs1. D’une part, ce sont sou­vent les mêmes visages, lais­sant devi­ner l’existence infor­melle d’un cercle sélect des experts « vus à la télé ». D’autre part, ces visages sont sou­vent ceux d’hommes blancs et valides, en géné­ral bons qua­dra­gé­naires. Ce constat a débou­ché sur un cer­tain nombre de mobi­li­sa­tions, la plus visible sur les réseaux sociaux étant cer­tai­ne­ment ce mou­ve­ment visant à féli­ci­ter sar­cas­ti­que­ment les orga­ni­sa­teurs et par­ti­ci­pants de panels 100% mas­cu­lins (« congrats, you’ve an #all­ma­le­pa­nel »).

Les jour­na­listes ne sont néan­moins pas insen­sibles à l’enjeu et se mobi­lisent éga­le­ment. Ain­si, l’AJP (Asso­cia­tion des jour­na­listes pro­fes­sion­nels) poin­tait en 2015 une dégra­da­tion de la repré­sen­ta­tion des femmes par­mi les inter­ve­nants (pas exclu­si­ve­ment des experts donc) dans les médias entre 2011 et 2015, et sou­li­gnait que les femmes sont majo­ri­tai­re­ment can­ton­nées à des inter­ven­tions de type com­men­taire ou cri­tique, tan­dis que les hommes sont appe­lés à four­nir une ana­lyse et à inter­ve­nir dans des rubriques d’information. Pire, les femmes béné­fi­cie­raient moins sou­vent que les hommes d’une iden­ti­fi­ca­tion com­plète (nom, pré­nom et pro­fes­sion). Peut-être est-ce pour ces rai­sons qu’il est cou­rant de deman­der son sen­ti­ment à une experte (18% de femmes par­mi les experts ; chiffres stables), alors qu’on deman­de­ra plus aisé­ment une ana­lyse à son homo­logue masculin.

Le genre n’est cepen­dant pas la seule variable pro­pice à la dis­cri­mi­na­tion. L’AJP a dres­sé un constat simi­laire à pro­pos de l’origine des inter­ve­nants. Les pré­ju­gés sont tenaces ici aus­si. Alors que les femmes inter­ro­gées sont plus sou­vent vic­times ou femmes au foyer, les inter­ve­nants « non blancs » sont typi­que­ment des spor­tifs ou des délin­quants. L’AJP n’a ain­si recen­sé que 14,4% de per­sonnes per­çues comme « non blanches » par­mi les experts inter­ro­gés (score pour­tant presque dou­blé en quatre ans). Par ailleurs, l’AJP a éga­le­ment pris en compte trois autres variables pour l’évaluation de la diver­si­té : le han­di­cap, l’âge et la pro­fes­sion. La visi­bi­li­té du han­di­cap est qua­si­ment nulle par­mi les inter­ve­nants, à for­tio­ri chez les experts. Quant à l’âge, c’est effec­ti­ve­ment une variable pré­oc­cu­pante, vu le manque de renou­vè­le­ment et donc de « sang neuf » par­mi les experts, même si ponc­tuel­le­ment l’un ou l’autre jeune cher­cheur émerge en fonc­tion des thé­ma­tiques. Il n’en reste pas moins que dans les repré­sen­ta­tions popu­laires, le spé­cia­liste est en effet un homme d’un cer­tain âge ; un âge avan­cé étant gage de sérieux et d’expérience. Enfin, dans le cas qui nous occupe, la pro­fes­sion est une variable peu per­ti­nente, puisque les experts sont par défi­ni­tion tous, d’une manière ou d’une autre, aca­dé­miques (même à temps très par­tiel). Leur métier leur confère le cré­dit média­tique2.

Face à ce constat, il y a lieu de s’interroger sur les causes et, sur­tout dans une pers­pec­tive construc­tive, sur les leviers à acti­ver afin de ren­for­cer la diver­si­té. De prime abord, une expli­ca­tion évi­dente serait que l’homogénéité des experts reflète l’absence de mixi­té par­mi la popu­la­tion d’origine (ici, essen­tiel­le­ment les aca­dé­miques et scien­ti­fiques). C’est évi­dem­ment une réa­li­té que l’on déplore et dont les uni­ver­si­tés ont conscience fai­sant désor­mais du recru­te­ment de pro­fes­seures3 une prio­ri­té, mais faut-il s’en conten­ter ? Les médias et les viviers d’experts que consti­tuent les uni­ver­si­tés et les hautes écoles ne devraient-ils pas être proactifs ?

C’est pré­ci­sé­ment le choix qu’a fait l’AJP en pre­nant le pro­blème à bras-le-corps, de manière plus dyna­mique que les milieux aca­dé­miques encore géné­ra­le­ment conser­va­teurs et, dans l’ensemble, peu sen­si­bi­li­sés à la pro­blé­ma­tique des #all­ma­les­pa­nels, puisque les postes à res­pon­sa­bi­li­té sont encore majo­ri­tai­re­ment occu­pés par des hommes. On aurait pu espé­rer que les ins­ti­tu­tions de recherche et d’enseignement mettent en avant tout par­ti­cu­liè­re­ment leurs col­la­bo­ra­trices afin de for­cer la mixi­té, mais c’est loin d’être sys­té­ma­ti­que­ment le cas. En revanche, à l’été 2016, l’AJP a mis au point Exper­ta­lia, « une base de don­nées d’expertes et d’experts issu(e)s de la diver­si­té d’origine ». La pré­sen­ta­tion du site inter­net indique qu’il est à des­ti­na­tion des jour­na­listes (pour décou­vrir d’autres experts), mais éga­le­ment des experts (pour leur offrir la visi­bi­li­té qui leur manque). Il est pro­ba­ble­ment trop tôt pour que les effets s’en fassent sen­tir. D’une part, cette base de don­nées doit encore s’étoffer et, d’autre part, les jour­na­listes doivent déve­lop­per le réflexe de la consul­ter ce qui peut, à terme, leur faire gagner du temps (iden­ti­fier rapi­de­ment la ou le spé­cia­liste sur un sujet) ou, au contraire, leur en faire perdre (alors qu’ils ont « un bon client » habi­tué des pla­teaux)4.

Les réac­tions au lan­ce­ment d’Expertalia ont été variées. Majo­ri­tai­re­ment, on se féli­ci­tait de la mise en œuvre d’un tel outil, mais on a éga­le­ment pu entendre des voix scep­tiques, voire des femmes déçues d’être deve­nues la variable d’ajustement de la diver­si­té de cer­tains repor­tages ou jour­naux et crai­gnant d’être désor­mais contac­tées pour leur genre et non pour leurs com­pé­tences. C’est évi­dem­ment déjà le cas sur des sujets géné­ra­le­ment asso­ciés aux femmes (ou à la famille), mais cette crainte pour­rait être ren­for­cée par la volon­té de cer­tains édi­teurs de faire en quelque sorte cyni­que­ment l’appoint sur le dos des femmes ou des mino­ri­tés visibles. Face à l’homogénéité des inter­ve­nants, il n’est pas exclu qu’un jour­na­liste reçoive pour consigne d’interroger quelqu’un qui rééqui­li­bre­rait les appa­rences. Cette objec­tion n’est pas sans rap­pe­ler les argu­ments des oppo­sants aux quo­tas sur les listes élec­to­rales ou dans la com­po­si­tion des conseils d’administration de grandes entre­prises. On leur rétor­que­ra que la prin­ci­pale qua­li­té de ce pro­jet est d’inverser la res­pon­sa­bi­li­té de la visi­bi­li­té. On ne pour­ra plus repro­cher aux pro­fes­seures et aux cher­cheuses d’être incon­nues et peu visibles, puisqu’on atten­dra des jour­na­listes qu’ils fassent eux-mêmes la démarche de varier leurs sources. On n’attend pas d’eux qu’ils contactent une spé­cia­liste parce qu’elle est une femme, mais jus­te­ment parce qu’elle est la plus com­pé­tente sur un sujet. C’est d’autant plus vrai qu’Expertalia per­met d’intégrer un CV, des liens vers des publi­ca­tions ou vers ses comptes Lin­ke­dIn, Twit­ter ou Facebook.

On est cepen­dant en droit de s’interroger sur la néces­si­té pour les expertes et les experts « issus de la diver­si­té » de jus­ti­fier leur exper­tise, alors que les « usual sus­pects » de l’expertise sont sou­vent contac­tés sans réel fon­de­ment scien­ti­fique, mais seule­ment parce qu’ils ont l’avantage d’être en bonne place dans le réper­toire télé­pho­nique des jour­na­listes. L’on se rap­pel­le­ra la polé­mique née après que Tami­ka Cross, une méde­cin amé­ri­caine, s’est vu récla­mer la preuve de son diplôme (« on recherche un vrai méde­cin », lui a‑t-on répon­du quand elle pro­po­sait ses ser­vices) alors que l’équipage de l’avion dans lequel elle se trou­vait était face à une urgence médi­cale. Elle avait le tort d’être une femme noire. L’homme blanc qui est inter­ve­nu n’avait lui pas eu à jus­ti­fier quoi que ce soit. Il pour­rait ain­si paraitre plus juste de deman­der le même exer­cice d’inscription aux hommes. Les jour­na­listes n’auraient plus alors qu’à choi­sir la per­sonne la plus com­pé­tente5, à moins de consi­dé­rer que Fran­çoise Giroud avait rai­son d’affirmer que « la femme serait vrai­ment l’égale de l’homme le jour où, à un poste impor­tant, on dési­gne­rait une femme incom­pé­tente », c’est-à-dire quand on appel­le­ra une experte parce qu’elle est une « bonne cliente » dis­po­nible et s’exprimant bien et en toutes cir­cons­tances et non parce que c’est la spé­cia­liste du sujet précisément.

Sans avoir exac­te­ment étu­dié l’impact d’Expertalia depuis son lan­ce­ment, on ne peut que remar­quer que les émis­sions poli­tiques et autres débats du dimanche, ain­si que les rétros­pec­tives 2016, font tou­jours la part belle à la tes­to­sté­rone. Un réper­toire ouvert, quel qu’il soit, ne peut faire de miracle. La base de don­nées met en contact experts et jour­na­listes, mais rien ne garan­tit que l’experte soit dis­po­nible (ni même joi­gnable dans les temps courts impar­tis aux jour­na­listes qui pré­parent le jour­nal). On entend d’ailleurs régu­liè­re­ment des jour­na­listes signa­ler qu’ils sont bien évi­dem­ment au cou­rant du manque de diver­si­té de leurs émis­sions ou de leurs articles et qu’ils cherchent jus­te­ment à varier leurs inter­ve­nants, mais en vain. On pour­rait ima­gi­ner que le jour­na­liste indique, sans que cela n’alourdisse trop l’émission, qu’il a ten­té de contac­ter l’une ou l’autre experte et qu’il rap­porte briè­ve­ment les rai­sons de leur refus. Cela ouvri­rait les yeux sur les contraintes de l’exercice et devrait faire réflé­chir la socié­té notam­ment sur les rythmes de tra­vail. Les femmes assument plus que les hommes les tâches ména­gères et les soins aux enfants. Dans ces cir­cons­tances, être dis­po­nibles au pied levé tôt (avant l’ouverture de la crèche), en fin de jour­née ou le wee­kend est rela­ti­ve­ment illu­soire. Bien enten­du, on peut aus­si consi­dé­rer que des hommes tiennent à leurs soi­rées et wee­kends alors qu’ils tra­vaillent sans comp­ter leurs heures et cette excuse devrait au mini­mum être audible. Enfin, il reste à prendre en compte l’importance de l’autoévaluation de leurs com­pé­tences par les expertes. Cer­taines vont refu­ser, à juste titre, d’intervenir car le sujet sort de leur champ de recherche, ren­voyant éven­tuel­le­ment vers des col­lègues, tan­dis que d’autres vont refu­ser l’interview car elles estiment ne pas être assez com­pé­tentes sur la ques­tion. Ce sont des élé­ments qui pour­raient éga­le­ment être por­tés à la connais­sance du public.

Une variable que l’AJP n’a pas inté­grée dans son rap­port alors qu’elle reste per­ti­nente en Bel­gique, même si pro­ba­ble­ment dans une moindre mesure que dans le pas­sé, c’est la ques­tion de la pila­ri­sa­tion. À part l’un ou l’autre jour­na­liste qui favo­ri­se­ra les experts de son Alma Mater, on doit indi­quer que les médias sont géné­ra­le­ment sou­cieux de la diver­si­té des ori­gines idéo­lo­giques, même si cette expres­sion est cer­tai­ne­ment moins signi­fi­ca­tive qu’auparavant. Certes, les uni­ver­si­tés de Liège et de Mons sont plus excen­trées que les uni­ver­si­tés de Bruxelles et du Bra­bant wal­lon, et donc moins acces­sibles pour les inter­views, mais on remarque que les médias veillent à ce que les experts d’un même domaine ne soient pas tous issus de la même uni­ver­si­té, sans en être réduits pour autant au strict équi­libre du moule à gaufre6 poli­tique belgo-belge.

En conclu­sion, il faut sou­li­gner qu’Expertalia, ou toute liste mise à dis­po­si­tion par les uni­ver­si­tés et hautes écoles, est un outil avec un poten­tiel qui dépasse lar­ge­ment la bana­li­sa­tion de la diver­si­té dans les médias. Au-delà de cette fonc­tion ini­tiale, il faut prendre en compte les effets posi­tifs qui en découlent : mon­trer aux filles, aux enfants moins valides ou issus de l’immigration que faire des études est une option et qu’une car­rière scien­ti­fique peut être envi­sa­gée, même si on estime qu’on n’a pas le pro­fil. Il s’agit de mon­trer que les experts sont aus­si le reflet de la socié­té et non issus d’une caste privilégiée.

  1. Tous les médias sont confron­tés à cette pro­blé­ma­tique. Ain­si, nous n’y échap­pons pas. Une seule femme sur cinq contri­bu­teurs, tous blancs, valides (et for­cé­ment uni­ver­si­taires). Par ailleurs, quatre des contri­bu­teurs ont déjà écrit ou écrivent régu­liè­re­ment pour La Revue nou­velle. Nous avons ten­té d’ouvrir les portes de la revue à de nou­velles recrues, notam­ment des contri­bu­trices poten­tielles, mais qui ont dû décli­ner l’invitation parce que cela ne fai­sait pas par­tie de leurs thé­ma­tiques de recherche ou pour ne pas se mettre en porte-à-faux vis-à-vis de leur employeur.
  2. Voir la contri­bu­tion de Bap­tiste Cam­pion dans ce numéro.
  3. La diver­si­té d’origine des corps scien­ti­fiques et aca­dé­miques ne semble néan­moins pas prio­ri­taire ; les uni­ver­si­tés fai­sant éga­le­ment face à un dilemme : péren­ni­ser des per­sonnes qu’elles ont for­mées ou recru­ter du per­son­nel for­mé à l’étranger et donc plus pro­ba­ble­ment d’origine étran­gère éga­le­ment. De ce fait, cet article se foca­li­se­ra essen­tiel­le­ment sur la diver­si­té de genre, mais l’ensemble de la réflexion est évi­dem­ment valable pour d’autres variables.
  4. Voir la contri­bu­tion d’Antonio Solimando.
  5. À la lec­ture de l’article d’Antonio Soli­man­do, on se rend cepen­dant bien compte que la prio­ri­té n’est pas la compétence.
  6. Des par­le­men­taires sou­hai­tant entendre des experts vont géné­ra­le­ment veiller à la stricte pari­té lin­guis­tique, mais éga­le­ment à avoir un expert par uni­ver­si­té, car cela cor­res­pond aux sen­si­bi­li­tés politiques.

Caroline Van Wynsberghe


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