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Dites aux hommes que les fleuves parlent

Numéro 12 Décembre 2012 par Eric Smeesters

décembre 2012

Il y a de ces anciennes ques­tions qu’il faut apprendre à se repo­ser sous un œil nou­veau. Ce qui change, c’est le contexte, il évo­lue au fil des époques et les réponses d’hier perdent pro­gres­si­ve­ment de leur per­ti­nence. La ques­tion du lien entre science et socié­té est aujourd’hui de celles-là. Cette ques­tion, dont la com­plexi­té est proportionnelle […]

Il y a de ces anciennes ques­tions qu’il faut apprendre à se repo­ser sous un œil nou­veau. Ce qui change, c’est le contexte, il évo­lue au fil des époques et les réponses d’hier perdent pro­gres­si­ve­ment de leur per­ti­nence. La ques­tion du lien entre science et socié­té est aujourd’hui de celles-là.

Cette ques­tion, dont la com­plexi­té est pro­por­tion­nelle au ter­ri­toire que conquièrent de décen­nie en décen­nie les sciences et les tech­nos­ciences, devient d’autant plus cen­trale que celles-ci repoussent non seule­ment l’horizon du savoir humain, mais éga­le­ment leur impact sur le réel. D’essence phi­lo­so­phique ou épis­té­mo­lo­gique — autre­ment dit scien­ti­fique — cette ques­tion n’appartient pour­tant pas aux scien­ti­fiques, du moins pas exclu­si­ve­ment, pas plus qu’elle n’appartient aux autres, disons les profanes.

Cela a déjà été dit, écrit et pen­sé : toute science est une créa­tion humaine, une repré­sen­ta­tion approxi­ma­tive et limi­tée du réel, n’en déplaise aux « illu­mi­nés de l’arrière-monde », comme les appe­lait abrup­te­ment Nietzsche, non sans rai­son. C’est que cer­tains mythes sont tenaces, y com­pris dans la com­mu­nau­té scien­ti­fique : der­rière l’extraordinaire com­plexi­té de la réa­li­té visible, il y aurait du « simple » invi­sible, com­po­sé de quelques élé­ments fon­da­men­taux — des sortes de briques — à par­tir des­quelles tout se construit, s’ordonne ou se raconte. Il suf­fi­rait alors de creu­ser tou­jours plus pour extir­per comme un lan­gage qui nous pré­exis­te­rait. La dif­fi­cul­té tient au fait que ce mythe fon­da­teur, né il y a deux-mille-cinq-cents ans au bord de la mer Ionienne, n’est pas sans fon­de­ment. Le réduc­tion­nisme, c’est le terme, reste jusqu’à un cer­tain point d’une redou­table effi­ca­ci­té, et ce dans toutes les sciences. Autre­ment dit, le réel répond pour une part non négli­geable à l’image que l’on se fait de lui, c’est-à-dire aux modèles que les scien­ti­fiques fabriquent. Que la science dise quelque chose du réel est aujourd’hui incon­tes­table. La tech­nique, pour ne par­ler que d’elle, est aus­si une preuve… sauf que l’histoire ne s’arrête pas ici.

Dire qu’«il y a beau­coup plus de mys­tère qu’on ne le croit sou­vent dans le simple fait qu’un peu science est pos­sible1 » ne suf­fit plus depuis long­temps. Si la ques­tion phi­lo­so­phique reste, l’enjeu actuel, lui, est concret. Certes, il y a des sciences qui vont jusqu’à pos­tu­ler que le propre du réel, c’est de résis­ter à toute mise en boite, que la tota­li­té est plus que la somme des par­ties — une plante est une enti­té en inter­ac­tion avec son envi­ron­ne­ment et pas sim­ple­ment un amas de gênes —, mais cela revient encore à accroitre le champ des sciences. Il ne s’agit pas d’un débat concep­tuel intras­cien­ti­fique, il s’agit de construire un véri­table contre­pou­voir à celui qu’a pris la science sur notre deve­nir, en tout cas une cer­taine science, celle qui rime avec ren­ta­bi­li­té et vitesse, exper­tise et tech­no­cra­tie. C’est là que ça se complique.

Car si l’adversaire n’est pas la science en elle-même, qu’elle soit réduc­tion­niste, holis­tique ou autre, et encore moins les cher­cheurs, il y a mal­gré tout des lignes à faire bou­ger un peu par­tout, dans la science et dans la socié­té civile. L’un ne va pas sans l’autre, l’ensorcèlement est pro­fond. Or ces uni­vers se parlent peu ou mal. Qui sait par exemple, hors de la sphère mili­tante ou direc­te­ment concer­née, que cela bouge en ce moment en Bel­gique, dans l’université ?

Ces der­niers mois, trois poches de résis­tances ont sur­gi qua­si simul­ta­né­ment. Trois groupes plus ou moins connexes de cher­cheurs ont amor­cé une réflexion col­lec­tive sur le sens de leur tra­vail et de ses condi­tions : la recherche, sa néces­si­té, ses limites, son finan­ce­ment, sa trans­mis­sion. Ces groupes s’intitulent Slow Science, Les désex­cel­lents, Uni­ver­si­té en débat, ils pro­duisent des articles, des mani­festes, les réunions se suc­cèdent, on y parle du doute, du non-savoir, de l’open-data, etc., un fes­ti­val de plai­sir et de créa­ti­vi­té, à mille lieues de l’expert dans sa tour d’ivoire. Ils pointent l’ennemi, l’«idéologie mana­gé­riale d’inspiration néo­li­bé­rale », et ne s’arrêtent pas là : « On ne peut pas sim­ple­ment regar­der ce qui se passe en pen­sant que la faute revient uni­que­ment à d’autres — les bureau­crates, le mana­ge­ment, les pré­si­dents d’université, les lob­byistes, etc. — tan­dis que nous serions tous ver­tueux, de bons scien­ti­fiques. […] On cri­tique des mesures prises par d’autres, très bien. Mais la ques­tion est aus­si de savoir ce que nous avons fait concrè­te­ment pour ten­ter de les empê­cher. C’est l’idée sur laquelle on revient tou­jours : pour mener cette lutte poli­tique dans l’université, il faut com­men­cer par se trans­for­mer soi-même. C’est sur soi qu’il faut agir avant d’envisager une action de trans­for­ma­tion col­lec­tive2. » On est loin du sen­ti­ment de mai­trise sur le réel que confère la tech­nos­cience. Voi­ci une science para­doxa­le­ment reliée à son temps. La moder­ni­té n’est plus là où on l’attend, qu’on se le dise, et ce n’est qu’un début.

Ailleurs, des acti­vistes du Field Libe­ra­tion Mou­ve­ment s’organisent pour, par exemple, fau­cher un champ de patates trans­gé­niques du côté de Wet­te­ren (le 29 mai 2011) afin non seule­ment de stop­per l’essai dit « scien­ti­fique », mais aus­si de pro­vo­quer un débat public que les por­teurs de l’essai3 refusent. Heu­reu­se­ment ou mal­heu­reu­se­ment, c’est selon, l’arme média­tique est à double tran­chant. Tout l’art est de se la réap­pro­prier. Lorsqu’en marge de l’action, une uni­ver­si­taire défend publi­que­ment le fau­chage, la sanc­tion de son uni­ver­si­té, la KUL, est immé­diate : licen­cie­ment sec. Ce sera d’ailleurs l’un des élé­ments déclen­cheurs des mou­ve­ments de résis­tances intra-uni­ver­si­taires cités plus haut. Cette action de déso­béis­sance civile est de ce point de vue d’ores et déjà consi­dé­rée par les acti­vistes comme un suc­cès, sans comp­ter qu’elle a contri­bué, comme d’autres actions, à faire recu­ler l’introduction des OGM en Europe. Quant au pro­cès des acti­vistes de Wet­te­ren, il ne fait que com­men­cer, la pro­chaine séance aura lieu à Ter­monde le 15 jan­vier 2013.

Reste que l’enjeu pour les uns et pour les autres est celui de la mai­trise sur le réel. D’un point de vue stric­te­ment prag­ma­tique, fau­cher des légumes trans­gé­niques est dif­fi­cile, mais pos­sible. Tout dépend fina­le­ment du nombre d’activistes par rap­port au nombre de poli­ciers. S’opposer au déve­lop­pe­ment de la bio­lo­gie dite de syn­thèse, der­nier ava­tar de la tech­nos­cience, deman­de­ra de nou­veaux dis­po­si­tifs. Ce qu’il y aura alors à fau­cher sera en nous-mêmes. Faut-il pour autant envi­sa­ger ce lien science-socié­té comme une guerre de tran­chées ? À voir les forces en pré­sence, on peut craindre le pire, mais fai­sons ici le pari que la com­plexi­té de notre ques­tion, celle d’une science pour tous et avec tous, mérite mieux que ça.

En élar­gis­sant le cercle cen­tré sur la science, tout en res­tant dans le cadre belge, on peut relier ces dif­fé­rentes ini­tia­tives au désir d’une par­tie crois­sante du public de ques­tion­ner la notion même de pro­grès. De l’intérêt que sus­citent les confé­rences du Fes­ti­val des liber­tés à la sor­tie en salle du der­nier film de Marie-Monique Robin, Les mois­sons du futur, en pas­sant par cette idée que la science, au même titre que l’eau, devrait être consi­dé­rée comme un bien com­mun, il fau­dra peut-être un jour admettre que le pro­grès est en train de chan­ger de nature. Rien de pas­séiste dans ces approches, au contraire ! Cha­cun à sa manière clame, comme le fit Wil­helm Reich : « Nous n’avons pas un corps, nous sommes un corps. »

On le voit, cela bouillonne dans tous les coins. D’une fac­tion de l’université au grand public, en pas­sant par les acti­vistes, cer­tains pen­seurs et autres pas­seurs, on sent qu’il s’agit là d’une ques­tion-lien, une de ces ques­tions qui sous-tend la crise actuelle, la pré­cède et l’amplifie. Recon­naitre qu’il s’agit d’une ques­tion désor­mais com­mune à laquelle cha­cun est confron­té est un pre­mier point d’appui. On le sait, le pou­voir éco­no­mique n’est rien sans le pou­voir de la tech­nique, son ins­tru­ment, son bâton de sor­cier. Pen­ser notre pré­sent sans pen­ser la science n’a plus aucun sens. L’inverse est tout aus­si urgent.

Si nous ne vou­lons pas assis­ter au « triomphe des idées sans corps4 », il importe de recon­naitre que la science ne s’en sor­ti­ra pas toute seule de ce mau­vais pas. « À l’évidence, ce qui change ain­si de nature en même temps que de pro­por­tions, il est impos­sible d’y accé­der autre­ment que par l’approche sen­sible5. » Ce contre­feu que nous devons allu­mer tient du désen­sor­ce­lèment avant de pou­voir un jour se trans­for­mer en hori­zon. Pour y arri­ver, il y a des éner­gies éparses, aujourd’hui étran­gères les unes aux autres, qui doivent se ren­con­trer, apprendre les unes des autres, se ras­sem­bler, inven­ter, s’organiser. Que cela bouge à l’intérieur de l’université est indis­pen­sable, mais mal­heu­reu­se­ment non suf­fi­sant dans la lutte qui s’annonce. Il en va de même hors de l’université où l’on doit aus­si apprendre à voir la science pour ce qu’elle est fon­da­men­ta­le­ment : un art de la ques­tion, une quête. Les artistes, autres cher­cheurs invé­té­rés, com­pren­dront. Plus qu’une his­toire de taille cri­tique, c’est avant tout une his­toire de décloi­son­ne­ments, de poro­si­té, de trans­dis­ci­pli­na­ri­té pour uti­li­ser un terme du jar­gon, à condi­tion que le mot dis­ci­pline ren­voie à toutes sortes de pra­tiques, scien­ti­fiques et autres. C’est à ce prix que nous pour­rons un jour for­cer les autres pou­voirs (poli­tique, média­tique et bien sûr éco­no­mique) à évo­luer et que nous ins­tal­le­rons l’indispensable rap­port de force en faveur d’une véri­table science pour tous.

  1. Louis de Bro­glie, phy­si­cien et mathé­ma­ti­cien fran­çais, prix Nobel en 1929.
  2. Oli­vier Gos­se­lain, « Slow Science et désex­cel­lence : quelques poches de résis­tance en Bel­gique », 13 juillet 2012, pds.hypotheses.org/1968.
  3. Uni­ver­si­té de Gand, BASF.
  4. Annie Lebrun, Si rien avait une forme, ce serait cela, Gal­li­mard, 2010.
  5. Annie Lebrun, op. cit.

Eric Smeesters


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