Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Directive Bolkestein. L’assourdissant silence

Numéro 3 Mars 2010 par Olivier Derruine

mars 2010

Rien ne lais­sait pen­ser qu’en ce 5 février 2010, la loi fédé­rale trans­po­sant la fameuse direc­tive Bol­ke­stein serait adop­tée dans une indif­fé­rence qua­si géné­rale. Très remon­tés contre la pro­po­si­tion jusqu’à son adop­tion for­melle fin 2006, les syn­di­cats ont d’autres chats à fouet­ter dans ce cli­mat de des­truc­tion nette de cent emplois par jour, de cris­pa­tion du dialogue […]

Le Mois

Rien ne lais­sait pen­ser qu’en ce 5 février 2010, la loi fédé­rale trans­po­sant la fameuse direc­tive Bol­ke­stein1 serait adop­tée dans une indif­fé­rence qua­si géné­rale. Très remon­tés contre la pro­po­si­tion jusqu’à son adop­tion for­melle fin 2006, les syn­di­cats ont d’autres chats à fouet­ter dans ce cli­mat de des­truc­tion nette de cent emplois par jour, de cris­pa­tion du dia­logue social et de ques­tion­ne­ment de la sou­te­na­bi­li­té de notre modèle social (voir les pen­sions en par­ti­cu­lier). Les par­le­men­taires sous le coup d’une pro­cé­dure d’urgence évo­quée par le gou­ver­ne­ment étaient cen­sés rat­tra­per le retard accu­mu­lé par ce der­nier, le délai de trans­po­si­tion ayant expi­ré le 28 décembre 2009. Non­obs­tant cela, l’apathie dans les tra­vées par­le­men­taires (en par­ti­cu­lier, celles de la majo­ri­té) s’expliquait plu­tôt par l’aversion à faire des vagues qui auraient secoué la majorité.

Le plombier polonais

Faut-il rap­pe­ler que cette direc­tive libé­ra­li­sant le mar­ché des ser­vices (comme cela avait été fait pour le mar­ché des mar­chan­dises par le biais de quelque trois-cents (!) direc­tives euro­péennes à par­tir du milieu des années quatre-vingt) en levant les obs­tacles (admi­nis­tra­tifs, légis­la­tifs et autres) à la libre pres­ta­tion des ser­vices et au libre éta­blis­se­ment des pres­ta­taires avait sus­ci­té l’ire des mou­ve­ments sociaux si bien que deux euro­ma­ni­fes­ta­tions ras­sem­blant cha­cune près de sep­tante-mille per­sonnes furent orga­ni­sées l’une en marge d’un Conseil euro­péen, l’autre devant le Par­le­ment euro­péen à Stras­bourg. Cette direc­tive por­ta une lourde part de res­pon­sa­bi­li­té dans le raté fran­çais du réfé­ren­dum sur le pro­jet de Trai­té consti­tu­tion­nel euro­péen. Publiée quelques mois avant le grand élar­gis­se­ment de l’UE de 2004, elle a aus­si créé un sen­ti­ment d’opposition arti­fi­cielle entre les vieux pays euro­péens qua­li­fiés de pro­tec­tion­nistes et les nou­veaux États membres per­çus comme étant à la source d’un dum­ping social et règlementaire.

Tan­dis que le gros mor­ceau2 de la trans­po­si­tion (la loi dite « hori­zon­tale » parce qu’elle couvre des dis­po­si­tions de nature trans­ver­sale) serait exa­mi­né, vote y com­pris, en trois heures de temps montre en main en com­mis­sion Éco­no­mie de la Chambre, elle avait requis trois années de tra­vail au niveau euro­péen. 1.154 amen­de­ments avaient été dépo­sés lors du pre­mier pas­sage en com­mis­sion par­le­men­taire « Mar­ché inté­rieur » du Par­le­ment euro­péen, 424 à nou­veau lors du pre­mier vote en ses­sion plé­nière et encore 42 amen­de­ments lors de l’examen en seconde lecture.

L’essentiel du tra­vail légis­la­tif au niveau euro­péen avait visé à empê­cher une concur­rence vers le bas entre les États membres. L’image du « plom­bier polo­nais » a sou­vent été évo­quée à ce moment ; l’idée étant que des pres­ta­taires de ser­vices ori­gi­naires de pays moins avan­cés sur le plan des droits sociaux et des normes sala­riales n’évincent les tra­vailleurs natio­naux, plus chers du fait de l’arsenal règle­men­taire et des pra­tiques belges (coti­sa­tions sociales, conven­tions col­lec­tives de tra­vail, etc.).

En défi­ni­tive, de l’aveu de la ministre Laruelle, « La direc­tive vise prin­ci­pa­le­ment les ser­vices de nature com­mer­ciale, comme les entre­prises d’informatique, l’Horeca, les bureaux de consul­tance, la construc­tion3…»

Un double discours

En Bel­gique, seuls les éco­lo­gistes ont joué les trouble-fêtes en dépo­sant des amen­de­ments (fina­le­ment tous reje­tés) afin de réduire au maxi­mum les zones d’ombre qui pour­raient don­ner lieu à des inter­pré­ta­tions res­tric­tives mar­quant un recul du point de vue de la cohé­sion sociale notam­ment. Le SP.A a émis toute une série de réserves lors de la dis­cus­sion avec la ministre Laruelle (copi­lote de la trans­po­si­tion avec le ministre Van Qui­cken­borne), mais n’a pas dépo­sé d’amendements en tant que tels. L’attitude du PS est symp­to­ma­tique de la dupli­ci­té du dis­cours sur l’UE. Les socia­listes belges au Par­le­ment euro­péen, qui avaient été par­mi les plus cri­tiques de la direc­tive, défièrent le com­pro­mis défen­du par leur propre groupe et votèrent contre la direc­tive (y com­pris Phi­lippe Bus­quin qui, en tant que com­mis­saire lors de la publi­ca­tion de la pro­po­si­tion de direc­tive, rata l’opportunité d’amener Frits Bol­ke­stein à revoir sa copie).

On peut com­prendre que le PS n’ait pas atta­qué fron­ta­le­ment la loi fédé­rale étant don­né que la direc­tive avait évo­lué depuis son spon­so­ring du site au nom très expli­cite stopbolkestein.org et sa par­ti­ci­pa­tion au gou­ver­ne­ment. Mais, on s’étonne néan­moins de la timi­di­té de ses inter­ven­tions (limi­tées à quelques ques­tions d’éclaircissement ; aucun amen­de­ment et aucun sou­tien aux amen­de­ments dis­cu­tés) alors que son pré­sident et les euro­dé­pu­tés PS décla­raient le jour de l’adoption de ladite direc­tive que « c’est une direc­tive qui reste ultra­li­bé­rale et dan­ge­reuse », qu’il s’agit d’«une machine à déré­gu­ler, une véri­table menace qui s’introduira insi­dieu­se­ment dans notre modèle social » et que « la direc­tive favo­rise indis­cu­ta­ble­ment le “moins disant règle­men­taire”»4. Et à l’époque, le PS concluait héroï­que­ment : « Le com­bat conti­nue. » Au bilan, on ne peut s’empêcher de pen­ser que cer­tains repré­sen­tants qui se disent de gauche n’ont pas peur de crier sur tous les toits qu’ils sont prêts à se battre quand les débats res­tent loin de la sphère natio­nale, mais qu’ils se ral­lient au cou­rant libé­ral domi­nant dès lors qu’ils ne peuvent ren­voyer la patate chaude ailleurs. Ne s’agit-il pas de ce qu’on appelle de la duplicité ?

Para­doxa­le­ment, à mesure que le volon­ta­risme de cer­tains se muait en pusil­la­ni­mi­té, les chiffres mêmes qui avaient été pré­sen­tés pour jus­ti­fier du bien­fon­dé de la direc­tive se dégon­flaient. En effet, en 2004 et 2005, une étude du Copen­ha­gen Eco­no­mics pré­di­sait que la direc­tive Bol­ke­stein per­met­trait la créa­tion de 600.000 emplois dans l’UE, ce qui reve­nait pour la Bel­gique à une four­chette de 8.400 à 16.700 emplois. Une autre du Cen­traal Plan­bu­reau néer­lan­dais esti­mait qu’elle ferait croitre le com­merce et les inves­tis­se­ments trans­fron­ta­liers de 15% à 35%. Mais, en décembre 2009, une étude de la Banque natio­nale et du Bureau fédé­ral du Plan concluait fina­le­ment que l’entrée en vigueur de la direc­tive en Bel­gique crée­rait entre 6.000 à 9.000 postes de tra­vail et que l’impact sur les expor­ta­tions et les inves­tis­se­ments seraient dérisoires…

Une absence de cohérence

Il serait certes mal venu de faire la fine bouche sur un tel pac­tole lorsque le taux de chô­mage a bon­di de 7% avant la crise à près de 9% en 2011. Néan­moins, il faut bien recon­naitre que la direc­tive pèche par manque de cohé­rence et que la loi fédé­rale qui en fait un qua­si-copié-col­lé n’a pas arran­gé les choses5. Il en va ain­si en par­ti­cu­lier du strict enca­dre­ment des règle­men­ta­tions qui peuvent sub­sis­ter eu égard aux dif­fé­rents cri­tères de la direc­tive. Ain­si, les exi­gences (de tout type et de n’importe quel niveau de pou­voir) et régimes d’autorisation exis­tant dans notre pays pour régler la liber­té d’éta­blis­se­ment ne peuvent être main­te­nus que si, outre le fait qu’elles soient non dis­cri­mi­na­toires et pro­por­tion­nelles, elles répondent à une rai­son impé­rieuse d’intérêt géné­ral. Ce concept car­di­nal fait réfé­rence à l’ordre public, la pro­tec­tion des consom­ma­teurs, de l’environnement, des tra­vailleurs, les objec­tifs de poli­tique sociale, etc.

Mais, la liber­té de pres­ta­tion trans­fron­ta­lière des ser­vices et le méca­nisme d’alerte (qui peut être déclen­ché par un pays qui constate un pro­blème dans le chef d’un pres­ta­taire) ne sont subor­don­nés qu’à un nombre beau­coup plus res­treint de condi­tions qui, par ailleurs, dif­fèrent selon les cas : l’ordre public, la sécu­ri­té publique, la san­té publique ou la pro­tec­tion de l’environnement (dans le cas de pres­ta­tion trans­fron­ta­lière de ser­vices) ou à la san­té, la sécu­ri­té des per­sonnes ou l’environnement (dans le cas du méca­nisme d’alerte). Un pres­ta­taire dont l’activité nui­rait à la pro­tec­tion des tra­vailleurs ne pour­rait dès lors pas s’établir en Bel­gique, mais pour­rait par contre offrir ses ser­vices depuis son pays d’origine (même si la pro­tec­tion des tra­vailleurs n’y est pas garan­tie). Par ailleurs, la Bel­gique ne pour­rait ordon­ner la ces­sa­tion de l’activité pour ce motif ! Absurde.

De même, de nou­velles exi­gences et contrôles ne peuvent être impo­sés à un pres­ta­taire de ser­vices étran­ger dési­reux de s’établir en Bel­gique que dans la mesure où ces exi­gences et contrôles ne font pas double emploi avec ceux aux­quels il est déjà sou­mis dans son pays d’origine. À prio­ri, cela est logique (après tout, cette règle vaut pour les mar­chan­dises depuis des décen­nies), mais le pro­blème tient dans le fait qu’on ignore tout des moda­li­tés mises en place pour véri­fier que ces pro­cé­dures sont « équi­va­lentes ou essen­tiel­le­ment com­pa­rables » et qui pro­cè­de­ra à leur éva­lua­tion. Le flou artis­tique est presque complet…

Au total, une soixan­taine de légis­la­tions ont été exa­mi­nées au niveau fédé­ral du point de vue de leur confor­mi­té avec la direc­tive. Qua­rante ont fait l’objet d’une jus­ti­fi­ca­tion auprès de la Com­mission euro­péenne qui ren­dra son avis dans le cou­rant de cette année. Les autres ont été abro­gées ou modi­fiées. Les auto­ri­tés régio­nales et com­mu­nau­taires ont pro­cé­dé au même exercice.

La trans­po­si­tion de la direc­tive dans le droit belge aux niveaux fédé­ral et des enti­tés fédé­rées ne signe pas l’aboutissement tumul­tueux de celle-ci. Déjà, sous la pré­si­dence belge, la Bel­gique et les autres États membres devront pré­sen­ter un rap­port expli­quant les diverses règle­men­ta­tions qui auront été main­te­nues, les autres pays et la Com­mis­sion pou­vant com­mu­ni­quer leurs remarques à ce sujet. Tous ces élé­ments ain­si que d’autres comme la juris­pru­dence de la Cour euro­péenne de Jus­tice seront pris en compte par la Com­mis­sion lorsqu’elle pré­sen­te­ra une éva­lua­tion syn­thé­tique des effets de la direc­tive et si elle le juge per­ti­nent, de nou­velles propositions.

Ain­si, les soins de san­té trans­fron­ta­liers ini­tia­le­ment cou­verts dans la pro­po­si­tion de direc­tive Bol­ke­stein en avaient été reti­rés. La Com­mis­sion leur avait alors consa­cré une pro­po­si­tion légis­la­tive spé­ci­fique en juillet 2008. Or, le Conseil du 1er décembre 2009 n’a pu que consta­ter la per­sis­tance des diver­gences de vues entre les États membres sur la mobi­li­té des patients, l’équité entre eux et un meilleur accès aux soins dans l’UE. La Com­mis­sion Bar­ro­so II envi­sage désor­mais de reti­rer sa pro­po­si­tion. Et rien n’exclut que lors de la révi­sion de la direc­tive « ser­vices », elle ne pro­fite pas d’un ancrage du pay­sage poli­tique encore plus mar­qué à droite pour les réin­té­grer dans celle-ci, faute d’avoir pu déga­ger un accord poli­tique en la matière.

[*Indice de « droi­ti­sa­tion » en Europe*]
(pré­sence de repré­sen­tants de la droite conser­va­trice, libé­rale, voire popu­liste et euro­phobe dans les trois ins­ti­tu­tions euro­péennes, moyenne non pondérée)

derruine.jpg

  1. Cet article est le pre­mier d’un dip­tyque consa­cré à la directive
    sur les ser­vices. Le second épi­sode abor­de­ra les rela­tions pro­blé­ma­tiques avec la nou­velle loi sur les pra­tiques du mar­ché et met­tra en lumière l’incohérence de l’action gou­ver­ne­men­tale en matière de pro­tec­tion des consommateurs.
  2. Loi sur le gui­chet unique et loi ver­ti­cale qui met en confor­mi­té cer­taines légis­la­tions exis­tantes avec le pres­crit de la direc­tive (loi sur les implan­ta­tions com­mer­ciales, loi sur le cour­tage matri­mo­nial ou le time-sha­ring, etc.).
  3. Ibi­dem
  4. Bul­le­tin d’information du PS, 20 novembre 2006, n° 28.
  5. Et nous ver­rons pro­chai­ne­ment que l’on est encore loin du compte !

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen