Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Dieu est parti depuis longtemps

Numéro 5 - 2017 par Doutrepont

juillet 2017

Le camp est situé en rase cam­pagne, à six kilo­mètres de la ville la plus proche. De l’extérieur, on ne voit pas grand-chose, si ce n’est de hauts murs sur­mon­tés de grillages, eux-mêmes coif­fés de rou­leaux de bar­be­lés. L’entrée en est gar­dée par des poli­ciers, qui véri­fient soi­gneu­se­ment l’identité de ceux qui y entrent, en tout cas […]

Le Mois

Le camp est situé en rase cam­pagne, à six kilo­mètres de la ville la plus proche.

De l’extérieur, on ne voit pas grand-chose, si ce n’est de hauts murs sur­mon­tés de grillages, eux-mêmes coif­fés de rou­leaux de barbelés.

L’entrée en est gar­dée par des poli­ciers, qui véri­fient soi­gneu­se­ment l’identité de ceux qui y entrent, en tout cas celle des Blancs. L’armée assure la ges­tion du camp et la dis­tri­bu­tion de la nourriture.

Pas­sé l’entrée, on débouche sur une longue allée, murée d’un côté et bor­dée de l’autre par une double ran­gée de grillages bar­be­lés. La pre­mière porte du côté des grillages est celle de la sec­tion « familles ». Régu­liè­re­ment, des enfants jouent dans la pous­sière der­rière les bar­be­lés, juste sous le pan­neau pro­cla­mant « Démocratie ».

Jusqu’à il y a quelques mois, le camp ne com­por­tait que des tentes du Haut Com­mis­sa­riat pour les réfu­giés (HCR), ouvertes à tous vents. Depuis que quatre per­sonnes sont mortes de froid, en jan­vier der­nier, des contai­ners ont fini par être ins­tal­lés. Ils hébergent une par­tie des rési­dents du camp. L’autre par­tie loge tou­jours sous tente.

Il n’y a pas d’eau chaude dans le camp et l’électricité est capri­cieuse. Lors de mani­fes­ta­tions des habi­tants du camp il y a quelques mois, la réponse des auto­ri­tés a été radi­cale : ils ont cou­pé l’eau, pen­dant plu­sieurs jours. Femmes, hommes, enfants, tout le monde s’est retrou­vé à sec.

La nour­ri­ture est mono­tone : du riz et des pois chiches, pour l’essentiel. Les enfants ne sont pas sco­la­ri­sés, même lorsqu’ils résident dans le camp durant de nom­breux mois.

L’aide médi­cale est à peu près inexis­tante, tant au sein du camp qu’en dehors. Hor­mis l’ONG Méde­cins sans fron­tières (MSF), qui a déci­dé de se reti­rer du camp au vu des condi­tions de vie qui y règnent et qui conti­nue d’apporter son sou­tien en dehors de son enceinte et quelques autres ONG qui tentent de parer au plus pres­sé, la seule res­source médi­cale est l’unique hôpi­tal de l’ile. Des per­sonnes ayant com­mis des ten­ta­tives de sui­cide se voient fixer un ren­dez-vous trois mois plus tard, l’hôpital ne comp­tant qu’un seul psy­chiatre pour les mil­liers de réfu­giés du camp et tous les habi­tants de l’ile ; des femmes vio­lées ne sont pas exa­mi­nées, des ulcères ou des can­cers ne sont pas trai­tés. La réponse appor­tée par l’hôpital débor­dé à tous les maux dont se plaignent ses visi­teurs, qu’ils soient vic­times de tor­ture ou de viol, qu’ils souffrent d’une hépa­tite ou du HIV, est unique : du para­cé­ta­mol. Quant à l’aide juri­dique, elle est assu­rée par une poi­gnée de béné­voles. Hor­mis pour les recours, aucune assis­tance juri­dique ins­ti­tu­tion­nelle n’existe.

Les jour­na­listes ne sont pas les bien­ve­nus dans le camp. Il est inter­dit de prendre des pho­tos, et toute publi­ca­tion ou toute inter­view d’une des per­sonnes tra­vaillant ou ayant tra­vaillé dans le camp est sou­mise à la cen­sure préa­lable des auto­ri­tés étatiques.

Pour­tant, nous ne sommes pas en Soma­lie, en Pales­tine ou en Iran.

Nous sommes en Europe, dans le camp de Moria, situé sur l’ile de Les­bos, en Grèce. Ce pays qui a inven­té la démo­cra­tie, ce « ber­ceau de la civi­li­sa­tion » européenne.

Comme tout le monde, je savais ce qui se passe en Grèce et aux fron­tières de l’Europe en géné­ral, depuis quelques années. J’avais lu les jour­naux, vu les images. Mais comme tout le monde sans doute éga­le­ment, je n’avais pas pris la mesure du désastre avant d’y être plon­gée en plein cœur.

Je ne sais laquelle des absences de Moria est la plus révol­tante. Absence d’aide médi­cale, absence d’aide juri­dique, absence d’accompagnement psy­cho­lo­gique ou social, absence d’humanité, absence de pers­pec­tives. Absence d’espoir.

Moria est une fabrique ins­ti­tu­tion­nelle de déshu­ma­ni­sa­tion, comme dans les meilleurs romans futu­ristes. Sans doute l’angle d’approche le plus adé­quat, le contre­pied le plus juste pour racon­ter Moria est-il donc pré­ci­sé­ment celui de cette huma­ni­té à vif qui s’y débat pour sur­vivre. Je m’y suis rac­cro­chée autant qu’eux à moi, dans une ten­ta­tive com­mune de nous arra­cher aux limbes de Moria et de reprendre pied dans le monde des humains.

Les gens qui arrivent à Moria ne pos­sèdent géné­ra­le­ment que les vête­ments qu’ils ont sur le dos. Neuf fois sur dix, durant la tra­ver­sée, ils ont balan­cé leurs bagages à la mer, pour ten­ter d’alléger le din­ghie qui mena­çait de cou­ler. Nombre d’entre eux ont éga­le­ment per­du leur télé­phone et donc les numé­ros de télé­phone de leurs proches sans moyen de les récu­pé­rer. Cela signi­fie que les ponts avec leur pays sont défi­ni­ti­ve­ment rompus.

Quelques jours après mon arri­vée à Les­bos, un din­ghie y arrive, avec quatre-vingts per­sonnes à son bord. Je vais les ren­con­trer dans la par­tie du camp qui leur est réservée.

Le confi­ne­ment des habi­tants du camp est une mise en abyme. À leur arri­vée, ils sont enfer­més dans une grande tente com­mune, quelques dizaines de mètres car­rés, au sein de Moria. Au bout de trois jours, ils sont confi­nés dans le camp pen­dant vingt-cinq jours ; puis ils se ver­ront, dans la majo­ri­té des cas, inter­dire de quit­ter l’ile jusqu’à la déci­sion défi­ni­tive concer­nant leur demande d’asile.

Quatre-vingts per­sonnes sont donc là, échouées, tout juste recra­chées de ce côté-ci de la Médi­ter­ra­née. Je ne sais pas si je dois leur dire « bien­ve­nue » ou « déso­lée », les deux me semblent éga­le­ment dépla­cés. De voir, de tou­cher ces sur­vi­vants de je ne sais quel enfer, ces hommes et ces femmes aux yeux hagards qu’on a trop vus à la télé, je me sens sou­dain minus­cule et tel­le­ment impuis­sante. Je rentre dans la grande tente blanche du HCR où les gens com­mencent à s’installer. Vingt lits super­po­sés de chaque côté, des cou­ver­tures grises, quatre bancs en bois et une huma­ni­té ahu­rie qui tente de se faire un trou pour la nuit, hommes, femmes, enfants. J’ai envie de pleu­rer, je me secoue, j’ai tel­le­ment envie de pou­voir être utile à quelque chose. Une femme m’écoute gen­ti­ment me pré­sen­ter, puis m’interrompt : « On a un pro­blème plus urgent, à cause de notre état, on ne peut pas dor­mir par terre et il n’y a plus de lit ». Je la regarde (eh oui, ça crève pour­tant les yeux). « Moi mon terme c’est le six juillet, et ma copine c’était le huit de ce mois, elle a dépas­sé de trois jours déjà. » Ah oui, elles sont deux, en fait. J’essaie d’attraper quelqu’un du HCR pour lui mon­trer les deux femmes. Et puis il y en a une troi­sième, aus­si dans son neu­vième mois. Et un bébé qui doit avoir deux ou trois semaines. Et une femme dans une chaise rou­lante. Mais com­ment ces gens ont-ils fait pour traverser…?

À l’extérieur de la tente, un homme parle avec ani­ma­tion à trois hommes qui portent un gilet frap­pé « UNHCR ». Il était sur le bateau, il a fil­mé ce que d’autres m’avaient déjà racon­té : des vedettes qui tournent autour des din­ghies des réfu­giés pour créer du remous et les faire cou­ler. Les hommes du HCR semblent l’écouter avec atten­tion, pour­tant je sais que le conteur s’agite en vain. Tout le monde le sait1, mais per­sonne n’y fait rien.

À Moria, les pro­cé­dures, qui d’ailleurs changent tout le temps, sans pré­avis, pour ajou­ter de l’arbitraire au sys­tème kaf­kaïen déjà exis­tant, sont conçues de manière à ce que les gens ne puissent qu’en être les dupes. Ils sont bom­bar­dés d’injonctions contra­dic­toires, impos­sibles à satis­faire, ce qui ali­mente l’angoisse et la frustration.

Ain­si, une des ques­tions cen­trales pour ces per­sonnes qui viennent d’arriver est le « vul­ne­ra­bi­li­ty assess­ment », l’examen de leur vul­né­ra­bi­li­té. Quelques jours après leur débar­que­ment sur l’ile, elles pas­se­ront par un check-up médi­cal effec­tué par un pra­ti­cien de Méde­cins du Monde. Ce méde­cin va prendre une déci­sion capi­tale. En une ving­taine de minutes, il doit déci­der si la per­sonne qu’il reçoit doit être consi­dé­rée comme vul­né­rable (et reçoit un nai, oui) ou pas (oxi, non). Si elle est recon­nue vul­né­rable — par exemple, les mères seules, les mineur.es, les femmes enceintes, les sur­vi­vants de tor­ture ou de ex- and gen­der based vio­lence (SGBV) —, elle béné­fi­ciait, jusqu’à il y a quelque temps, encore d’un trai­te­ment plus favo­rable. Elle pou­vait alors quit­ter Les­bos pour Athènes où sa pro­cé­dure d’asile pro­pre­ment dite avait lieu. Depuis quelques semaines, les ser­vices d’asile grecs (Greek Asy­lum Ser­vice, le GAS) ont cepen­dant déci­dé de déte­nir sys­té­ma­ti­que­ment tous les nou­veaux arri­vants, y com­pris les per­sonnes vul­né­rables, au camp de Moria, pen­dant le délai maxi­mum auto­ri­sé de vingt-cinq jours. Durant ces vingt-cinq jours, tout le monde doit avoir une pre­mière audi­tion. Si une per­sonne est vul­né­rable, elle est cen­sée sou­mettre, lors de cette pre­mière audi­tion, des docu­ments prou­vant cette vul­né­ra­bi­li­té. Ain­si, si elle est sur­vi­vante de tor­ture ou de SGBV, elle est cen­sée sou­mettre des docu­ments éma­nant de méde­cins ou de psy­cho­logues en attes­tant. Et si Méde­cins du Monde n’a pas recon­nu comme vul­né­rable une per­sonne qui aurait dû l’être, il lui revient de sou­mettre des docu­ments lors de son audi­tion pour démon­trer cet état.

Cepen­dant, avec la nou­velle pro­cé­dure, per­sonne ne peut plus quit­ter le camp pen­dant vingt-cinq jours. Per­sonne. Même pas une per­sonne vul­né­rable. Même pas pour aller voir un méde­cin ou un psy­cho­logue. Même pas pour obte­nir des docu­ments démon­trant sa vul­né­ra­bi­li­té. En clair, toute per­sonne arri­vant à Les­bos est doré­na­vant sou­mise avant toute chose à vingt-cinq jours de « res­tric­tion of liber­ty » dans une sec­tion du camp de Moria, peu importe son état de détresse, ses pro­blèmes de san­té, sa gros­sesse, son déses­poir. Sans aide d’aucune sorte autre que l’aide médi­cale urgente, un coin dans une tente et les repas de l’armée trois fois par jour. Juste livrée à elle-même. À cela s’ajoute que les seuls docu­ments dont les ser­vices d’asile sont priés de tenir compte sont les docu­ments médi­caux émis par un méde­cin grec. À l’inverse, ils ne sont pas tenus d’accepter une attes­ta­tion de MSF confir­mant une vul­né­ra­bi­li­té psy­cho­lo­gique ou médi­cale, ou des traces de tor­ture ou de viol.

Dji­hanne a fait l’amère expé­rience de ce que ces exi­gences signi­fient dans la pra­tique. Dji­hanne vient des Comores, elle parle fran­çais « un peu un peu ». Le pro­blème, c’est qu’il n’y a pas d’interprète como­rien dis­po­nible et que depuis des mois, son inter­view est repor­tée sine die.

Dji­hanne a été vio­lée par trois mili­taires, chez elle, aux Comores. Elle en a gar­dé de graves pro­blèmes gyné­co­lo­giques. Elle n’a pas été consi­dé­rée comme vul­né­rable lorsqu’elle est arri­vée au camp. Depuis lors, MSF a fait un rap­port confir­mant les mau­vais trai­te­ments dont elle a été vic­time et leurs séquelles phy­siques. Mais le GAS a refu­sé le rap­port lorsqu’elle le lui a pré­sen­té pour qu’il réexa­mine sa vul­né­ra­bi­li­té. On lui a dit de reve­nir avec une attes­ta­tion d’un méde­cin grec.

J’essaie donc d’obtenir un ren­dez-vous pour Dji­hanne à l’hôpital. On nous dit de reve­nir, on revient, on attend, les gens ne font de toute manière pas grand-chose d’autre que d’attendre leur tour ici : leur tour pour la douche, le repas, le ren­dez-vous chez le méde­cin ou l’avocat, leur tour pour sor­tir d’ici et par­tir à Athènes, la date de leur audi­tion. Leur tour pour la vie. Les hommes sont extrê­me­ment galants, il y en a tou­jours un pour me céder sa chaise, ou son siège dans le bus, mal­gré mes protestations.

Mon gilet et mon badge finissent par jouer. J’obtiens une date de ren­dez-vous pour Dji­hanne. Mar­di matin, 8 heures. Il n’y a pas d’assistant.e social.e ici, pas d’associations, pas de rien, donc c’est moi qui vais l’y accom­pa­gner et tra­duire pour elle. Afin qu’un méde­cin grec puisse écrire en grec ce qu’un méde­cin de MSF avait consta­té en anglais. C’est la procédure.

Quelques jours plus tard, j’accompagne Dji­hanne à l’hôpital. On se lève tôt, elle et moi, pour être à l’heure à notre ren­dez-vous. On a ren­dez-vous à 7h30 à l’arrêt de bus, puis on marche jusqu’à l’hôpital. On a un peu de mal à trou­ver l’entrée de la sec­tion gyné­co­lo­gique, je bénis mes années de grec à l’école qui me per­mettent de déchif­frer le « gunai­ko­lo­gi­kou » au détour d’une porte. Il n’y a per­sonne à l’accueil, on pousse la seule porte où il semble y avoir quelqu’un, il y a là une méde­cin en blouse verte, une infir­mière en blouse blanche et une patiente qui dis­cutent. On attend cinq minutes, la méde­cin semble tel­le­ment capable de ne pas nous voir que je finis par ris­quer un « para­ka­lo » (excu­sez-moi). Elle me fait un geste impa­tient, puis finit par me deman­der, au bout de cinq autres minutes, ce que je veux. Je lui tends le réqui­si­toire rédi­gé par Méde­cins du Monde. Elle me parle en grec, je lui demande si elle parle anglais, elle me dit non. Elle me fait com­prendre de reve­nir avec un inter­prète. J’essaie de lui deman­der si quelqu’un parle anglais ici, elle me dit juste « maybe » et me fait signe de déguer­pir. Je finis par appe­ler une amie grecque et lui deman­der de jouer l’intermédiaire par télé­phone. Je ne com­prends pas le grec, mais tout de même suf­fi­sam­ment pour sai­sir qu’elle répète au télé­phone quelque chose comme « Que vou­lez-vous que je fasse, pour quelqu’un qui dit avoir été vic­time d’abus sexuels en octobre 2016 ? » tan­dis que sa patiente et l’infirmière dis­cutent dans la même pièce. Le secret pro­fes­sion­nel ne doit sans doute pas s’appliquer aux méde­cins en Grèce.

Mon amie m’explique qu’il sem­ble­rait que Dji­hanne avait ren­dez-vous aujourd’hui à midi moins le quart, et pas à huit heures. Qu’on doit attendre l’arrivée du méde­cin qui par­le­rait anglais, à une heure incon­nue. Qu’on ferait mieux de ne pas quit­ter l’hôpital d’ici là, parce qu’on ris­que­rait de perdre notre place dans la file.

Le tra­jet vers l’hôpital était joyeux, avec Dji­hanne. Il fai­sait beau, sa nature heu­reuse avait repris le des­sus. Mais à peine arri­vées à l’hôpital, tout s’est envo­lé, elle a repris son air d’animal traqué.

Je finis par voir une autre méde­cin. Celle-ci me dit que Dji­hanne ne devrait pas uri­ner pour qu’on puisse faire une écho­gra­phie, d’après ce que je com­prends. Le pro­blème, c’est que Dji­hanne a des pro­blèmes uri­naires liés aux viols qu’elle a subis et qu’il est très pénible pour elle de se rete­nir, sur­tout pour une durée indé­ter­mi­née. Elle me dit aus­si que je peux par­tir si je veux, qu’il y a des inter­prètes à l’hôpital. Je lui dis que je pré­fè­re­rais res­ter, que Dji­hanne est inquiète, que c’est un cas un peu déli­cat. Elle me répond qu’elle ne pense pas que ce soit très grave ni qu’il pour­rait y avoir un réel sou­ci de san­té, plu­sieurs mois après un viol (il faut croire aus­si qu’en Grèce les méde­cins peuvent éta­blir des diag­nos­tics gyné­co­lo­giques à la suite d’un exa­men basé sur leur ressenti).

Après avoir pas­sé de longues minutes ten­due, concen­trée, pour essayer de se rete­nir, Dji­hanne craque. « Ça me fait mal. » Je lui dis d’aller à la toi­lette, tant pis pour l’échographie.

On a eu de la chance. Fina­le­ment, après une heure et demie d’attente, quelqu’un nous fait signe de le suivre. Nous retour­nons dans la grande salle com­mune dont nous avions été écon­duites. Il y a là quatre ou cinq per­sonnes, des patientes, des infir­mières, une autre méde­cin. Un gyné­co­logue dit quelque chose en grec à l’infirmière, qui le répète à Dji­hanne, tou­jours en grec. Je lui dis que je suis là pour tra­duire, mais l’infirmière conti­nue à lui par­ler grec puis s’énerve parce qu’elle ne com­prend pas assez vite qu’elle lui disait de s’allonger, puis d’abaisser un peu son pan­ta­lon. Je demande au méde­cin s’il parle anglais. Il me dit : « Oui, mais je pré­fère par­ler grec ». Voi­là qui a le mérite d’être clair.

Le rideau entre Dji­hanne, allon­gée sur la table d’examen, son pan­ta­lon abais­sé, et les quatre ou cinq autres per­sonnes est ouvert. Je le tire.

Le gyné­co­logue fait une écho­gra­phie, j’attends qu’il finisse puis j’essaie de lui expli­quer ce que Dji­hanne m’a dit, ses dou­leurs, ses pro­blèmes urinaires.

Alors que je suis au milieu de mes expli­ca­tions, à faire de mon mieux pour me faire com­prendre, le gyné­co­logue s’approche de moi avec un petit sou­rire et, au milieu d’une phrase, il me pince la joue avec un petit sou­rire, puis il s’en va.

Je me pin­ce­rais bien moi-même pour m’assurer que je n’ai pas rêvé.

Les méde­cins envoient fina­le­ment qué­rir une inter­prète, celle-là même dont la méde­cin du matin avait omis de me pré­ci­ser la pré­sence à l’hôpital. Dji­hanne apprend en quelques mots qu’elle a un myome à l’utérus et qu’on ne peut rien y faire. Sans un mot d’explication sur ce qu’est un myome, ses impli­ca­tions, ses conséquences.

Je finis par poser les ques­tions moi-même : « Elle me parle de pro­blèmes uri­naires, de dou­leurs vagi­nales, pour­riez-vous l’examiner ? » « Ce ne sont pas des pro­blèmes gyné­co­lo­giques », me répond la méde­cin. « Il faut qu’elle aille voir un infec­tio­logue, pour voir si elle n’a pas une infec­tion sexuel­le­ment trans­mis­sible, un uro­logue pour ses pro­blèmes d’urine et un proc­to­logue pour ses pro­blèmes à l’anus. » « Et vous pou­vez la réfé­rer à ces spé­cia­listes ? » « Non. »

J’insiste, je reviens sur ses dou­leurs à la vulve, je demande qu’elle soit exa­mi­née afin de véri­fier qu’il n’y a pas de bles­sures liées à ce qu’elle a subi. La réponse, tein­tée d’agacement, fuse : « On a déjà fait une écho­gra­phie, son vagin va bien. » Je prends une grande ins­pi­ra­tion, je dis que je ne suis pas méde­cin, mais je m’étonne tout de même qu’on puisse consta­ter que sa vulve va bien au moyen d’une écho­gra­phie. La méde­cin répète en se levant, pour signi­fier que l’entretien est clos : « On a déjà fait une écho­gra­phie, son vagin va bien. »

Je me lève aus­si, mar­monne un vague « merci ».

Et nous sommes parties.

Le méde­cin qui a exa­mi­né Dji­hanne était pré­sent pen­dant toute cette discussion.

Il n’a pas eu un regard pour elle, à aucun moment. Il ne lui a pas dit bon­jour, il ne lui a pas ser­ré la main, il ne l’a pas regar­dée, il lui a jeté une ser­viette pour qu’elle essuie le gel sur son ventre quand il a eu fini, avec mépris, comme on jette un billet à une prostituée.

Il serait inca­pable de dire à quoi elle res­semble. Il a juste vu qu’elle était noire et qu’elle ne par­lait pas grec.

On est par­tie, je me suis excu­sée auprès de Dji­hanne, je lui ai dit que j’avais honte, honte d’être euro­péenne, honte de faire par­tie de ce sys­tème abject.

Elle a sou­ri, elle avait retrou­vé son allant, elle m’a dit qu’elle savait que ce serait comme ça, que c’était tou­jours comme ça. Que c’était comme ça que les Grecs trai­taient les réfu­giés. Elle a conclu en disant « Dieu vous nous tous ». Elle a répé­té ça plu­sieurs fois, « Dieu vous nous tous ».

On a man­gé des cerises sur le che­min du retour, elle riait, elle disait qu’elle n’en avait plus man­gé depuis la Turquie.

On a pris un taxi pour mon­ter à Moria, on a attra­pé au pas­sage son ami como­rien qui était des­cen­du ce matin à Moria avec elle pour l’accompagner. Elle lui a tout racon­té dans le taxi, volu­bile. Puis, elle s’est inter­rom­pue au milieu de son his­toire, elle s’est tour­née vers moi et elle a dit en riant : « Je n’ai jamais vu une fille comme toi ». Et elle a mimé mes ques­tions à la méde­cin, « et pour­quoi ci, et pour­quoi ça ». Elle a dit : « Moi, ils ne m’auraient rien dit ».

J’ai com­pris que je ne l’avais pas accom­pa­gnée à l’hôpital, mais que j’avais été son avo­cate. Face à la cour médi­cale, une ins­tance unique, auto­pro­cla­mée et sans appel. Et que si j’avais per­du la bataille, comme c’était écrit, j’avais au moins plai­dé. Et que c’était là la rai­son de ses remer­cie­ments effu­sifs, gênants, pour moi qui me suis sen­tie tel­le­ment inutile et impuis­sante. Qu’à Myti­lène, les réfu­giés ont besoin d’un avo­cat lorsqu’ils vont voir un médecin.

Le laby­rinthe admi­nis­tra­tif de Moria ne se contente cepen­dant pas de broyer les femmes vio­lées (cette expres­sion est presque un pléo­nasme dans le camp, je ne pense pas y avoir ren­con­tré une femme seule qui n’ait pas été vio­lée); il fait preuve à cet égard d’une remar­quable absence de dis­cri­mi­na­tion, en oppo­sant à tous éga­le­ment ses murs de papiers. Il englou­tit cepen­dant avec une vora­ci­té par­ti­cu­lière les vul­né­rables par­mi les vul­né­rables, les mineurs. Ain­si les ins­tances d’asile mettent-elles presque sys­té­ma­ti­que­ment en doute la mino­ri­té des nom­breux ado­les­cents du camp, par­fois très jeunes en exi­geant qu’ils prouvent leur âge, tout en refu­sant tout aus­si sys­té­ma­ti­que­ment les actes d’état civil qu’ils arrivent par­fois à pro­duire. Pour­tant, il faut avoir tra­vaillé à Moria pour com­prendre à quel point l’arrivée d’un tel docu­ment, dans une enve­loppe DHL cou­verte d’une écri­ture appli­quée, relève du miracle.

Le res­pon­sable des mineurs à Moria passe le plus clair de sa jour­née affa­lé dans un fau­teuil à fumer des ciga­rettes. Lorsque nous accom­pa­gnons un mineur pour lui deman­der d’examiner des docu­ments d’identité, il lui jette géné­ra­le­ment le même regard atten­tif que le gyné­co­logue de l’hôpital à Dji­hanne puis assène de manière péremp­toire : « Ce n’est pas un mineur, ça se voit ». Ce qui coupe court à toute dis­cus­sion. Dans le meilleur des cas, le gamin est envoyé dans une sec­tion du camp où on lui demande d’ouvrir la bouche, on compte ses dents et s’il a une den­ti­tion com­plète, on consi­dère sans plus de céré­mo­nie qu’il est majeur.

C’est ce qui est arri­vé à Mous­sa ; mal­gré son acte de nais­sance ori­gi­nal et la copie du pas­se­port qu’il a conser­vée dans son télé­phone, il a été consi­dé­ré, sur la base d’un comp­tage de dents, qu’il n’avait pas quinze ans, comme ses docu­ments l’indiquaient, mais dix-huit.

Je me demande par­fois si les acteurs du camp prennent conscience, de temps à autre, de ce qu’ils font. S’ils réa­lisent la charge sym­bo­lique atta­chée à l’image de l’Africain à qui on demande d’ouvrir la bouche pour consi­dé­rer qu’il est « bon pour le ser­vice ». À défaut d’un tel recul ins­ti­tu­tion­nel, les habi­tants du camp prennent par­fois le relai à coup d’humour grin­çant. Ain­si, le docu­ment de séjour tem­po­raire que reçoivent les gens ici, et qui doit être renou­ve­lé tous les mois, s’appelle offi­ciel­le­ment un « IPAC » (Inter­na­tio­nal Pro­tec­tion Applicant’s Card), mais depuis long­temps tout le monde, offi­ciels com­pris, l’appelle un « Aus­weis », sans que per­sonne ne sache com­ment est venu ce surnom.

Lors de la pre­mière audi­tion d’asile de Mous­sa, pour­tant, la fonc­tion­naire d’EASO (une agence euro­péenne qui effec­tue des audi­tions d’asile aux côtés du GAS) inter­rompt l’audition parce qu’elle a un doute sur son âge, et demande, contre l’avis de ses supé­rieurs, qu’un exa­men médi­cal digne de ce nom (autre qu’un comp­tage des dents) soit effectué.

Le len­de­main, nous accom­pa­gnons donc Mous­sa au GAS afin qu’un réqui­si­toire pour ledit exa­men lui soit remis, confor­mé­ment aux ins­truc­tions d’EASO. Pas de chance, la fonc­tion­naire du GAS est de mau­vaise humeur. Elle a des pro­blèmes per­son­nels, d’ailleurs nous ne cher­chons qu’à la tor­tu­rer à lui deman­der ce genre de choses (sic), elle a cent mineurs dont elle doit s’occuper. Elle en a marre, fichez le camp, vous et tous les mineurs qui avaient ren­dez-vous ce jour-là et atten­daient votre tour, par­tez, tous. Ouste, dehors. Quant à Mous­sa, il n’aura pas son réqui­si­toire, qu’il aille chez le méde­cin et explique la situa­tion, cir­cu­lez, il n’y a rien à voir.

Le des­tin de ces gamins dépend des humeurs d’une fonc­tion­naire aigrie qui passe sur eux sa frus­tra­tion de jour­nées épui­santes pas­sées dans un contai­ner sur­chauf­fé, et nous ne pou­vons rien faire d’autre que de sou­rire, nous taire, nous écra­ser. Nous ne sommes que tolé­rés ici, l’officier de l’armée qui com­mande le camp nous l’a encore rap­pe­lé, en nous croi­sant un matin à l’entrée du camp. « We don’t want you here », nous a‑t-il jeté avec mépris.

Je recroise Dji­hanne un soir, en atten­dant le bus pour des­cendre à Myti­lène. Je man­geais un bout de pain, je lui en donne la moi­tié, on monte dans le bus en papo­tant. Un ami à elle nous rejoint, lui demande : « Qui t’a don­né ça ? ». Elle répond : « C’est Dieu qui me l’a don­né ». Son ami dit : « Dieu ? À Moria ? ». Il a un rire amer. « Il est par­ti depuis longtemps. »

  1. Voir notam­ment « Des garde-côtes grecs auraient cou­lé un bateau de migrants », L’Humanité, 14 aout 2015 ; « Fron­tex : le bras armé des poli­tiques migra­toires euro­péennes », Les notes de Migreu­rop, n° 3, mars 2014 ; C. Van­ders­tap­pen et M.-D. Aguillon, « Fron­tex : le bras armé de l’Europe for­te­resse », Demain Le Monde, mars-avril 2014, n° 18, p. 12 – 18.

Doutrepont


Auteur

avocate