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DH. Le coup de la page blanche

Numéro 1 Janvier 2011 par Simon Tourol

janvier 2011

Cela res­sem­blait au pre­mier coup d’œil à une panne infor­ma­tique ou à une défaillance des rota­tives. En tout cas, ce n’était pas le résul­tat d’une grève de la rédac­tion. Car ce jeu­di 6 jan­vier 2011, la page une, qui annon­çait les grands chan­ge­ments du Lot­to, les secrets de la tour­née de John­ny et les aveux de l’agresseur de […]

Cela res­sem­blait au pre­mier coup d’œil à une panne infor­ma­tique ou à une défaillance des rota­tives. En tout cas, ce n’était pas le résul­tat d’une grève de la rédac­tion. Car ce jeu­di 6 jan­vier 2011, la page une, qui annon­çait les grands chan­ge­ments du Lot­to, les secrets de la tour­née de John­ny et les aveux de l’agresseur de Jen­ni­fer, disait assez que La Der­nière Heure était active comme à son habi­tude. Mais ses pages 2 et 3 éta­laient pour­tant leur spec­ta­cu­laire blan­cheur sous la rubrique « Crise poli­tique – Enquête ». Trois lignes, quand même, signa­laient au lec­teur médu­sé que « Ceci était la place réser­vée par la rédac­tion au sui­vi de la crise poli­tique qui dure depuis 207 jours ».

Quelle auto­ri­té bor­née, quel dik­tat infâme avait ain­si bâillon­né le quo­ti­dien et empê­ché les rédac­teurs poli­tiques de faire leur métier le jour même où les par­tis répon­daient à la note du conci­lia­teur Vande Lanotte ? Point de cen­seur à la manœuvre, mais le jour­nal lui-même, qui fai­sait un « coup » et le jus­ti­fiait dans un édi­to­rial : c’est une action sym­bo­lique, témoi­gnage d’un « ras-le-bol total » et signe que, dans cette actua­li­té-là, « il n’y avait rien de plus à dire ».

Le plus conster­nant est-il dans l’hypocrisie de l’argumentation ou dans le détour­ne­ment de la sym­bo­lique ? Cas­ser sa plume, fût-ce pour vingt-quatre heures, à seule fin d’orchestrer une humeur au lieu de la dire et de l’élargir au débat public, ne relève en rien d’un acte de cou­rage pro­fes­sion­nel. Il cari­ca­ture au contraire une opé­ra­tion de com­mu­ni­ca­tion où une rubrique se retire de son plein gré du champ jour­na­lis­tique, cesse de rap­por­ter les faits, renonce à les éclai­rer, pour s’aligner sur les sen­ti­ments sup­po­sés du public et célé­brer avec lui les délices de l’«émocratie ».

Il n’y avait rien de plus à dire ce jour là ? Il faut tirer de l’explication au moins deux leçons, éga­le­ment absurdes. La concur­rence, ce 6 jan­vier, a donc noir­ci ses pages et ses JT en bavar­dage super­fé­ta­toire. Et tout ce que La DH pro­pose chaque jour à ses lec­teurs n’est publié que par la néces­si­té abso­lue d’en « dire plus»…

Le coup de mar­ke­ting choque d’autant plus qu’il est inter­ve­nu dans un contexte inter­na­tio­nal où d’autres pages blanches rap­pe­laient, elles, la gra­vi­té de cette forme de mani­feste. Une rédac­tion ne renonce un temps à son métier que pour le défendre contre un dan­ger grave. C’est un cri, une révolte, une auto­mu­ti­la­tion. Le 3 jan­vier der­nier, lorsque le Neps­za­bad­sag, prin­ci­pal quo­ti­dien hon­grois de centre gauche, purge sa une de tout conte­nu pour n’y impri­mer qu’une seule phrase — « La liber­té de la presse n’existe plus en Hon­grie » — dans les vingt-trois langues de l’Union euro­péenne, le geste est tel­le­ment gon­flé de sens poli­tique qu’il est for­cé­ment dépour­vu d’intention com­mer­ciale. On n’est pas, ici, dans le gad­get, mais dans le mani­feste et le débat. Quelques jours plus tôt, le 21 décembre, le Par­le­ment hon­grois avait voté une loi liber­ti­cide pro­met­tant de lourdes amendes aux médias dont les infor­ma­tions seraient « par­tiales » ou consi­dé­rées comme des « atteintes à l’intérêt public et à la morale ». Les cinq membres de la nou­velle auto­ri­té char­gée de les contrô­ler sont tous membres ou proches du Fidesz, le par­ti conser­va­teur du Pre­mier ministre Orban. La Hon­grie inau­gu­rait de façon sinistre sa pré­si­dence de l’Union euro­péenne, et les pages blanches des médias — car avant le vote, deux heb­dos pro­tes­tèrent déjà de la même manière — ont sans doute contri­bué à faire réagir la Com­mis­sion euro­péenne. C’est aus­si une pre­mière page, blanche de colère, que La Repub­bli­ca ita­lienne avait his­sée comme un signal de détresse, le 11 juin 2010. Le Sénat avait adop­té la veille une loi limi­tant la liber­té de presse. Six-cents kilo­mètres au Sud, en ce mois de jan­vier 2011, le régime tuni­sien enfin contes­té dans la rue ser­rait plus fort la muse­lière des jour­na­listes. Les pages blanches impo­sées à Tunis ren­daient plus indé­centes encore celles qu’un quo­ti­dien belge crut bon de se donner.

Simon Tourol


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