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Déviance et travail social
Les écarts entre le travail prescrit et le travail réel sont particulièrement importants dans les métiers de l’action sociale. Ils s’accentuent avec l’évolution des politiques d’action sociale de ces dernières décennies. Lorsque la procédure empêche de réaliser l’objectif de la fonction, lorsque le malêtre et la perte de sens se font ressentir par rapport à l’exécution […]
Les écarts entre le travail prescrit et le travail réel sont particulièrement importants dans les métiers de l’action sociale. Ils s’accentuent avec l’évolution des politiques d’action sociale de ces dernières décennies. Lorsque la procédure empêche de réaliser l’objectif de la fonction, lorsque le malêtre et la perte de sens se font ressentir par rapport à l’exécution de la procédure, dévier d’une quelconque manière apparait comme une issue… Ce dossier a pour objet de développer une réflexion sur ces tensions inhérentes à la réalité du travail social et sur ce phénomène de « déviance »1.
Dans la contribution qui entame le propos, Pierre Bioul considère que le « bricolage » mis en place par les travailleurs sociaux de différents secteurs de l’action sociale réussit à apporter concrètement une aide. Se fondant sur un corpus d’entretiens, il suggère que le « bricolage » tient d’un équilibre subtil, d’un jeu autour des normes qui peut devenir extrêmement couteux pour le travailleur social en termes de bienêtre au travail.
Davy Castel suggère pour sa part que la déviance peut s’exprimer sous deux formes : la dissimulation (la subversion) et le conflit (la transgression). Il suggère que la subversion, si elle permet aux travailleurs de continuer à survivre tant bien que mal dans une structure, peut avoir comme effet pervers d’invisibiliser les tensions. Le conflit, pour peu qu’il ne devienne pas sa finalité propre, a pour avantage de dévoiler que l’on ne peut plus « faire comme si », prétendre que les guides d’action, les normes administratives ou les moyens à disposition conviennent à l’action concrète des travailleurs de terrain.
Pour Basilio Napoli, la déviance est avant tout question d’adaptation aux réalités : si les travailleurs peuvent jouer sur les normes administratives d’une organisation, quitte à les enfreindre parfois, c’est bien parce qu’ils sont confrontés à des réalités que les cadres d’intervention institutionnelle n’arrivent pas forcément à prendre en compte. Selon lui, la réponse tient dans une forme de « management stratégique » qui ouvre notamment une série d’espaces de dialogue entre les intervenants de l’action sociale, mais aussi avec les « bénéficiaires », en transcendant les frontières institutionnelles.
Bernard Van Asbrouck et Renaud Maes voient dans le phénomène de déviance dans le travail social la persistance d’un éthos professionnel qui s’est développé au fur et à mesure du déploiement des systèmes d’assistance publique et d’assurance-chômage. À les suivre, depuis plus d’une dizaine d’années, les politiques actives et les changements de postures citoyennes poussent les travailleurs sociaux dans une « posture de curés » par la transformation de leur action en pastorale laïque, au sens foucaldien d’une technologie du travail sur soi fondée sur l’aveu d’une faute à un confesseur. Or cette pastorale ne prend sens que dans une « religion de l’emploi » qui se trouve mise en échec au travers du vécu d’un grand nombre de « bénéficiaires ». La réponse des travailleurs sociaux passe par un repositionnement et des tentatives de rapprocher le cadre d’action des réalités vécues par le « bénéficiaire » (médiateur), de rapprocher le « bénéficiaire » du cadre (coach) ou de tenter de négocier en permanence un « chemin original » dans une posture de « partenaire ». Dans ce cas, il peut en venir à « déjouer les règles dans l’acte même qui les met en jeu », il rompt pour partie « l’illusio » (le fait de se prendre au jeu) et prend le parti de la subversion des normes institutionnelles au nom des finalités principielles portées par l’institution.
Renaud Maes et Michel Sylin prolongent cette réflexion en actant que tout travailleur social se trouve par sa position nécessairement dans une fonction de médiateur-traducteur, chargé de transcrire au travers des moyens d’action propres à l’intervention sociale des finalités collectives en « traitement individuel ». Ce faisant, il se trouve confronté à ce qu’ils nomment une « triple disjonction » : disjonction interindividuelle, disjonction des moyens d’action, disjonction des missions institutionnelles. Ils notent que dans ce cadre, les travailleurs sociaux sont également dans une situation particulièrement stratégique, qui leur permet de développer des savoirs ancrés, situés, dont la complexité rompt avec les logiques simplistes du néomanagement et des réductions économicistes néolibérales.
L’étude de la déviance dans le travail social prend alors un tour particulier : elle devient nécessairement déviante, vu que, d’une part, elle met au jour cette complexité et que, d’autre part, elle questionne profondément les effets de l’intervention sociale. Comme le souligne Davy Castel, il n’y a pas de neutralité possible dans ce cas, étant donné que le simple fait de pointer les sources de la déviance revient à questionner le bienfondé du cadre normatif dans lequel le travail social est supposé s’inscrire.
Ce dossier est donc lui-même déviant, rassemblant des contributions qui ont en commun de puiser dans des corpus de témoignages, d’analyses de cas, de travaux de recherche, pour ouvrir des pistes de débat et de questionnement. Ces contributions elles-mêmes sont donc « bricolées » au sens où elles sont des assemblages complexes, pas forcément aboutis et certainement pas définitifs. Notre ambition est donc que la lectrice2 y trouve donc surtout une invitation au débat, à la réflexion… voire à la déviance.
- Ce dossier fait suite à un colloque organisé par le Centre de recherche en psychologie des organisations et des institutions de l’université libre de Bruxelles et La Revue nouvelle. Il prolonge les réflexions présentées dans le dossier « Intervention sociale et solidarités » du dernier numéro de la revue en 2017.
- Nous utilisons un féminin générique.