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Déviance et travail social

Numéro 1 - 2019 par Renaud Maes

janvier 2019

Les écarts entre le tra­vail pres­crit et le tra­vail réel sont par­ti­cu­liè­re­ment impor­tants dans les métiers de l’action sociale. Ils s’accentuent avec l’évolution des poli­tiques d’action sociale de ces der­nières décen­nies. Lorsque la pro­cé­dure empêche de réa­li­ser l’objectif de la fonc­tion, lorsque le malêtre et la perte de sens se font res­sen­tir par rap­port à l’exécution […]

Dossier

Les écarts entre le tra­vail pres­crit et le tra­vail réel sont par­ti­cu­liè­re­ment impor­tants dans les métiers de l’action sociale. Ils s’accentuent avec l’évolution des poli­tiques d’action sociale de ces der­nières décen­nies. Lorsque la pro­cé­dure empêche de réa­li­ser l’objectif de la fonc­tion, lorsque le malêtre et la perte de sens se font res­sen­tir par rap­port à l’exécution de la pro­cé­dure, dévier d’une quel­conque manière appa­rait comme une issue… Ce dos­sier a pour objet de déve­lop­per une réflexion sur ces ten­sions inhé­rentes à la réa­li­té du tra­vail social et sur ce phé­no­mène de « déviance »1.

Dans la contri­bu­tion qui entame le pro­pos, Pierre Bioul consi­dère que le « bri­co­lage » mis en place par les tra­vailleurs sociaux de dif­fé­rents sec­teurs de l’action sociale réus­sit à appor­ter concrè­te­ment une aide. Se fon­dant sur un cor­pus d’entretiens, il sug­gère que le « bri­co­lage » tient d’un équi­libre sub­til, d’un jeu autour des normes qui peut deve­nir extrê­me­ment cou­teux pour le tra­vailleur social en termes de bie­nêtre au travail.

Davy Cas­tel sug­gère pour sa part que la déviance peut s’exprimer sous deux formes : la dis­si­mu­la­tion (la sub­ver­sion) et le conflit (la trans­gres­sion). Il sug­gère que la sub­ver­sion, si elle per­met aux tra­vailleurs de conti­nuer à sur­vivre tant bien que mal dans une struc­ture, peut avoir comme effet per­vers d’invisibiliser les ten­sions. Le conflit, pour peu qu’il ne devienne pas sa fina­li­té propre, a pour avan­tage de dévoi­ler que l’on ne peut plus « faire comme si », pré­tendre que les guides d’action, les normes admi­nis­tra­tives ou les moyens à dis­po­si­tion conviennent à l’action concrète des tra­vailleurs de terrain.

Pour Basi­lio Napo­li, la déviance est avant tout ques­tion d’adaptation aux réa­li­tés : si les tra­vailleurs peuvent jouer sur les normes admi­nis­tra­tives d’une orga­ni­sa­tion, quitte à les enfreindre par­fois, c’est bien parce qu’ils sont confron­tés à des réa­li­tés que les cadres d’intervention ins­ti­tu­tion­nelle n’arrivent pas for­cé­ment à prendre en compte. Selon lui, la réponse tient dans une forme de « mana­ge­ment stra­té­gique » qui ouvre notam­ment une série d’espaces de dia­logue entre les inter­ve­nants de l’action sociale, mais aus­si avec les « béné­fi­ciaires », en trans­cen­dant les fron­tières institutionnelles.

Ber­nard Van Asbrouck et Renaud Maes voient dans le phé­no­mène de déviance dans le tra­vail social la per­sis­tance d’un éthos pro­fes­sion­nel qui s’est déve­lop­pé au fur et à mesure du déploie­ment des sys­tèmes d’assistance publique et d’assurance-chômage. À les suivre, depuis plus d’une dizaine d’années, les poli­tiques actives et les chan­ge­ments de pos­tures citoyennes poussent les tra­vailleurs sociaux dans une « pos­ture de curés » par la trans­for­ma­tion de leur action en pas­to­rale laïque, au sens fou­cal­dien d’une tech­no­lo­gie du tra­vail sur soi fon­dée sur l’aveu d’une faute à un confes­seur. Or cette pas­to­rale ne prend sens que dans une « reli­gion de l’emploi » qui se trouve mise en échec au tra­vers du vécu d’un grand nombre de « béné­fi­ciaires ». La réponse des tra­vailleurs sociaux passe par un repo­si­tion­ne­ment et des ten­ta­tives de rap­pro­cher le cadre d’action des réa­li­tés vécues par le « béné­fi­ciaire » (média­teur), de rap­pro­cher le « béné­fi­ciaire » du cadre (coach) ou de ten­ter de négo­cier en per­ma­nence un « che­min ori­gi­nal » dans une pos­ture de « par­te­naire ». Dans ce cas, il peut en venir à « déjouer les règles dans l’acte même qui les met en jeu », il rompt pour par­tie « l’illusio » (le fait de se prendre au jeu) et prend le par­ti de la sub­ver­sion des normes ins­ti­tu­tion­nelles au nom des fina­li­tés prin­ci­pielles por­tées par l’institution.

Renaud Maes et Michel Sylin pro­longent cette réflexion en actant que tout tra­vailleur social se trouve par sa posi­tion néces­sai­re­ment dans une fonc­tion de média­teur-tra­duc­teur, char­gé de trans­crire au tra­vers des moyens d’action propres à l’intervention sociale des fina­li­tés col­lec­tives en « trai­te­ment indi­vi­duel ». Ce fai­sant, il se trouve confron­té à ce qu’ils nomment une « triple dis­jonc­tion » : dis­jonc­tion inter­in­di­vi­duelle, dis­jonc­tion des moyens d’action, dis­jonc­tion des mis­sions ins­ti­tu­tion­nelles. Ils notent que dans ce cadre, les tra­vailleurs sociaux sont éga­le­ment dans une situa­tion par­ti­cu­liè­re­ment stra­té­gique, qui leur per­met de déve­lop­per des savoirs ancrés, situés, dont la com­plexi­té rompt avec les logiques sim­plistes du néo­ma­na­ge­ment et des réduc­tions éco­no­mi­cistes néolibérales.

L’étude de la déviance dans le tra­vail social prend alors un tour par­ti­cu­lier : elle devient néces­sai­re­ment déviante, vu que, d’une part, elle met au jour cette com­plexi­té et que, d’autre part, elle ques­tionne pro­fon­dé­ment les effets de l’intervention sociale. Comme le sou­ligne Davy Cas­tel, il n’y a pas de neu­tra­li­té pos­sible dans ce cas, étant don­né que le simple fait de poin­ter les sources de la déviance revient à ques­tion­ner le bien­fon­dé du cadre nor­ma­tif dans lequel le tra­vail social est sup­po­sé s’inscrire.

Ce dos­sier est donc lui-même déviant, ras­sem­blant des contri­bu­tions qui ont en com­mun de pui­ser dans des cor­pus de témoi­gnages, d’analyses de cas, de tra­vaux de recherche, pour ouvrir des pistes de débat et de ques­tion­ne­ment. Ces contri­bu­tions elles-mêmes sont donc « bri­co­lées » au sens où elles sont des assem­blages com­plexes, pas for­cé­ment abou­tis et cer­tai­ne­ment pas défi­ni­tifs. Notre ambi­tion est donc que la lec­trice2 y trouve donc sur­tout une invi­ta­tion au débat, à la réflexion… voire à la déviance.

  1. Ce dos­sier fait suite à un col­loque orga­ni­sé par le Centre de recherche en psy­cho­lo­gie des orga­ni­sa­tions et des ins­ti­tu­tions de l’université libre de Bruxelles et La Revue nou­velle. Il pro­longe les réflexions pré­sen­tées dans le dos­sier « Inter­ven­tion sociale et soli­da­ri­tés » du der­nier numé­ro de la revue en 2017.
  2. Nous uti­li­sons un fémi­nin générique.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).