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Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, de Mikaël Nichanian

Numéro 6 - 2015 par Bernard De Backer

septembre 2015

« Pen­dant la guerre nos diri­geants ont appli­qué, avec des inten­tions cri­mi­nelles, la loi de la dépor­ta­tion d’une manière qui sur­passe les for­faits des bri­gands les plus san­gui­naires. Ils ont déci­dé d’exterminer les Armé­niens et ils les ont exter­mi­nés. Cette déci­sion fut prise par le Comi­té cen­tral du CUP et fut appli­quée par le gou­ver­ne­ment. » Mustafa […]

Un livre

« Pen­dant la guerre nos diri­geants ont appli­qué, avec des inten­tions cri­mi­nelles, la loi de la dépor­ta­tion d’une manière qui sur­passe les for­faits des bri­gands les plus san­gui­naires. Ils ont déci­dé d’exterminer les Armé­niens et ils les ont exter­mi­nés. Cette déci­sion fut prise par le Comi­té cen­tral du CUP et fut appli­quée par le gouvernement. »

Mus­ta­fa Arif, ministre de l’Intérieur du gou­ver­ne­ment otto­man, décla­ra­tion dans le jour­nal Vakit, Istan­bul, 13 décembre 1918 (cité par Mikaël Nicha­nian)

De nom­breux ouvrages his­to­riques et divers docu­ments tes­ti­mo­niaux ont été publiés à l’occasion du cen­tième anni­ver­saire du géno­cide des Armé­niens, per­pé­tré en 1915 par le pou­voir dit des « Jeunes-Turcs » regrou­pés dans le Comi­té Union et Pro­grès (CUP). Le lec­teur trou­ve­ra une biblio­gra­phie suc­cincte en fin d’article. Si nous avons choi­si ce livre en par­ti­cu­lier1, c’est pour sa dimen­sion syn­thé­tique et la clar­té de son expo­sé. Il couvre toute la période qui encadre le géno­cide, allant du début du XIXe siècle — déclin de l’Empire otto­man, ten­ta­tives de moder­ni­sa­tion et nais­sance de la « ques­tion armé­nienne » — à l’arrivée au pou­voir de Mus­ta­pha Kemal en 1923. L’enchainement des pogromes de 1894 – 1896 (sous le règne auto­ri­taire du sul­tan Abdül­ha­mid II), des mas­sacres d’Adana en 1909 et du géno­cide de 1915, puis des mas­sacres du Cau­case en 1918 (les deux der­niers sous le gou­ver­ne­ment exclu­sif des Jeunes-Turcs), y est clai­re­ment expo­sé et contex­tua­li­sé. Cet ouvrage de près de trois cents pages consti­tue dès lors une indis­pen­sable intro­duc­tion au pro­ces­sus glo­bal de « net­toyage eth­nique » qui frap­pa les com­mu­nau­tés chré­tiennes de Tur­quie2, les Armé­niens en pre­mier lieu, et, on l’oublie sou­vent, les Assy­ro-Chal­déens. Les popu­la­tions grecques (en dehors de celles de la région pon­tique bor­dant la mer Noire) échap­pèrent majo­ri­tai­re­ment aux exter­mi­na­tions pour des rai­sons stra­té­giques liées à la situa­tion de guerre.

Pré­ci­sons que nos moti­va­tions sont bien évi­dem­ment liées au cen­te­naire du géno­cide et à ses réper­cus­sions actuelles, mais trouvent aus­si leur source dans une sen­si­bi­li­sa­tion per­son­nelle, consé­cu­tive à un voyage en Ana­to­lie orien­tale en 1987. Voyage durant lequel les ruines de la vieille ville de Van (la pre­mière tou­chée par le géno­cide, début avril 1915) nous sont appa­rues du haut de la for­te­resse de Van Kale­si. « Le crime de silence3 », dont nous n’avions que peu conscience à l’époque, prit sou­dai­ne­ment réalité.

L’ouvrage de Mikaël Nicha­nian recons­ti­tue minu­tieu­se­ment l’enchainement des faits et croise les quatre fac­teurs expli­ca­tifs struc­tu­rels des pogromes, puis du géno­cide : les graves menaces qui pèsent sur la sur­vie de l’Empire otto­man, tant sur son ver­sant occi­den­tal qu’oriental ; le sta­tut d’infériorité endé­mique des com­mu­nau­tés chré­tiennes en terre d’islam et leur per­cep­tion comme « cin­quième colonne » des puis­sances occi­den­tales et russe ; l’idéologie « pro­gres­siste » du Comi­té Union et Pro­grès, ins­pi­ré autant par la Révo­lu­tion fran­çaise que par le natio­na­lisme alle­mand et por­tée par des offi­ciers en majo­ri­té ori­gi­naires des Bal­kans ; la puis­sance finan­cière des com­mu­nau­tés chré­tiennes, qui contrô­laient une très grande par­tie de l’économie (sur­tout dans les domaines du com­merce et de l’artisanat). Enfin, la conjonc­ture spé­ci­fique de la Pre­mière Guerre mon­diale, durant laquelle la Tur­quie était alliée à l’Allemagne contre la France et la Rus­sie, favo­ri­sa la mise en œuvre du géno­cide. Cela par les menaces que l’Empire russe fai­sait peser contre le ter­ri­toire turc en Ana­to­lie orien­tale et par l’affaiblissement des puis­sances qui s’étaient enga­gées à pro­té­ger les popu­la­tions armé­niennes, après les pogromes de 1894 – 1896. C’est la conjonc­tion de ces fac­teurs, dans un contexte où les vio­lences anté­rieures avaient « bru­ta­li­sé » des popu­la­tions musul­manes ayant opé­ré des spo­lia­tions de leurs voi­sins, qui explique la déci­sion, docu­men­tée et offi­ciel­le­ment recon­nue par le gou­ver­ne­ment otto­man4 en 1918 – 1920, d’exterminer les Armé­niens de manière pla­ni­fiée. En fin de compte, sou­ligne l’auteur, c’est l’assemblage d’une uto­pie natio­na­liste moderne et de déter­mi­nants reli­gieux tra­di­tion­nels qui sera génocidaire.

L’Empire humilié

Le fac­teur contex­tuel le plus impor­tant est sans conteste le lent déclin de l’Empire otto­man, dont le ter­ri­toire se réduit comme une peau de cha­grin après son apo­gée au XVIe siècle. Pour rap­pel, l’Empire, fon­dé en 1299, s’étendait alors d’Aden à Buda­pest et de Tiem­cen, en Algé­rie, aux confins du Golfe per­sique. La défaite navale à Lépante (1571), l’échec du second siège de Vienne (1683), la cam­pagne de Napo­léon en Égypte, puis la conquête de la Cri­mée par Cathe­rine II (1783) et la pro­gres­sion russe dans le Cau­case, en consti­tuent les jalons les plus sym­bo­liques. Puis sui­virent les guerres d’indépendance suc­ces­sives des peuples bal­ka­niques et moyen-orien­taux. Vue d’Istanbul, la menace prin­ci­pale pro­ve­nait des nations ou empires chré­tiens occi­den­taux et orien­taux qui sou­te­naient les luttes d’indépendance des peuples chré­tiens des Bal­kans ou de Trans­cau­ca­sie, mais aus­si, pour des rai­sons géos­tra­té­giques, celles des popu­la­tions musul­manes non turques, arabes ou kurdes.

L’Empire se trou­vait donc confron­té à un double défi : celui de se moder­ni­ser pour faire face à la puis­sance mon­tante des armées euro­péennes et russe, et celui d’endiguer les vel­léi­tés d’indépendance de ses popu­la­tions non turques, prin­ci­pa­le­ment chré­tiennes. Par­mi celles-ci, les Armé­niens repré­sen­taient pour des rai­sons réelles et fan­tas­ma­tiques le dan­ger le plus impor­tant. Cela sur­tout parce qu’elles étaient loca­li­sées prin­ci­pa­le­ment en Ana­to­lie et majo­ri­taires dans les six « vilayets » orien­taux (Van, Erzu­rum, Mamou­ret-ul-Aziz, Bit­lis, Diyar­be­kir et Sivas) joux­tant la fron­tière d’un Empire russe pro­gres­sant en Trans­cau­ca­sie. Mos­cou ne fai­sait en outre pas mys­tère de sa volon­té de s’emparer des Détroits et de Constan­ti­nople (« Tsa­ri­grad » en russe) — ville per­çue comme le ber­ceau spi­ri­tuel de sa civi­li­sa­tion ortho­doxe — ce qu’elle avait au demeu­rant déjà essayé de faire, ten­ta­tive qui avait débou­ché sur la guerre de Cri­mée5 de 1853 – 1856.

Le récit his­to­rique de Mikaël Nicha­nian com­mence par le sul­tan Abdül­ha­mid II, fils du sul­tan Abdül­me­cid I et d’une Armé­nienne du harem6. Il régna depuis la dépo­si­tion de son frère Mou­rad V, en 1876, jusqu’à sa des­ti­tu­tion par les Jeunes-Turcs, en 1909. Mal­gré les ten­ta­tives de réformes (« Tan­zi­mat ») pour com­bler son retard mili­taire et indus­triel, le nou­veau sul­tan com­mence son règne dans un Empire au bord du gouffre. La Rus­sie lui déclare la guerre et vient en sou­tien à la Ser­bie en 1877, mais elle attaque aus­si en Ana­to­lie orien­tale. Alors que les troupes du tsar atteignent les fau­bourgs de Constan­ti­nople en février 1878, Abdül­ha­mid II est contraint de signer le trai­té de San Ste­fa­no, puis celui de Ber­lin. C’est le début de la « ques­tion arménienne ».

Le trai­té de San Ste­fa­no sti­pu­lait en effet que les auto­ri­tés otto­manes s’engageaient à réa­li­ser des réformes « dans les pro­vinces armé­niennes » (les six vilayets ana­to­liens) sous la « pro­tec­tion » de la Rus­sie, ce qui consti­tua l’Arménie en nou­vel enjeu rus­so-otto­man, après les Bal­kans et les Détroits. Mais le trai­té de Ber­lin, signé quelques mois plus tard pour endi­guer la pro­gres­sion russe en Ana­to­lie orien­tale qui gênait les Bri­tan­niques, pla­çait les Armé­niens sous la « garan­tie col­lec­tive » des six Puis­sances, inca­pables d’intervenir sur le ter­rain. Le pre­mier trai­té dési­gnait donc les Armé­niens comme alliés objec­tifs des Puis­sances qui vou­laient se par­ta­ger l’Empire, mais le second leur enle­vait toute pro­tec­tion effec­tive. Cela les expo­sait aux mesures de rétor­sion du sul­tan, conver­ti au « pan­is­la­misme auto­ri­taire7 » après avoir abo­li la Consti­tu­tion de 18768. Dans une allo­cu­tion pré­mo­ni­toire du 21 juillet 1878, le patriarche armé­nien de Constan­ti­nople évo­quait le risque de « voir les Armé­niens dis­pa­raitre comme peuple ».

Et c’est effec­ti­ve­ment ce qui com­men­ça à se pas­ser : des réfu­giés musul­mans chas­sés des Bal­kans et du Cau­case furent ins­tal­lés en Ana­to­lie orien­tale pour modi­fier l’équilibre démo­gra­phique, des pillages et vio­lences furent exer­cés contre les com­mu­nau­tés armé­niennes, puis des pogromes furent encou­ra­gés, voire orga­ni­sés, par le pou­voir otto­man. Entre 1894 et 1896, les mas­sacres firent plus de deux-cent-mille morts par les armes ; cin­quante-mille Armé­niens périrent de faim, cent-mille se réfu­gièrent à l’étranger, cin­quante-mille femmes et enfants furent enle­vés. La pro­por­tion de musul­mans en Ana­to­lie fut aus­si ren­for­cée par des conver­sions for­cées. La « ques­tion armé­nienne » était née et sa « solu­tion » avait connu un début de mise en œuvre.

Le Progrès par l’Union totale

Dans la mesure où, pour des rai­sons de poli­tique inter­na­tio­nale9, les mas­sacres de 1894 – 1896 demeu­rèrent impu­nis, ils ouvrirent la pos­si­bi­li­té d’une réci­dive. D’autant que les auto­ri­tés otto­manes étaient tou­jours han­tées par une « bal­ka­ni­sa­tion » de l’Anatolie et le spectre d’une Armé­nie indé­pen­dante ou sous domi­na­tion russe. Le chan­ge­ment de par­ti au pou­voir, avec la mon­tée en puis­sance des Jeunes-Turcs entre 1908 et 1914, ne modi­fia en rien cette crainte, au contraire. Mais qui étaient les Jeunes-Turcs du CUP ?

Le « Comi­té Union et Pro­grès » fut fon­dé le 14 juillet 1889 — un siècle exac­te­ment après la prise de la Bas­tille — par des étu­diants de l’école de méde­cine mili­taire, la plu­part ori­gi­naires des Bal­kans. Le CUP avait pour objec­tif de réta­blir la Consti­tu­tion de 1876, et de sau­ver l’Empire par sa moder­ni­sa­tion, mais aus­si par son uni­fi­ca­tion eth­no-reli­gieuse. Comme l’écrit Mikaël Nicha­nian, « les étu­diants musul­mans des grandes écoles, notam­ment les Jeunes-Turcs, étaient bien sur cette même ligne [que le sul­tan Abdül­ha­mid] du “choc des civi­li­sa­tions” entre chré­tiens et musul­mans ». Cela visait plus par­ti­cu­liè­re­ment les chré­tiens otto­mans, les dhim­mis. De manière para­doxale, les « unio­nistes » s’inspiraient de l’Europe chré­tienne (ou de ses fruits laïcs), mais reje­taient les chré­tiens de l’Empire, dont les Armé­niens consti­tuaient la majo­ri­té. Admi­ra­teurs de la révo­lu­tion fran­çaise, sou­vent francs-maçons, férus de science et d’industrie, voire de méde­cine, ils n’en vou­laient pas moins sau­ver l’Empire — qui n’était pas encore la nation turque — en le puri­fiant de ses élé­ments non musul­mans. D’où leur double dis­cours, « pro­gres­siste » à l’extérieur et « natio­na­liste total » à l’intérieur. Cet « impé­ria­lisme musul­man » était à che­val entre la forme impé­riale, par défi­ni­tion hété­ro­gène sur le plan eth­no-reli­gieux, et la forme natio­nale à venir, qui se vou­dra homo­gène10.

Les Jeunes-Turcs connai­tront des for­tunes poli­tiques diverses entre 1908 et 1914, mais leur poids ne fera que gran­dir, même quand ils seront dans l’opposition. Nous ne pou­vons retra­cer ici les divers épi­sodes qui émaillèrent la vie poli­tique otto­mane entre le coup d’État mili­taire man­qué des Jeunes-Turcs en juin 1908 (qui per­mit cepen­dant le réta­blis­se­ment de la Consti­tu­tion de 1876) et leur retour au pou­voir après un nou­veau putsch en jan­vier 1913. Le sul­ta­nat, quant à lui, ne sera fina­le­ment abo­li qu’en novembre 1922 et le cali­fat (fonc­tion reli­gieuse) qu’en mars 1924, tous deux par Mus­ta­pha Kemal. La Répu­blique turque, quant à elle, sera pro­cla­mée en octobre 1923. L’influence crois­sante du CUP et son exer­cice du pou­voir se déploie­ront donc dans le cadre du sul­ta­nat (sous Abdül­ha­mid II, puis Mou­rad VI, le der­nier sul­tan), dans ses phases consti­tu­tion­nelle (1876 – 1878 et 1908 – 1918) ou monar­chiste abso­lue (1878 – 1908).

La période entre le coup d’État man­qué de 1908 et le géno­cide de 1915 sera mar­quée par les mas­sacres d’Adana en 1909 et l’exacerbation des ten­sions internes et externes qui radi­ca­li­se­ront la logique géno­ci­daire. Cette période est carac­té­ri­sée par un régime par­le­men­taire dans lequel les Jeunes-Turcs dis­posent de l’essentiel, voire de la tota­li­té du pou­voir. Ce sont donc eux, qui, après la dépo­si­tion du sul­tan Abdül­ha­mid II en 1909 et sous le règne consti­tu­tion­nel de Mou­rad VI, seront les res­pon­sables poli­tiques et les orga­ni­sa­teurs effec­tifs du géno­cide. Ce sont les Jeunes-Turcs qui seront par consé­quent nom­mé­ment condam­nés par le nou­veau gou­ver­ne­ment de Mou­rad VI en 1918, car les auto­ri­tés otto­manes ont recon­nu et condam­né l’extermination pla­ni­fiée des Armé­niens, même si le terme « géno­cide », for­gé par Raphaël Lem­kin, n’existait pas encore.

Dans le contexte inter­na­tio­nal de menaces crois­santes pour la sur­vie de l’Empire et le sen­ti­ment de « cita­delle assié­gée », le mou­ve­ment Jeune-Turc radi­ca­li­se­ra en effet son idéo­lo­gie et ses pra­tiques de puri­fi­ca­tion eth­no-reli­gieuse du ter­ri­toire otto­man, encore sous son contrôle. Les guerres bal­ka­niques de 1911 – 1912, avec leurs nou­veaux flux de réfu­giés musul­mans, débouchent sur le déta­che­ment de la Macé­doine et l’indépendance de l’Albanie. Elles font craindre encore davan­tage une bal­ka­ni­sa­tion de l’Anatolie. Cette crainte est d’autant plus forte que les lea­deurs du CUP, la plu­part ori­gi­naires de la par­tie euro­péenne de l’Empire otto­man, connaissent très mal les pro­vinces orien­tales11 et y pro­jettent leurs expé­riences bal­ka­niques, alors que les Armé­niens ont la répu­ta­tion d’être le « peuple fidèle » de l’Empire. Un des pre­miers moyens mis en œuvre sera le « pro­gramme d’économie natio­nale » dont le but effec­tif est de sous­traire les leviers éco­no­miques aux com­mu­nau­tés chré­tiennes, prin­ci­pa­le­ment armé­niennes et grecques, en appe­lant notam­ment la popu­la­tion à boy­cot­ter les com­mer­çants chré­tiens otto­mans. Mais l’objectif prio­ri­taire sera de « tur­qui­fier » les six vilayets du pla­teau ana­to­lien, et c’est d’abord là que se por­te­ront le fer et le feu des crimes de masse.

Un génocide à l’ombre de la guerre

En février 1914, les auto­ri­tés otto­manes acceptent sous contrainte inter­na­tio­nale que deux des six vilayets (Van et Bit­lis) soient pla­cés sous l’autorité d’«inspecteurs » euro­péens, ayant pour mis­sion d’introduire un État de droit par l’établissement d’institutions mixtes, où chré­tiens et musul­mans seraient repré­sen­tés à pari­té. Selon diverses sources, c’est à ce moment qu’un pro­jet d’anéantissement total des popu­la­tions armé­niennes d’Anatolie est déci­dé par les diri­geants unio­nistes. Le déchai­ne­ment des hos­ti­li­tés de la guerre, quelques mois plus tard, offri­ra dès lors « aux unio­nistes une “solu­tion finale” à la pers­pec­tive d’une indé­pen­dance per­çue comme immi­nente de l’Arménie otto­mane », écrit Mikaël Nicha­nian. L’entrée en guerre de l’Empire otto­man aux côtés de l’Allemagne sem­blait en effet autant viser des « buts de guerres » externes qu’internes. À l’externe, elle per­met­tait de béné­fi­cier du sou­tien d’une grande puis­sance et de contrer les ambi­tions de la Rus­sie, à l’interne de pro­cé­der au net­toyage eth­nique du ter­ri­toire, sans que les Puis­sances n’aient la pos­si­bi­li­té d’intervenir. Tout est désor­mais en place pour que, dans l’angoisse d’une dis­lo­ca­tion de l’Empire et cou­verte par le « bruit du canon », la tur­qui­fi­ca­tion des terres otto­manes rési­duelles soit mise en œuvre. Comme l’exprimait le ministre de l’Intérieur Talaat pacha, ordon­na­teur du géno­cide, « La tâche à accom­plir doit être accom­plie main­te­nant ; après la guerre il sera trop tard. »

Un an plus tard, en février 1915, les diri­geants unio­nistes ont pris la déci­sion de mettre leur pro­jet en œuvre et d’anéantir la popu­la­tion armé­nienne. Diverses mesures avaient déjà été prises au début de la guerre, comme le désar­me­ment des sol­dats dhim­mis chré­tiens et juifs, regrou­pés dans des « bataillons ouvriers », mais aus­si les réqui­si­tions de guerre qui débou­chèrent sur des pillages en règle des com­mer­çants et arti­sans grecs et armé­niens. Une struc­ture de force paral­lèle, « l’Organisation spé­ciale », est char­gée de la mise en œuvre opé­ra­tion­nelle du géno­cide, qui aurait été déci­dé entre le 14 et le 16 avril 1915. 

Et c’est à Van que tout com­mence, avant l’arrestation des per­son­na­li­tés armé­niennes d’Istanbul qui ne sur­vien­dra que quelques jours plus tard, le 24 avril. Des pre­miers mas­sacres avaient eu lieu début 1915 dans des vil­lages du vilayet de Van, redou­té par les unio­nistes pour sa proxi­mi­té avec la Rus­sie et sa majo­ri­té armé­nienne très guer­rière. Après l’assassinat de lea­deurs armé­niens locaux, dont un dépu­té, la ville orga­nise sa résis­tance, pré­sen­tée à Istan­bul comme une « insur­rec­tion armé­nienne ». Contre toute attente, la résis­tance tient tête à l’armée otto­mane et opère briè­ve­ment sa jonc­tion avec l’armée russe, ce qui attise encore l’idée d’un « com­plot armé­nien ». La défense de Van tien­dra jusqu’en 1918, lorsque l’URSS signe­ra le trai­té de Brest-Litovsk.

Le géno­cide se met en place de manière métho­dique dans le reste de l’Empire, alors que la bataille de Van se pour­sui­vra pen­dant trois ans. Mikaël Nicha­nian décrit les diverses phases du pro­ces­sus géno­ci­daire : dépor­ta­tion, exter­mi­na­tion, colo­ni­sa­tion et exten­sion dans le Cau­case. Comme dans le cas du géno­cide des Juifs par les nazis, la mobi­li­sa­tion de forces impor­tantes pour orga­ni­ser et effec­tuer les dépor­ta­tions et les mas­sacres n’obéissait pas vrai­ment à une néces­si­té mili­taire. L’Empire se bat­tait déjà sur quatre fronts, mais il en ouvrit un cin­quième en décla­rant une « guerre totale » aux sup­po­sés enne­mis inté­rieurs. Après l’arrestation de cen­taines de per­son­na­li­tés armé­niennes à Istan­bul le 24 avril 1915 (sous le pré­texte d’une réponse à la « révolte de Van » et d’un « com­plot contre l’État »), les ordres d’arrestation et de dépor­ta­tion mas­sives sont envoyés dans toutes les pro­vinces, orien­tales et occi­den­tales, entre mai et sep­tembre. Si le livre de Nicha­nian décrit en détail les opé­ra­tions dans le vilayet de Bit­lis, à Constan­ti­nople et dans les pro­vinces d’Anatolie occi­den­tale, le pro­ces­sus glo­bal est simi­laire, mais avec de fortes dif­fé­rences entre l’Est et l’Ouest.

Les popu­la­tions armé­niennes sont som­mées de faire leurs bagages, les hommes sont sou­vent mas­sa­crés sur place, les femmes et les enfants sont dépor­tés vers la Syrie. Ceux qui n’auront pas été enle­vés et ven­dus durant le tra­jet, sont aban­don­nés dans des camps où ils meurent de faim ou sont exter­mi­nés. Près de six-cent-mille res­ca­pés meurent dans le désert de Syrie (notam­ment à Der Zor). Talaat pacha écri­ra en juillet 1915, dans un télé­gramme aux gou­ver­neurs pro­vin­ciaux : « Le but des dépor­ta­tions est la solu­tion finale de la ques­tion armé­nienne. » Sur les deux mil­lions d’Arméniens otto­mans, deux tiers péri­ront. Cer­tains res­ca­pés, qui se sont réfu­giés dans le Cau­case, seront encore vic­times de mas­sacres en 1918, où l’armée turque fit une incur­sion après le trai­té de Brest-Litovsk. Ajou­tons qu’environ deux-cent-mille femmes et enfants armé­niens seront enle­vés et « isla­mi­sés ». Le nombre des vic­times assy­ro-chal­déennes s’élève éga­le­ment à deux-cent-mille.

Un fait signi­fi­ca­tif est la forte dif­fé­rence entre le « trai­te­ment » des Armé­niens orien­taux (les « Ostar­me­nien » serait-on ten­té de dire, tant les simi­la­ri­tés sont frap­pantes avec les « Ost­ju­den »12) et celui des Armé­niens occi­den­taux. Une vio­lence extrême frappe ceux des six vilayets (notam­ment à Bit­lis et Mouch). Les hommes sont exé­cu­tés, les femmes et les enfants asper­gés de pétrole et bru­lés vifs dans des granges ou fos­sés, la cruau­té est insou­te­nable et le taux de mor­ta­li­té, même chez les sur­vi­vants dépor­tés, est plus éle­vé que celui des Occi­den­taux. À l’Ouest, la crainte d’une plus grande visi­bi­li­té incite à la dis­si­mu­la­tion, sans oublier les relais d’opinion des élites armé­niennes qui ris­que­raient de faire connaitre les mas­sacres à la presse inter­na­tio­nale. Ce sont sou­vent des réfu­giés orien­taux qui sont dis­crè­te­ment cap­tu­rés et exé­cu­tés à Istan­bul. Quant aux biens sai­sis, une par­tie va aux popu­la­tions locales et une autre à l’État. Cer­taines grandes familles turques construi­ront leur pros­pé­ri­té grâce à cette « accu­mu­la­tion pri­mi­tive du capital ».

Durant la brève période qui sui­vra la fin de la guerre, le nou­veau pou­voir otto­man qui suc­cè­de­ra aux Jeunes-Turcs fera le pro­cès de ce qui n’est pas encore appe­lé un géno­cide. Même de hauts res­pon­sables unio­nistes, comme Ahmed Riza (qui s’était oppo­sé aux mas­sacres), et l’ancien ministre de l’Intérieur Reshid Akif (ayant eu accès aux docu­ments offi­ciels), dénon­cèrent, preuves à l’appui, et condam­nèrent sans équi­voque les « crimes contre l’humanité » com­mis par le pou­voir jeune-turc. La presse d’Istanbul publie­ra des docu­ments acca­blants, réunis notam­ment par la « com­mis­sion Maz­har13 », et plu­sieurs hauts res­pon­sables unio­nistes, la plu­part exfil­trés en Alle­magne, dont Talaat, seront condam­nés à mort14. Puis la porte se refer­me­ra, et le géno­cide som­bre­ra dans la déné­ga­tion, voire l’inversion des res­pon­sa­bi­li­tés. Le « crime de silence », qui est la conti­nua­tion ultime du géno­cide, selon les mots de Pierre Vidal-Naquet, recou­vri­ra celui d’un mil­lion et demi d’hommes, de femmes et d’enfants. Il n’a pas fini son œuvre.

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  1. Mikaël Nicha­nian, Détruire les Armé­niens. His­toire d’un géno­cide, PUF, 2015. Doc­teur en his­toire, l’auteur est, cher­cheur asso­cié au Col­lège de France. Il co-anime avec Vincent Duclert un sémi­naire sur le géno­cide armé­nien à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris).
  2. Dans sa pré­face à La Tur­quie et le fan­tôme armé­nien (2013), le socio­logue et his­to­rien turc Taner Akçam évoque l’objectif de la « dis­pa­ri­tion de la popu­la­tion chré­tienne vivant en Turquie ».
  3. L’ouvrage col­lec­tif et pion­nier du Tri­bu­nal per­ma­nent des peuples sur le géno­cide se nomme Le crime de silence. Le géno­cide des Armé­niens (1984). Il a été réédi­té en 2015 par Gérard Chaliand.
  4. Voir Taner Akçam et Vahakn N. Dadrian, Juge­ment à Istan­bul. Le pro­cès du géno­cide des Armé­niens, L’Aube, 2015.
  5. La guerre de Cri­mée oppo­sa l’Empire otto­man, le Royaume de Sar­daigne, la France et le Royaume-Uni à la Rus­sie pour endi­guer l’expansionnisme russe qui mena­çait la Sublime Porte.
  6. Sous l’empire otto­man, les femmes du harem n’étaient pas musul­manes, car l’on ne pou­vait pas les asser­vir. Ce point n’est évi­dem­ment pas sans rap­port avec le sta­tut des citoyens non musul­mans en terre d’islam (« dhim­mi »), et donc dans l’Empire otto­man, qui joue­ra un rôle impor­tant dans le génocide.
  7. À l’instar du tsar qui, influen­cé de son côté par le pan­sla­visme, répri­ma les mino­ri­tés musul­manes du Cau­case, comme les Tchét­chènes ou les Cir­cas­siens qui se réfu­gièrent dans l’Empire ottoman.
  8. Pro­cla­mée par le sul­tan Abdül­ha­mid II après sa prise de pou­voir, la Consti­tu­tion de 1876 ins­tau­rait une monar­chie consti­tu­tion­nelle avec un par­le­ment bica­mé­ral. Elle fut réta­blie de 1908 à 1921.
  9. Notam­ment en Rus­sie où le tsar — Alexandre III, puis Nico­las II — était moins enclin à sou­te­nir les mino­ri­tés indé­pen­dan­tistes qui ris­quaient de fra­gi­li­ser son propre Empire multinational.
  10. La prin­ci­pale mino­ri­té musul­mane non turque, les Kurdes, sera qua­li­fiée de « Turcs des montagnes ».
  11. Pour avoir voya­gé dans la région du mont Ara­rat avec des étu­diants stam­bou­liotes en 1987, l’auteur de ces lignes a été témoin du déca­lage, encore ver­ti­gi­neux à l’époque, entre Istan­bul et l’Anatolie orientale.
  12. Cette dif­fé­rence de trai­te­ment par les nazis entre les Juifs orien­taux et les Juifs occi­den­taux est un des ensei­gne­ments de Terres de sang, de Timo­thy Sny­der (Gal­li­mard, 2012).
  13. Com­mis­sion pré­si­dée par Hasan Maz­har, ancien gou­ver­neur de la pro­vince d’Ankara, qui par­ti­ci­pe­ra à l’instruction des pro­cès de 1919 et 1920 en four­nis­sant de nom­breux docu­ments offi­ciels (dont des télé­grammes envoyés par le gou­ver­ne­ment aux auto­ri­tés pro­vin­ciales) et de témoins musulmans.
  14. Talaat sera tué à Ber­lin le 15 mars 1921, par Sogho­mon Teh­li­rian, Armé­nien ori­gi­naire du vilayet d’Erzurum, qui avait per­du toute sa famille dans le génocide.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur