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Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, de Mikaël Nichanian
« Pendant la guerre nos dirigeants ont appliqué, avec des intentions criminelles, la loi de la déportation d’une manière qui surpasse les forfaits des brigands les plus sanguinaires. Ils ont décidé d’exterminer les Arméniens et ils les ont exterminés. Cette décision fut prise par le Comité central du CUP et fut appliquée par le gouvernement. » Mustafa […]
« Pendant la guerre nos dirigeants ont appliqué, avec des intentions criminelles, la loi de la déportation d’une manière qui surpasse les forfaits des brigands les plus sanguinaires. Ils ont décidé d’exterminer les Arméniens et ils les ont exterminés. Cette décision fut prise par le Comité central du CUP et fut appliquée par le gouvernement. »
Mustafa Arif, ministre de l’Intérieur du gouvernement ottoman, déclaration dans le journal Vakit, Istanbul, 13 décembre 1918 (cité par Mikaël Nichanian)
De nombreux ouvrages historiques et divers documents testimoniaux ont été publiés à l’occasion du centième anniversaire du génocide des Arméniens, perpétré en 1915 par le pouvoir dit des « Jeunes-Turcs » regroupés dans le Comité Union et Progrès (CUP). Le lecteur trouvera une bibliographie succincte en fin d’article. Si nous avons choisi ce livre en particulier1, c’est pour sa dimension synthétique et la clarté de son exposé. Il couvre toute la période qui encadre le génocide, allant du début du XIXe siècle — déclin de l’Empire ottoman, tentatives de modernisation et naissance de la « question arménienne » — à l’arrivée au pouvoir de Mustapha Kemal en 1923. L’enchainement des pogromes de 1894 – 1896 (sous le règne autoritaire du sultan Abdülhamid II), des massacres d’Adana en 1909 et du génocide de 1915, puis des massacres du Caucase en 1918 (les deux derniers sous le gouvernement exclusif des Jeunes-Turcs), y est clairement exposé et contextualisé. Cet ouvrage de près de trois cents pages constitue dès lors une indispensable introduction au processus global de « nettoyage ethnique » qui frappa les communautés chrétiennes de Turquie2, les Arméniens en premier lieu, et, on l’oublie souvent, les Assyro-Chaldéens. Les populations grecques (en dehors de celles de la région pontique bordant la mer Noire) échappèrent majoritairement aux exterminations pour des raisons stratégiques liées à la situation de guerre.
Précisons que nos motivations sont bien évidemment liées au centenaire du génocide et à ses répercussions actuelles, mais trouvent aussi leur source dans une sensibilisation personnelle, consécutive à un voyage en Anatolie orientale en 1987. Voyage durant lequel les ruines de la vieille ville de Van (la première touchée par le génocide, début avril 1915) nous sont apparues du haut de la forteresse de Van Kalesi. « Le crime de silence3 », dont nous n’avions que peu conscience à l’époque, prit soudainement réalité.
L’ouvrage de Mikaël Nichanian reconstitue minutieusement l’enchainement des faits et croise les quatre facteurs explicatifs structurels des pogromes, puis du génocide : les graves menaces qui pèsent sur la survie de l’Empire ottoman, tant sur son versant occidental qu’oriental ; le statut d’infériorité endémique des communautés chrétiennes en terre d’islam et leur perception comme « cinquième colonne » des puissances occidentales et russe ; l’idéologie « progressiste » du Comité Union et Progrès, inspiré autant par la Révolution française que par le nationalisme allemand et portée par des officiers en majorité originaires des Balkans ; la puissance financière des communautés chrétiennes, qui contrôlaient une très grande partie de l’économie (surtout dans les domaines du commerce et de l’artisanat). Enfin, la conjoncture spécifique de la Première Guerre mondiale, durant laquelle la Turquie était alliée à l’Allemagne contre la France et la Russie, favorisa la mise en œuvre du génocide. Cela par les menaces que l’Empire russe faisait peser contre le territoire turc en Anatolie orientale et par l’affaiblissement des puissances qui s’étaient engagées à protéger les populations arméniennes, après les pogromes de 1894 – 1896. C’est la conjonction de ces facteurs, dans un contexte où les violences antérieures avaient « brutalisé » des populations musulmanes ayant opéré des spoliations de leurs voisins, qui explique la décision, documentée et officiellement reconnue par le gouvernement ottoman4 en 1918 – 1920, d’exterminer les Arméniens de manière planifiée. En fin de compte, souligne l’auteur, c’est l’assemblage d’une utopie nationaliste moderne et de déterminants religieux traditionnels qui sera génocidaire.
L’Empire humilié
Le facteur contextuel le plus important est sans conteste le lent déclin de l’Empire ottoman, dont le territoire se réduit comme une peau de chagrin après son apogée au XVIe siècle. Pour rappel, l’Empire, fondé en 1299, s’étendait alors d’Aden à Budapest et de Tiemcen, en Algérie, aux confins du Golfe persique. La défaite navale à Lépante (1571), l’échec du second siège de Vienne (1683), la campagne de Napoléon en Égypte, puis la conquête de la Crimée par Catherine II (1783) et la progression russe dans le Caucase, en constituent les jalons les plus symboliques. Puis suivirent les guerres d’indépendance successives des peuples balkaniques et moyen-orientaux. Vue d’Istanbul, la menace principale provenait des nations ou empires chrétiens occidentaux et orientaux qui soutenaient les luttes d’indépendance des peuples chrétiens des Balkans ou de Transcaucasie, mais aussi, pour des raisons géostratégiques, celles des populations musulmanes non turques, arabes ou kurdes.
L’Empire se trouvait donc confronté à un double défi : celui de se moderniser pour faire face à la puissance montante des armées européennes et russe, et celui d’endiguer les velléités d’indépendance de ses populations non turques, principalement chrétiennes. Parmi celles-ci, les Arméniens représentaient pour des raisons réelles et fantasmatiques le danger le plus important. Cela surtout parce qu’elles étaient localisées principalement en Anatolie et majoritaires dans les six « vilayets » orientaux (Van, Erzurum, Mamouret-ul-Aziz, Bitlis, Diyarbekir et Sivas) jouxtant la frontière d’un Empire russe progressant en Transcaucasie. Moscou ne faisait en outre pas mystère de sa volonté de s’emparer des Détroits et de Constantinople (« Tsarigrad » en russe) — ville perçue comme le berceau spirituel de sa civilisation orthodoxe — ce qu’elle avait au demeurant déjà essayé de faire, tentative qui avait débouché sur la guerre de Crimée5 de 1853 – 1856.
Le récit historique de Mikaël Nichanian commence par le sultan Abdülhamid II, fils du sultan Abdülmecid I et d’une Arménienne du harem6. Il régna depuis la déposition de son frère Mourad V, en 1876, jusqu’à sa destitution par les Jeunes-Turcs, en 1909. Malgré les tentatives de réformes (« Tanzimat ») pour combler son retard militaire et industriel, le nouveau sultan commence son règne dans un Empire au bord du gouffre. La Russie lui déclare la guerre et vient en soutien à la Serbie en 1877, mais elle attaque aussi en Anatolie orientale. Alors que les troupes du tsar atteignent les faubourgs de Constantinople en février 1878, Abdülhamid II est contraint de signer le traité de San Stefano, puis celui de Berlin. C’est le début de la « question arménienne ».
Le traité de San Stefano stipulait en effet que les autorités ottomanes s’engageaient à réaliser des réformes « dans les provinces arméniennes » (les six vilayets anatoliens) sous la « protection » de la Russie, ce qui constitua l’Arménie en nouvel enjeu russo-ottoman, après les Balkans et les Détroits. Mais le traité de Berlin, signé quelques mois plus tard pour endiguer la progression russe en Anatolie orientale qui gênait les Britanniques, plaçait les Arméniens sous la « garantie collective » des six Puissances, incapables d’intervenir sur le terrain. Le premier traité désignait donc les Arméniens comme alliés objectifs des Puissances qui voulaient se partager l’Empire, mais le second leur enlevait toute protection effective. Cela les exposait aux mesures de rétorsion du sultan, converti au « panislamisme autoritaire7 » après avoir aboli la Constitution de 18768. Dans une allocution prémonitoire du 21 juillet 1878, le patriarche arménien de Constantinople évoquait le risque de « voir les Arméniens disparaitre comme peuple ».
Et c’est effectivement ce qui commença à se passer : des réfugiés musulmans chassés des Balkans et du Caucase furent installés en Anatolie orientale pour modifier l’équilibre démographique, des pillages et violences furent exercés contre les communautés arméniennes, puis des pogromes furent encouragés, voire organisés, par le pouvoir ottoman. Entre 1894 et 1896, les massacres firent plus de deux-cent-mille morts par les armes ; cinquante-mille Arméniens périrent de faim, cent-mille se réfugièrent à l’étranger, cinquante-mille femmes et enfants furent enlevés. La proportion de musulmans en Anatolie fut aussi renforcée par des conversions forcées. La « question arménienne » était née et sa « solution » avait connu un début de mise en œuvre.
Le Progrès par l’Union totale
Dans la mesure où, pour des raisons de politique internationale9, les massacres de 1894 – 1896 demeurèrent impunis, ils ouvrirent la possibilité d’une récidive. D’autant que les autorités ottomanes étaient toujours hantées par une « balkanisation » de l’Anatolie et le spectre d’une Arménie indépendante ou sous domination russe. Le changement de parti au pouvoir, avec la montée en puissance des Jeunes-Turcs entre 1908 et 1914, ne modifia en rien cette crainte, au contraire. Mais qui étaient les Jeunes-Turcs du CUP ?
Le « Comité Union et Progrès » fut fondé le 14 juillet 1889 — un siècle exactement après la prise de la Bastille — par des étudiants de l’école de médecine militaire, la plupart originaires des Balkans. Le CUP avait pour objectif de rétablir la Constitution de 1876, et de sauver l’Empire par sa modernisation, mais aussi par son unification ethno-religieuse. Comme l’écrit Mikaël Nichanian, « les étudiants musulmans des grandes écoles, notamment les Jeunes-Turcs, étaient bien sur cette même ligne [que le sultan Abdülhamid] du “choc des civilisations” entre chrétiens et musulmans ». Cela visait plus particulièrement les chrétiens ottomans, les dhimmis. De manière paradoxale, les « unionistes » s’inspiraient de l’Europe chrétienne (ou de ses fruits laïcs), mais rejetaient les chrétiens de l’Empire, dont les Arméniens constituaient la majorité. Admirateurs de la révolution française, souvent francs-maçons, férus de science et d’industrie, voire de médecine, ils n’en voulaient pas moins sauver l’Empire — qui n’était pas encore la nation turque — en le purifiant de ses éléments non musulmans. D’où leur double discours, « progressiste » à l’extérieur et « nationaliste total » à l’intérieur. Cet « impérialisme musulman » était à cheval entre la forme impériale, par définition hétérogène sur le plan ethno-religieux, et la forme nationale à venir, qui se voudra homogène10.
Les Jeunes-Turcs connaitront des fortunes politiques diverses entre 1908 et 1914, mais leur poids ne fera que grandir, même quand ils seront dans l’opposition. Nous ne pouvons retracer ici les divers épisodes qui émaillèrent la vie politique ottomane entre le coup d’État militaire manqué des Jeunes-Turcs en juin 1908 (qui permit cependant le rétablissement de la Constitution de 1876) et leur retour au pouvoir après un nouveau putsch en janvier 1913. Le sultanat, quant à lui, ne sera finalement aboli qu’en novembre 1922 et le califat (fonction religieuse) qu’en mars 1924, tous deux par Mustapha Kemal. La République turque, quant à elle, sera proclamée en octobre 1923. L’influence croissante du CUP et son exercice du pouvoir se déploieront donc dans le cadre du sultanat (sous Abdülhamid II, puis Mourad VI, le dernier sultan), dans ses phases constitutionnelle (1876 – 1878 et 1908 – 1918) ou monarchiste absolue (1878 – 1908).
La période entre le coup d’État manqué de 1908 et le génocide de 1915 sera marquée par les massacres d’Adana en 1909 et l’exacerbation des tensions internes et externes qui radicaliseront la logique génocidaire. Cette période est caractérisée par un régime parlementaire dans lequel les Jeunes-Turcs disposent de l’essentiel, voire de la totalité du pouvoir. Ce sont donc eux, qui, après la déposition du sultan Abdülhamid II en 1909 et sous le règne constitutionnel de Mourad VI, seront les responsables politiques et les organisateurs effectifs du génocide. Ce sont les Jeunes-Turcs qui seront par conséquent nommément condamnés par le nouveau gouvernement de Mourad VI en 1918, car les autorités ottomanes ont reconnu et condamné l’extermination planifiée des Arméniens, même si le terme « génocide », forgé par Raphaël Lemkin, n’existait pas encore.
Dans le contexte international de menaces croissantes pour la survie de l’Empire et le sentiment de « citadelle assiégée », le mouvement Jeune-Turc radicalisera en effet son idéologie et ses pratiques de purification ethno-religieuse du territoire ottoman, encore sous son contrôle. Les guerres balkaniques de 1911 – 1912, avec leurs nouveaux flux de réfugiés musulmans, débouchent sur le détachement de la Macédoine et l’indépendance de l’Albanie. Elles font craindre encore davantage une balkanisation de l’Anatolie. Cette crainte est d’autant plus forte que les leadeurs du CUP, la plupart originaires de la partie européenne de l’Empire ottoman, connaissent très mal les provinces orientales11 et y projettent leurs expériences balkaniques, alors que les Arméniens ont la réputation d’être le « peuple fidèle » de l’Empire. Un des premiers moyens mis en œuvre sera le « programme d’économie nationale » dont le but effectif est de soustraire les leviers économiques aux communautés chrétiennes, principalement arméniennes et grecques, en appelant notamment la population à boycotter les commerçants chrétiens ottomans. Mais l’objectif prioritaire sera de « turquifier » les six vilayets du plateau anatolien, et c’est d’abord là que se porteront le fer et le feu des crimes de masse.
Un génocide à l’ombre de la guerre
En février 1914, les autorités ottomanes acceptent sous contrainte internationale que deux des six vilayets (Van et Bitlis) soient placés sous l’autorité d’«inspecteurs » européens, ayant pour mission d’introduire un État de droit par l’établissement d’institutions mixtes, où chrétiens et musulmans seraient représentés à parité. Selon diverses sources, c’est à ce moment qu’un projet d’anéantissement total des populations arméniennes d’Anatolie est décidé par les dirigeants unionistes. Le déchainement des hostilités de la guerre, quelques mois plus tard, offrira dès lors « aux unionistes une “solution finale” à la perspective d’une indépendance perçue comme imminente de l’Arménie ottomane », écrit Mikaël Nichanian. L’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés de l’Allemagne semblait en effet autant viser des « buts de guerres » externes qu’internes. À l’externe, elle permettait de bénéficier du soutien d’une grande puissance et de contrer les ambitions de la Russie, à l’interne de procéder au nettoyage ethnique du territoire, sans que les Puissances n’aient la possibilité d’intervenir. Tout est désormais en place pour que, dans l’angoisse d’une dislocation de l’Empire et couverte par le « bruit du canon », la turquification des terres ottomanes résiduelles soit mise en œuvre. Comme l’exprimait le ministre de l’Intérieur Talaat pacha, ordonnateur du génocide, « La tâche à accomplir doit être accomplie maintenant ; après la guerre il sera trop tard. »
Un an plus tard, en février 1915, les dirigeants unionistes ont pris la décision de mettre leur projet en œuvre et d’anéantir la population arménienne. Diverses mesures avaient déjà été prises au début de la guerre, comme le désarmement des soldats dhimmis chrétiens et juifs, regroupés dans des « bataillons ouvriers », mais aussi les réquisitions de guerre qui débouchèrent sur des pillages en règle des commerçants et artisans grecs et arméniens. Une structure de force parallèle, « l’Organisation spéciale », est chargée de la mise en œuvre opérationnelle du génocide, qui aurait été décidé entre le 14 et le 16 avril 1915.
Et c’est à Van que tout commence, avant l’arrestation des personnalités arméniennes d’Istanbul qui ne surviendra que quelques jours plus tard, le 24 avril. Des premiers massacres avaient eu lieu début 1915 dans des villages du vilayet de Van, redouté par les unionistes pour sa proximité avec la Russie et sa majorité arménienne très guerrière. Après l’assassinat de leadeurs arméniens locaux, dont un député, la ville organise sa résistance, présentée à Istanbul comme une « insurrection arménienne ». Contre toute attente, la résistance tient tête à l’armée ottomane et opère brièvement sa jonction avec l’armée russe, ce qui attise encore l’idée d’un « complot arménien ». La défense de Van tiendra jusqu’en 1918, lorsque l’URSS signera le traité de Brest-Litovsk.
Le génocide se met en place de manière méthodique dans le reste de l’Empire, alors que la bataille de Van se poursuivra pendant trois ans. Mikaël Nichanian décrit les diverses phases du processus génocidaire : déportation, extermination, colonisation et extension dans le Caucase. Comme dans le cas du génocide des Juifs par les nazis, la mobilisation de forces importantes pour organiser et effectuer les déportations et les massacres n’obéissait pas vraiment à une nécessité militaire. L’Empire se battait déjà sur quatre fronts, mais il en ouvrit un cinquième en déclarant une « guerre totale » aux supposés ennemis intérieurs. Après l’arrestation de centaines de personnalités arméniennes à Istanbul le 24 avril 1915 (sous le prétexte d’une réponse à la « révolte de Van » et d’un « complot contre l’État »), les ordres d’arrestation et de déportation massives sont envoyés dans toutes les provinces, orientales et occidentales, entre mai et septembre. Si le livre de Nichanian décrit en détail les opérations dans le vilayet de Bitlis, à Constantinople et dans les provinces d’Anatolie occidentale, le processus global est similaire, mais avec de fortes différences entre l’Est et l’Ouest.
Les populations arméniennes sont sommées de faire leurs bagages, les hommes sont souvent massacrés sur place, les femmes et les enfants sont déportés vers la Syrie. Ceux qui n’auront pas été enlevés et vendus durant le trajet, sont abandonnés dans des camps où ils meurent de faim ou sont exterminés. Près de six-cent-mille rescapés meurent dans le désert de Syrie (notamment à Der Zor). Talaat pacha écrira en juillet 1915, dans un télégramme aux gouverneurs provinciaux : « Le but des déportations est la solution finale de la question arménienne. » Sur les deux millions d’Arméniens ottomans, deux tiers périront. Certains rescapés, qui se sont réfugiés dans le Caucase, seront encore victimes de massacres en 1918, où l’armée turque fit une incursion après le traité de Brest-Litovsk. Ajoutons qu’environ deux-cent-mille femmes et enfants arméniens seront enlevés et « islamisés ». Le nombre des victimes assyro-chaldéennes s’élève également à deux-cent-mille.
Un fait significatif est la forte différence entre le « traitement » des Arméniens orientaux (les « Ostarmenien » serait-on tenté de dire, tant les similarités sont frappantes avec les « Ostjuden »12) et celui des Arméniens occidentaux. Une violence extrême frappe ceux des six vilayets (notamment à Bitlis et Mouch). Les hommes sont exécutés, les femmes et les enfants aspergés de pétrole et brulés vifs dans des granges ou fossés, la cruauté est insoutenable et le taux de mortalité, même chez les survivants déportés, est plus élevé que celui des Occidentaux. À l’Ouest, la crainte d’une plus grande visibilité incite à la dissimulation, sans oublier les relais d’opinion des élites arméniennes qui risqueraient de faire connaitre les massacres à la presse internationale. Ce sont souvent des réfugiés orientaux qui sont discrètement capturés et exécutés à Istanbul. Quant aux biens saisis, une partie va aux populations locales et une autre à l’État. Certaines grandes familles turques construiront leur prospérité grâce à cette « accumulation primitive du capital ».
Durant la brève période qui suivra la fin de la guerre, le nouveau pouvoir ottoman qui succèdera aux Jeunes-Turcs fera le procès de ce qui n’est pas encore appelé un génocide. Même de hauts responsables unionistes, comme Ahmed Riza (qui s’était opposé aux massacres), et l’ancien ministre de l’Intérieur Reshid Akif (ayant eu accès aux documents officiels), dénoncèrent, preuves à l’appui, et condamnèrent sans équivoque les « crimes contre l’humanité » commis par le pouvoir jeune-turc. La presse d’Istanbul publiera des documents accablants, réunis notamment par la « commission Mazhar13 », et plusieurs hauts responsables unionistes, la plupart exfiltrés en Allemagne, dont Talaat, seront condamnés à mort14. Puis la porte se refermera, et le génocide sombrera dans la dénégation, voire l’inversion des responsabilités. Le « crime de silence », qui est la continuation ultime du génocide, selon les mots de Pierre Vidal-Naquet, recouvrira celui d’un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants. Il n’a pas fini son œuvre.
- Mikaël Nichanian, Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, PUF, 2015. Docteur en histoire, l’auteur est, chercheur associé au Collège de France. Il co-anime avec Vincent Duclert un séminaire sur le génocide arménien à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris).
- Dans sa préface à La Turquie et le fantôme arménien (2013), le sociologue et historien turc Taner Akçam évoque l’objectif de la « disparition de la population chrétienne vivant en Turquie ».
- L’ouvrage collectif et pionnier du Tribunal permanent des peuples sur le génocide se nomme Le crime de silence. Le génocide des Arméniens (1984). Il a été réédité en 2015 par Gérard Chaliand.
- Voir Taner Akçam et Vahakn N. Dadrian, Jugement à Istanbul. Le procès du génocide des Arméniens, L’Aube, 2015.
- La guerre de Crimée opposa l’Empire ottoman, le Royaume de Sardaigne, la France et le Royaume-Uni à la Russie pour endiguer l’expansionnisme russe qui menaçait la Sublime Porte.
- Sous l’empire ottoman, les femmes du harem n’étaient pas musulmanes, car l’on ne pouvait pas les asservir. Ce point n’est évidemment pas sans rapport avec le statut des citoyens non musulmans en terre d’islam (« dhimmi »), et donc dans l’Empire ottoman, qui jouera un rôle important dans le génocide.
- À l’instar du tsar qui, influencé de son côté par le panslavisme, réprima les minorités musulmanes du Caucase, comme les Tchétchènes ou les Circassiens qui se réfugièrent dans l’Empire ottoman.
- Proclamée par le sultan Abdülhamid II après sa prise de pouvoir, la Constitution de 1876 instaurait une monarchie constitutionnelle avec un parlement bicaméral. Elle fut rétablie de 1908 à 1921.
- Notamment en Russie où le tsar — Alexandre III, puis Nicolas II — était moins enclin à soutenir les minorités indépendantistes qui risquaient de fragiliser son propre Empire multinational.
- La principale minorité musulmane non turque, les Kurdes, sera qualifiée de « Turcs des montagnes ».
- Pour avoir voyagé dans la région du mont Ararat avec des étudiants stambouliotes en 1987, l’auteur de ces lignes a été témoin du décalage, encore vertigineux à l’époque, entre Istanbul et l’Anatolie orientale.
- Cette différence de traitement par les nazis entre les Juifs orientaux et les Juifs occidentaux est un des enseignements de Terres de sang, de Timothy Snyder (Gallimard, 2012).
- Commission présidée par Hasan Mazhar, ancien gouverneur de la province d’Ankara, qui participera à l’instruction des procès de 1919 et 1920 en fournissant de nombreux documents officiels (dont des télégrammes envoyés par le gouvernement aux autorités provinciales) et de témoins musulmans.
- Talaat sera tué à Berlin le 15 mars 1921, par Soghomon Tehlirian, Arménien originaire du vilayet d’Erzurum, qui avait perdu toute sa famille dans le génocide.