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Déshumanisation dans la grande distribution. Le cas du consumer centricity

Numéro 6 - 2017 par Florence Malchair

octobre 2017

La for­ma­tion consu­mer cen­tri­ci­ty est un élé­ment cen­tral de la stra­té­gie de redé­ploie­ment du groupe Car­re­four. Se fon­dant sur une enquête de ter­rain menée en 2016, cet article vise à en expli­ci­ter les enjeux sous-jacents et les consé­quences concrètes sur l’organisation du tra­vail. De la réi­fi­ca­tion des tra­vailleurs au dur­cis­se­ment des hié­rar­chies internes et des méca­nismes de contrôle, elle s’avère un ana­ly­seur par­fait de trans­for­ma­tions qui pour­raient être géné­ra­li­sées à d’autres secteurs.

Dossier

La for­ma­tion consu­mer cen­tri­ci­ty de Car­re­four Bel­gium est l’un des « fleu­rons » de la réor­ga­ni­sa­tion de l’entreprise. Cette notion de consu­mer cen­tri­ci­ty signi­fie qu’il s’agit de « remettre le client au centre des pré­oc­cu­pa­tions de l’enseigne ». Naï­ve­ment, nous ne pou­vons man­quer de nous inter­ro­ger : « N’était-ce pas déjà le cas avant ? ». La réponse est simple : l’entreprise s’est concen­trée sur le chiffre d’affaires, en mani­pu­lant la quan­ti­té… C’est le volume qui per­met­tait à Car­re­four de faire un chiffre d’affaires colos­sal. Une seconde ques­tion naïve s’impose : « Qu’est-ce qui a chan­gé ? ». Et la réponse est tou­jours aus­si simple : les géants de la grande dis­tri­bu­tion se mènent une « guerre des prix » en annon­çant tou­jours les prix les plus bas. Or, il est impos­sible pour tous les acteurs du sec­teur de pro­po­ser les prix les plus bas pour tous les pro­duits1. Dans ce sec­teur hyper­con­cur­ren­tiel, les consom­ma­teurs trans­forment de plus en plus rapi­de­ment leurs habi­tudes de consom­ma­tion, les ajus­tant en fonc­tion des pro­mo­tions, dis­per­sant leurs achats. Dès lors, le volume de vente par maga­sin dimi­nue… et le chiffre d’affaires de cer­taines enseignes aus­si2 !

C’est à la suite de ce constat que la direc­tion de Car­re­four Bel­gium a déci­dé de chan­ger sa « culture d’entreprise ». La nou­velle poli­tique de l’enseigne est de rendre « l’expérience » en maga­sin la plus agréable pos­sible pour le client, en met­tant en place toute une série de pra­tiques que nous décri­rons par la suite. Par ce biais, la firme compte « faire ache­ter » dans ses maga­sins plu­tôt que chez ses concur­rents car « on se sent bien dans son maga­sin Car­re­four ». Et ce prin­cipe « d’expérience posi­tive » durant les achats serait une nou­velle manne aubaine pour l’entreprise.

Lorsque l’on évoque un chan­ge­ment de culture d’entreprise, on sup­pose par­fois que tous les employés de l’entreprise sou­haitent ce chan­ge­ment. Or, c’est rare­ment le cas3… Et, dans un sys­tème hié­rar­chique pyra­mi­dal comme celui de Car­re­four Bel­gium, les seuls qui sou­haitent vrai­ment un chan­ge­ment, ce sont les diri­geants. Il s’agit donc d’une dyna­mique par­ti­cu­lière : un petit nombre « d’innovateurs » contraignent les employés à chan­ger leur façon de tra­vailler en se basant sur des pro­jec­tions d’efficacité for­cé­ment idéelles.

Concrè­te­ment, ce « chan­ge­ment » répon­dant à un objec­tif de mar­ke­ting impose des tech­niques par­ti­cu­lières de tra­vail à cer­tains employés (alors qu’ils mai­trisent déjà des savoir-faire par­ti­cu­liers). Ces nou­velles tech­niques sont peu natu­relles pour les tra­vailleurs concer­nés, bien qu’elles puissent avoir une influence sur les com­por­te­ments d’achats des clients. Par exemple, il est désor­mais atten­du que lorsque les employés sont occu­pés à une tâche qui leur est assi­gnée (éti­que­ter les pro­duits, réas­sor­tir le rayon, etc.), ils doivent spon­ta­né­ment « tout quit­ter » pour aider un client à trou­ver un pro­duit, éven­tuel­le­ment de l’autre côté du maga­sin et ce, même si d’autres employés du maga­sin se situent plus à proxi­mi­té du rayon où se trouve le pro­duit en question.

Une formation pour inculquer le changement

La grande dis­tri­bu­tion emploie beau­coup de tra­vailleurs à temps par­tiel, avec des contrats peu surs. D’après Euro­stat, en Bel­gique, la part des employés à temps par­tiel dans le sec­teur du com­merce (NACE G) était de 24,5% en 2016. Cette réa­li­té (de noto­rié­té publique) a pour consé­quence un « turn-over » impor­tant. Faire « chan­ger » des tra­vailleurs qui n’ont aucune sureté d’emploi peut s’avérer com­plexe, leur atta­che­ment à « l’image de marque » de l’entreprise étant moindre. C’est dans ce contexte qu’une cam­pagne de for­ma­tion a été lan­cée, sous le slo­gan « je m’engage pour mon client », avec pour but affi­ché d’apprendre aux employés ces gestes et ces actions qui « valo­risent » le client, afin de lui per­mettre d’avoir une « expé­rience posi­tive » lors de ses achats. Dans un sou­ci de modé­ra­tion de ses couts, la for­ma­tion a été éla­bo­rée en interne par le ser­vice de ges­tion des compétences.

À l’occasion d’un tra­vail d’enquête de ter­rain mené en 2016 autour de cette for­ma­tion, nous avons consta­té que la for­ma­tion n’a pas été don­née de la même manière aux col­la­bo­ra­teurs et aux « mana­geurs » de rayons. La for­ma­tion pour les « mana­geurs » et les « assis­tants mana­geurs » s’est dérou­lée sur deux jours et en dehors du maga­sin dans lequel ils tra­vaillent. En outre, les mana­geurs ont été pris en charge par une socié­té exté­rieure. Ils ont aus­si été très bien reçus puisque le petit-déjeu­ner était four­ni. Par contre, la for­ma­tion des col­la­bo­ra­teurs n’a occu­pé qu’une seule jour­née et s’est tenue au sein du maga­sin dans lequel ils tra­vaillent, sou­vent à proxi­mi­té du bureau du direc­teur. Évi­dem­ment, cela dénote d’emblée une hié­rar­chi­sa­tion expli­cite entre les fonc­tions qui se res­sent jusque dans les conte­nus, alors que la for­ma­tion est cen­sée abor­der les mêmes points. Cette dif­fé­rence de conte­nus nous a été confir­mée par un membre du per­son­nel du dépar­te­ment Talent Déve­lop­pe­ment. Par exemple, les moti­va­tions sous-jacentes à ce « chan­ge­ment de culture » n’ont été expli­quées qu’aux seuls « mana­geurs ». De telles expli­ca­tions ont pour­tant pour effet de don­ner plus de sens au conte­nu et donc de sus­ci­ter une moindre réti­cence à appli­quer les prin­cipes de la nou­velle « ligne de conduite » de l’enseigne. Tou­te­fois, le faible inves­tis­se­ment tem­po­rel et finan­cier consa­cré à la for­ma­tion des « employés de base » s’explique sim­ple­ment par le fait que les col­la­bo­ra­teurs ont pour la plu­part des contrats à durée déter­mi­née et que, dès lors, la direc­tion rechigne à inves­tir de l’argent pour des tra­vailleurs qui ne res­te­ront pas beau­coup plus de trois mois « au ser­vice de l’entreprise ». On constate ici un point de ten­sion entre la logique du chan­ge­ment, qui se veut une stra­té­gie de long terme, et la logique stra­té­gique immé­diate, celle de la ren­ta­bi­li­té maxi­male et donc de la réduc­tion des dépenses. Ces deux logiques s’opposent et les dis­po­si­tifs mis en place s’avèrent être, dès lors, des formes un peu ban­cales de compromis.

Qu’en disent les « formés » ?

Dans un pre­mier temps, nous avons deman­dé aux employés du Car­re­four des Grands Prés, frai­che­ment ouvert à Mons, de nous livrer leurs témoi­gnages à pro­pos de la for­ma­tion dis­pen­sée par le groupe. Le choix de ce maga­sin s’est fait en concer­ta­tion avec l’entreprise, qui a indi­qué que c’est dans cette implan­ta­tion que la for­ma­tion a connu le plus de suc­cès. La plu­part des témoins voyaient ces chan­ge­ments d’un œil très favo­rable, sur­tout ceux qui ont été nom­més « ambas­sa­deurs » de cette nou­velle poli­tique à l’issue de la for­ma­tion. Ils consi­dèrent cette nomi­na­tion comme une forme de pro­mo­tion, bien que celle-ci ne soit que sym­bo­lique, n’entrainant aucun effet en termes de salaire ou de sécu­ri­té d’emploi.

La nou­velle façon de faire de l’enseigne a de fac­to entrai­né une aug­men­ta­tion volon­taire du volume de tra­vail de la part de plu­sieurs employés. Plus encore, cer­tains d’entre eux ont rela­ti­ve­ment spon­ta­né­ment mis en place des groupes de dis­cus­sion sur des réseaux sociaux, uti­li­sant leur pro­fil per­son­nel et leur temps de loi­sir pour échan­ger des conseils quant aux com­por­te­ments à adop­ter face au client ou pour faire part à leurs col­lègues de leurs « expé­riences clients ». Cette dyna­mique de réduc­tion s’inscrit dans une aug­men­ta­tion proac­tive de la poro­si­té entre tra­vail et vie pri­vée de ces employés par­ti­cu­liè­re­ment convain­cus. Lorsque l’on ana­lyse de plus près le pro­fil des employés qui se font de la sorte les « pre­miers de classe » de cette poli­tique, on constate que ce sont de nou­veaux employés, sous contrat à durée déter­mi­née, qui for­mulent rapi­de­ment des espoirs de recon­duc­tion de leur contrat, la nomi­na­tion comme « ambas­sa­deur » de la nou­velle poli­tique appa­rais­sant dans ce cadre comme une forme sinon de garan­tie, à tout le moins d’atout quant à cette reconduction.

Dans une seconde phase d’enquête, nous avons donc cher­ché des témoi­gnages dans d’autres maga­sins, comme l’hypermarché d’Auderghem. Cet hyper­mar­ché est le maga­sin « numé­ro un » de l’enseigne en Bel­gique par son volume de ventes et l’un des plus gros centres par sa super­fi­cie et la gamme de pro­duits qui y est pré­sen­tée. À la ques­tion de savoir si la for­ma­tion a por­té ses fruits, la réponse géné­rale est qu’elle n’a eu aucun impact sur la façon de tra­vailler. Il faut noter que la « résis­tance au chan­ge­ment » est donc fonc­tion des sites, mais plus encore de la struc­ture des emplois. On retrouve par­mi les plus rétifs à la « nou­velle poli­tique » les employés de longue date et ceux qui sont conscients de n’avoir aucun ave­nir dans l’entreprise. En d’autres termes, ce sont dans les maga­sins dont le turn-over est le plus impor­tant et ceux dont le taux de CDI est le plus éle­vé que l’on retrouve l’opposition la plus forte à cette « nou­velle politique ».

Un dispositif de contrôle

Mais on aurait tort d’arrêter l’analyse des « résis­tances » face à cette for­ma­tion à une simple ques­tion de « choc » entre ceux qui « croient dans des pers­pec­tives » dans un cli­mat d’instabilité et ceux qui soit ne connaissent pas ce cli­mat, soit n’y voient pas de pers­pec­tives. Une dimen­sion bien plus fon­da­men­tale se fait rapi­de­ment jour dans l’analyse des témoi­gnages, qui tient dans un objec­tif impli­cite de cette nou­velle poli­tique. L’un des col­la­bo­ra­teurs qui sous­cri­vait plei­ne­ment au « chan­ge­ment » nous a ain­si indi­qué que par­mi les mis­sions nou­velles, il y a la sur­veillance réci­proque. Au détour de l’entretien, il nous a confié prendre ce nou­veau rôle comme « un jeu » : « le fait de sur­veiller les autres c’est comme un jeu, on sur­veille et on est sur­veillé ». Le sys­tème mis en place au tra­vers de la for­ma­tion « je m’engage pour mon client » est donc plus qu’un simple appren­tis­sage de tech­niques de « contacts clien­tèles », il s’agit d’un sys­tème coer­ci­tif et répres­sif fon­dé sur un dis­po­si­tif de contrôle. Et les employés sont mani­pu­lés au tra­vers du recours à un uni­vers de sens fai­sant la part belle au « jeu », dans le but qu’ils ne prennent pas conscience des fina­li­tés de ce système.

La clé de voute du dis­po­si­tif demeure l’instabilité de l’emploi. Les moins impli­qués seront pro­ba­ble­ment écar­tés et les plus impli­qués seront uti­li­sés au mini­mum jusqu’à la fin légale de leurs contrats peu surs, avec une pos­si­bi­li­té de pro­lon­ga­tion. En effet, lorsque nous avons ten­té de savoir ce que deviennent les employés qui n’ont pas appli­qué les concepts vus en for­ma­tion, le col­la­bo­ra­teur que nous avons inter­ro­gé a tout sim­ple­ment élu­dé la ques­tion. Bien que les prin­cipes de la for­ma­tion ne soient pas sui­vis par la majo­ri­té des employés dans cer­tains maga­sins, la direc­tion peut uti­li­ser ces prin­cipes comme une rai­son pour faire des rap­ports qui ont une inci­dence directe sur le dos­sier de l’employé et donc sur son ave­nir au sein de l’entreprise. Le témoi­gnage d’un employé dans cette situa­tion nous a per­mis d’établir qu’une note dans le dos­sier du col­la­bo­ra­teur n’est pas béné­fique pour recon­duire un contrat à durée déter­mi­née ou se voir pro­po­ser un contrat défi­ni­tif. On peut même sug­gé­rer qu’en la matière Car­re­four mène une « poli­tique de l’exemple » : les non-recon­duc­tions de CDD visent à convaincre l’ensemble du per­son­nel à adop­ter rapi­de­ment les nou­velles manières de faire dans une rela­tion par­fai­te­ment réi­fiante aux employés.

Réification du client

La réi­fi­ca­tion ne s’arrête tou­te­fois pas aux seuls employés. Dans sa volon­té de mettre les clients au centre des pré­oc­cu­pa­tions, l’enseigne les réi­fie aus­si. Pour savoir si le chan­ge­ment fonc­tionne, outre le volet finan­cier (l’augmentation des ventes), un pro­ces­sus se met en place pour savoir com­ment le client « se sent » dans le maga­sin, au tra­vers de dis­po­si­tifs de « rating » (dis­po­si­tifs phy­siques per­met­tant d’indiquer un niveau de satis­fac­tion). Les résul­tats de ces « par­cours clients » ont une inci­dence sur l’évaluation du per­son­nel et de la formation.

Il faut cepen­dant noter que la for­ma­tion n’est jamais remise en ques­tion en tant que telle. Lorsqu’elle ne pro­duit que peu ou pas de résul­tats, les rai­sons évo­quées pointent régu­liè­re­ment le « type » de clien­tèle ou encore les infra­struc­tures (les­quelles s’avèrent sou­vent vétustes). L’un des for­ma­teurs a jus­ti­fié éga­le­ment les dif­fé­rences de « suc­cès » de la for­ma­tion entre les Grands Prés à Mons et l’hypermarché d’Auderghem en évo­quant les habi­tudes des consom­ma­teurs : « les popu­la­tions fré­quen­tant les deux com­plexes sont dif­fé­rentes, à Auder­ghem les gens sont des habi­tués depuis l’ère du GB, ils viennent là et ils n’iront jamais ailleurs. À Mons, c’est tout neuf, on peut faire ce qu’on veut. » On per­çoit ici un élé­ment inté­res­sant. Loin de consi­dé­rer les habi­tudes prises par les consom­ma­teurs d’acheter tou­jours au même endroit comme un véri­table suc­cès, l’installation du nou­veau dis­po­si­tif tire son effi­ca­ci­té de la concur­rence à laquelle se livrent les dis­tri­bu­teurs et de la « vola­ti­li­té » des clients entre les éta­blis­se­ments. D’une cer­taine manière, la fidé­li­sa­tion du client, par­tie inté­grante de la stra­té­gie mar­ke­ting des enseignes du sec­teur, devient un obs­tacle à la flexi­bi­li­sa­tion du per­son­nel et, dès lors, finit par deve­nir un objec­tif secon­daire par rap­port à l’augmentation des parts à court terme.

Autre élé­ment révé­la­teur de ce rap­port est que lorsque le client est évo­qué dans la for­ma­tion, il n’est plus appe­lé « client », mais « oppor­tu­ni­té ». Fina­le­ment, le client n’est vu que… comme un por­te­feuille ! On est donc bien loin de la volon­té de remettre « le client » en tant qu’individu au centre des pré­oc­cu­pa­tions, c’est avant tout l’oppor­tu­ni­té d’écouler un pro­duit et de flexi­bi­li­ser le per­son­nel, bref, d’augmenter à très court terme les béné­fices de l’enseigne, qui consti­tue l’objectif réel de cette formation.

Quelques pistes

Il faut gar­der à l’esprit que ces obser­va­tions ont été faites dans un contexte et à un moment pré­cis. Actuel­le­ment, une nou­velle vague de for­ma­tions a été lan­cée et ajoute d’autres objec­tifs, notam­ment celui de moti­ver les employés. Pour­tant, il semble tou­jours que les inten­tions n’aient pas chan­gé et que l’objectif lar­ge­ment prin­ci­pal demeure la réa­li­sa­tion d’un pro­fit rapide par l’enseigne.

Bien sûr, l’entièreté de cette ana­lyse cri­tique doit être lue en gar­dant à l’esprit que Car­re­four Bel­gium est une entre­prise pri­vée qui a comme but de per­du­rer socia­le­ment, mais sur­tout et avant tout éco­no­mi­que­ment. Cela peut expli­quer une par­tie des omis­sions envers les employés et les clients en termes de bien-être et de res­pect. Sans être for­cé­ment « légi­times » pour l’observateur exté­rieur, ils sont juste objec­ti­ve­ment com­pré­hen­sibles du point de vue stra­té­gique dès lors que l’on consi­dère la fina­li­té pre­mière de l’entreprise. Le rap­pel de cette pré­do­mi­nance d’objectifs finan­ciers s’avère d’autant plus indis­pen­sable que l’attachement his­to­rique des Belges aux grands super­mar­chés et aux « marques his­to­riques » du sec­teur (Car­re­four étant encore lar­ge­ment sur­nom­mé GB) lais­se­rait par­fois croire que ces enseignes sont quelque part des ins­ti­tu­tions au sens de la psy­cho­so­cio­lo­gie des orga­ni­sa­tions, c’est-à-dire que leurs fina­li­tés concer­ne­raient plu­tôt le domaine du symbolique.

Pour conclure, il semble que, du point de vue des tra­vailleurs en tout cas, le groupe Car­re­four se trouve dans une situa­tion de qua­si toute puis­sance sur le mar­ché de l’emploi. En effet, il est un employeur extrê­me­ment imor­tant dans chaque « bas­sin d’emplois » dans lequel il se trouve ; ce qui amène d’ailleurs les acteurs poli­tiques locaux à se pla­cer dans une rela­tion de sup­port, voire de ser­vice, par rap­port à l’enseigne (notam­ment au tra­vers de contrats pas­sés avec les mis­sions locales pour l’emploi ou les CPAS4). Le pro­fil des tra­vailleurs employés par le groupe est sou­vent celui de per­sonnes peu ou pas qua­li­fiées et par consé­quent plus enclines à accep­ter des condi­tions de tra­vail peu sur­es et pré­caires. Cela entraine aus­si le fait que les employés sont « rem­pla­çables » et « jetables » à tout moment, grâce à l’utilisation de contrats de courte durée, ain­si qu’une quan­ti­té impres­sion­nante de pos­tu­lants pour chaque offre d’emploi. C’est cette com­bi­nai­son qui per­met à Car­re­four d’être dans une situa­tion où le rap­port de force est en sa faveur. Bien sûr, une telle situa­tion implique aus­si un turn-over impor­tant, ce qui demande à l’entreprise de for­mer les employés rapi­de­ment, effi­ca­ce­ment et à moindre cout. La façon la plus simple de le faire est d’organiser de la for­ma­tion interne per­met­tant de mettre en place un dis­po­si­tif de contrôle se tra­dui­sant par un sui­vi par les pairs, les rap­pels à l’ordre et la déla­tion directe ou indirecte.

En étu­diant la situa­tion spé­ci­fique des employés du groupe et en consi­dé­rant ce dis­po­si­tif de for­ma­tion par­ti­cu­lier, on com­prend bien la mesure dans laquelle une posi­tion d’extrême fai­blesse par rap­port à une entre­prise peut mettre un tra­vailleur dans une pos­ture par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rable. C’est ce méca­nisme com­plexe que nous appe­lons la réi­fi­ca­tion. Il cor­res­pond à une rela­tion entre des pro­ta­go­nistes ayant des posi­tions de pou­voir dif­fé­rentes et dans laquelle le « domi­nant » trans­forme le « domi­né » en objet. Cette façon de faire a comme coro­laire une accen­tua­tion du rap­port de force entre eux. La déme­sure de ce rap­port de force amène cer­tains employés (en CDD essen­tiel­le­ment) à ne plus vou­loir « se battre » pour leur bien-être ou pour leurs droits. Fina­le­ment, le dis­po­si­tif mis en place s’avère un outil de pro­pa­ga­tion d’une impuis­sance acquise, phé­no­mène bien connu de la psy­cho­lo­gie sociale depuis les tra­vaux fon­da­teurs de Mar­tin Seling­man en 1978, qui cor­res­pond à une ten­dance à res­ter inac­tif et à accep­ter la situa­tion sans ten­ter d’agir pour l’améliorer ou même de fuir5.

Dans la mesure où d’autres enseignes de la grande dis­tri­bu­tion sont appa­rem­ment ame­nées à suivre l’exemple de Car­re­four, il semble per­ti­nent d’interroger d’ores et déjà les consé­quences de la géné­ra­li­sa­tion du prin­cipe de consu­mer cen­tri­ci­ty, et des dis­po­si­tifs asso­ciés sur le bien-être au tra­vail des cen­taines de mil­liers d’employés du sec­teur. Si le prin­cipe aura tôt fait de convaincre les clients, for­cé­ment heu­reux de (l’impression de) vivre une « expé­rience unique » à chaque achat, il y a fort à parier que, à contra­rio, son uni­ver­sa­li­sa­tion, l’extension vers d’autres sec­teurs éco­no­miques étant évi­dem­ment aisée, notam­ment dans le sec­teur des ser­vices, ne man­que­ra pas d’élever encore les sta­tis­tiques effroyables des « burn-out » et autres symp­tômes d’un malêtre géné­ra­li­sé dans le monde du tra­vail. Sans doute est-il bon, dans ce cadre, de rap­pe­ler aux consom­ma­teurs qu’eux aus­si sont, dans leur toute grande majo­ri­té, des travailleurs.

  1. Sur les méca­nismes de cette « guerre des prix » et ses consé­quences : voir Chr. Jac­quiau, Les Cou­lisses de la grande dis­tri­bu­tion, Paris, Albin Michel, 2013.
  2. Si en 2016, Car­re­four Bel­gique a connu une hausse du chiffre d’affaires de 0,6%, la ten­dance sur les dix der­nières années est plu­tôt néga­tive (– 2,1%).
  3. M. Thé­ve­net, La culture d’entreprise, sixième édi­tion (1re éd. 1993), coll. « Que sais-je ? », Paris, PUF, 2010.
  4. À titre d’exemple, voir M. L., « Le CPAS pour­voit Car­re­four en emplois », La Der­nière Heure, 24 avril 2003.
  5. Chr. Peter­son, S. F. Maier, M. E. P. Selig­man, Lear­ned hel­pless­ness : a theo­ry for the age of per­so­nal control, Oxford, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 1995.

Florence Malchair


Auteur

étudiante en master de Psychologie du travail, économique et des organisations à l’université libre de Bruxelles