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Des territoires en projet(s)

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par Pierre Reman

juin 2012

À toute échelle, les ter­ri­toires sont ani­més par des logiques internes et externes qui s’in­ter­pé­nètrent au point qu’il est par­fois dif­fi­cile d’y dis­cer­ner les tenants et abou­tis­sants et d’a­gir en connais­sance de cause. Ce constat est accen­tué par le phé­no­mène de glo­ba­li­sa­tion. Celle-ci a ren­for­cé l’im­pres­sion par­mi les acteurs qu’il est dif­fi­cile d’a­voir une capa­ci­té de […]

À toute échelle, les ter­ri­toires sont ani­més par des logiques internes et externes qui s’in­ter­pé­nètrent au point qu’il est par­fois dif­fi­cile d’y dis­cer­ner les tenants et abou­tis­sants et d’a­gir en connais­sance de cause. Ce constat est accen­tué par le phé­no­mène de glo­ba­li­sa­tion. Celle-ci a ren­for­cé l’im­pres­sion par­mi les acteurs qu’il est dif­fi­cile d’a­voir une capa­ci­té de mise en pro­jet ter­ri­to­rial, à for­tio­ri si le ter­ri­toire se rap­porte à des enti­tés régio­nales de taille modeste et lar­ge­ment ouvertes. Pour cer­tains, cette mise en pro­jet reste pos­sible et est plus que jamais néces­saire. Pour d’autres, peut-être plus pes­si­mistes quoi­qu’i­den­ti­fiant tout autant la néces­si­té de ne pas lâcher prise, ce qui fait défaut, c’est la mai­trise des leviers et des arti­cu­la­tions indis­pen­sables. Ain­si, bai­gnées par la glo­ba­li­sa­tion, les par­ties pre­nantes des ter­ri­toires peuvent y voir le motif d’une cer­taine pas­si­vi­té rési­gnée, ou l’op­por­tu­ni­té de nou­veaux échanges, de nou­veaux élans pour ser­vir un pro­jet de déve­lop­pe­ment original.

Il n’empêche : aus­si petit soit-il, tout pro­jet ter­ri­to­rial appelle des moyens. Et de ce point de vue, toutes les régions ne sont pas à mettre sur le même pied et peuvent dépendre de déci­sions rele­vant de res­pon­sa­bi­li­tés externes. L’i­déal vou­drait que, dans tous les cas, les acteurs des pro­jets et moyens mis en œuvre puissent se réfé­rer à une capa­ci­té d’in­tel­li­gence ter­ri­to­riale plus ou moins arti­cu­lée, voire inté­grée, veillant au bien com­mun par­ta­gé par les par­ties pre­nantes au pro­jet ter­ri­to­rial. On se demande si cette intel­li­gence est conce­vable sans l’ap­puyer sur les résul­tats d’in­no­va­tions sociales signi­fi­ca­tives ; inno­va­tions sociales dont on se dit qu’elles accom­pa­gne­ront un déve­lop­pe­ment véri­ta­ble­ment durable.

Les contri­bu­tions réunies pour ce dos­sier éclairent toutes à leur manière la ques­tion de la mise en pro­jet ter­ri­to­rial. Elles sont issues du col­loque qui s’est tenu le 28octobre 2011 au centre cultu­rel de Sivry-Rance à l’i­ni­tia­tive de la Facul­té ouverte de poli­tique éco­no­mique et sociale (Fopes) et de la Fon­da­tion Chi­may-War­toise, avec le sou­tien du fnrs, de Soli­da­ri­té cis­ter­cienne, du Centre inter­dis­ci­pli­naire de recherche tra­vail, État et Socié­té (Cirtes-ucl) et du Moc Charleroi-Thuin.

Après avoir iden­ti­fié et mis en pers­pec­tive les enjeux glo­baux du déve­lop­pe­ment régio­nal et ter­ri­to­rial, les par­ti­ci­pants au col­loque étaient ame­nés à dis­cu­ter, en ate­liers, la capa­ci­té d’in­no­va­tion sociale et de mise en pro­jet ter­ri­to­rial de régions telles que celle de Cou­vin-Momi­gnies-Chi­may. Cette dis­cus­sion s’ar­ti­cu­lait autour des res­sources du déve­lop­pe­ment régio­nal, décli­nées en termes de capi­tal humain, capi­tal social et asso­cia­tif, capi­tal éco­no­mique (mar­chand et non mar­chand), capi­tal orga­ni­sa­tion­nel lié à l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire, capi­tal moral et culturel.

Dans sa contri­bu­tion « Les ini­tia­tives de la socié­té civile : des inno­va­tions sociales qui révèlent une autre vision de l’é­co­no­mie et du déve­lop­pe­ment », Benoît Lévesque reprend la thèse lar­ge­ment sou­te­nue par ses tra­vaux et ceux du Centre de recherche en inno­va­tion sociale (Crises) selon laquelle les grandes crises du capi­ta­lisme ont don­né lieu, et ce depuis la fin du xixe siècle, à des cycles d’in­no­va­tion sociale. Il l’ap­plique à la période plus récente, mar­quée par la crise finan­cière de 2007 – 2008 et de ses déve­lop­pe­ments en termes éco­no­miques, poli­tiques et sociaux. Entre alter­mon­dia­lisme (échelle mon­diale) et éco­no­mie sociale et soli­daire (échelle locale), de nou­velles ini­tia­tives émergent. Elles répondent au sou­ci de relier ce qui a été sépa­ré : « sépa­ra­tion entre l’é­co­no­mie et la socié­té, entre l’é­co­no­mie et la finance et au sein de la finance ». Pour l’au­teur, ces ini­tia­tives sont un motif d’es­pé­rance. Il s’a­git tou­te­fois d’al­ler plus avant. « Élar­gir les alliances » pour une grande trans­for­ma­tion, si tel est le souhait.

Gior­gio Teso­lin exa­mine la ques­tion de l’en­tre­pre­neu­riat dans un envi­ron­ne­ment qui ne lui est pas pro­pice à prio­ri : le milieu rural. L’é­co­no­mie géo­gra­phique attri­bue en effet aux ter­ri­toires une attrac­ti­vi­té rela­tive pour la créa­tion et le déve­lop­pe­ment d’ac­ti­vi­tés. Cette attrac­ti­vi­té est notam­ment déter­mi­née par la proxi­mi­té avec les mar­chés et l’ac­cu­mu­la­tion d’ac­tifs et de res­sources locales diver­si­fiées. Pour les acti­vi­tés manu­fac­tu­rières et de ser­vices, les régions rurales partent sans doute avec un han­di­cap, rela­ti­ve­ment aux régions urbaines ou péri­ur­baines. Pour l’au­teur, c’est sans comp­ter sur la capa­ci­té des ter­ri­toires à com­pen­ser la fai­blesse des argu­ments géo­gra­phiques par la com­po­sante non géo­gra­phique. Et de citer la démarche entre­pre­neu­riale, étu­diée récem­ment, à l’o­ri­gine du Natu­ro­pôle Nutri­tion San­té dans l’Al­lier rural, entre Cler­mont-Fer­rand et Vichy. L’at­ta­che­ment au ter­ri­toire, la conver­gence de vue des diri­geants et des man­da­taires poli­tiques locaux en matière de déve­lop­pe­ment local, la cohé­rence d’en­semble, appa­raissent comme autant de fac­teurs expli­ca­tifs d’un suc­cès inattendu.

Dans ce contexte, on ne peut igno­rer les res­sources natu­relles et fores­tières des ter­ri­toires ; sur­tout, comme c’est le cas dans la Botte verte de l’Entre-Sambre-et-Meuse, lorsque la forêt repré­sente près de la moi­tié de la région. De plus en plus mul­ti­fonc­tion­nelle, la forêt peut occu­per une place impor­tante dans le déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial. Sa pro­duc­tion de res­sources reste essen­tielle, mais il ne faut pas négli­ger son impor­tance tou­ris­tique et pay­sa­gère. Source de loi­sir et de détente pour les habi­tants des vil­lages envi­ron­nants, la forêt attire les ama­teurs d’ac­ti­vi­tés « vertes » dont beau­coup appré­cient les pro­duits locaux et l’hé­ber­ge­ment de proxi­mi­té. Dans leur article « La ges­tion durable de la forêt », Pas­cal Bal­leux et Éric Dufrane sou­lignent la néces­si­té de pro­mou­voir une ges­tion fores­tière durable qui per­met de garan­tir une pro­duc­tion de bois de qua­li­té tout en amé­lio­rant les poten­tia­li­tés du milieu pour la flore et la faune. L’at­trac­ti­vi­té de la région ne pour­ra être ren­for­cée que par une syl­vi­cul­ture ciblée sur des essences indi­gènes, dyna­mique et éco­lo­gique, res­pec­tueuse de la bio­di­ver­si­té, de l’eau et des sols.

Avec sa contri­bu­tion « Ter­ri­toires et citoyen­ne­té active », Ber­nard Van Asbrouck traite des condi­tions de réus­site de l’É­tat social actif. Il se concentre sur la ques­tion de sa réus­site démo­cra­tique. À cet égard, l’en­jeu consiste fon­ciè­re­ment à don­ner au citoyen la pos­si­bi­li­té effec­tive d’être acteur de la cité. Cet enjeu se vit au quo­ti­dien, au cœur des ter­ri­toires. Pour y répondre, l’au­teur déve­loppe plus par­ti­cu­liè­re­ment l’i­dée d’un capi­tal orga­ni­sa­tion­nel mis à dis­po­si­tion du citoyen-acteur. Les diver­gences d’in­té­rêts, indi­vi­duels et ins­ti­tu­tion­nels, entre citoyens-acteurs et acteurs publics, trou­ve­raient un dis­po­si­tif d’har­mo­ni­sa­tion dans la régie média­tion­nelle. Une régie sans pou­voir, mais venant en sou­tien des pou­voirs dans leur exer­cice « pour qu’ils addi­tionnent leurs forces en place de les neutraliser ».

Ber­nard Del­vaux figure par­mi les concep­teurs de l’i­dée de bas­sin sco­laire. Si cette idée a vécu, on retrouve le des­sein de déve­lop­per des ins­tances de coor­di­na­tion à l’é­chelle des bas­sins dans l’in­ten­tion gou­ver­ne­men­tale récente de déve­lop­per des bas­sins de vie. Ber­nard Del­vaux revient sur ces ava­tars dans son article inti­tu­lé « Du bas­sin sco­laire au bas­sin de vie : pour­quoi y a‑t-il lieu d’être cri­tique ». Il y pointe des dif­fé­rences impor­tantes entre le bas­sin sco­laire et les dis­po­si­tifs en fonc­tion (ipieq) ou actuel­le­ment à l’é­tude. Ces dif­fé­rences ren­voient à des logiques fon­da­men­tales qui posent ques­tion quant aux orien­ta­tions qu’elles pour­raient induire (en matière d’or­ga­ni­sa­tion du sys­tème édu­ca­tif, en par­ti­cu­lier son volet qua­li­fiant ; en matière d’au­to­no­mie ou encore de décou­page territorial).

Enfin, Phi­lippe Mouyart rend compte de l’ex­pé­rience de la plate-forme inter­sec­to­rielle du sud de l’Entre-Sambre-et-Meuse. Il s’a­git d’un dis­po­si­tif dont le démar­rage et la mise en place remontent au mois de juin 2006. L’ap­proche est trans­com­mu­nale. Elle conduit des acteurs locaux à œuvrer ensemble, dans une logique par­te­na­riale et par­ti­ci­pa­tive, à l’é­chelle ter­ri­to­riale de per­ti­nence défi­nie par le ter­ri­toire du sud de l’Entre-Sambre-et-Meuse. Le domaine d’in­ter­ven­tion pri­vi­lé­gié est celui de la san­té, « consi­dé­rée comme une res­source qui per­met aux per­sonnes d’at­teindre un bien-être, de satis­faire leurs ambi­tions et d’a­gir sur leur envi­ron­ne­ment phy­sique et social ». L’ex­pé­rience de la plate-forme quoi­qu’en­core récente per­met de for­mu­ler quelques recom­man­da­tions à prendre comme autant de « sources d’ins­pi­ra­tion » à l’at­ten­tion d’ac­teurs qui, ici ou là, se mon­tre­raient inté­res­sés par la démarche.

Pierre Reman


Auteur

Pierre Reman est économiste et licencié en sciences du Travail. Il a été directeur de la faculté ouverte de politique économique et sociale et titulaire de la Chaire Max Bastin à l’UCL. Il a consacré son enseignement et ses travaux de recherche à la sécurité sociale, les politiques sociales et les politiques de l’emploi. Il est également administrateur au CRISP et membre du Groupe d’analyse des conflits sociaux (GRACOS). Parmi ces récentes publications, citons « La sécurité sociale inachevée », entretien avec Philippe Defeyt, Daniel Dumont et François Perl, Revue Politique, octobre 2020, « L’Avenir, un journal au futur suspendu », in Grèves et conflictualités sociale en 2018, Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2024-2025, 1999 (en collaboration avec Gérard Lambert), « Le paysage syndical : un pluralisme dépilarisé », in Piliers, dépilarisation et clivage philosophique en Belgique, CRISP, 2019 (en collaboration avec Jean Faniel). « Entre construction et déconstruction de l’Etat social : la place de l’aide alimentaire », in Aide alimentaire : les protections sociales en jeu, Académia, 2017 (en collaboration avec Philippe Defeyt) et « Analyse scientifique et jugement de valeurs. Une expérience singulière de partenariat entre le monde universitaire et le monde ouvrier », in Former des adultes à l’université, Presse universitaires de Louvain, 2017 en collaboration avec Pierre de Saint-Georges et Georges Liénard).