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Des scientifiques dans la tempête Covid-19
Le coronavirus est un virus surligneur : il montre les brèches des systèmes sociaux et économiques, de notre manière de faire de la recherche, de nos enseignements. Il questionne en profondeur le rôle des scientifiques dans le débat public, leur interaction avec les médias, sur les réseaux sociaux. Cet article prend la forme d’un journal de bord de la crise, il se fait ainsi chronique de ma grande proximité sociale avec les collègues.
Distanciation physique et rapprochement social, voilà les nécessités qu’impose la pandémie de Covid-19 (coronavirus disease 2019). Cette pandémie est la conséquence des infections au virus SRAS-CoV‑2 découvert, ou plutôt surgissant pour l’humanité, à Wuhan en Chine sur un marché et ses étals de poissons et de viandes, saignantes surement, j’imagine. Entrée fracassante d’un nouveau coronavirus sur la scène mondiale, dont le nom fait référence aux protéines de fusion membranaires du virus qui lui donne un aspect de couronne en microscopie électronique, car très vite, nous avons fait la photo du dernier arrivé, colorisée ou non, les scientifiques sont au travail.
L’acteur majeur des évènements actuels est donc un « Severe acute respiratory syndrome coronavirus 2 » ou SRAS-CoV‑2. Petit être de 100 à 200 nanomètres (soit 0,0002 millimètre), petite capsule composée d’une bicouche lipidique ponctuée de protéines qui serviront de point d’ancrage et d’infiltration dans nos cellules, petit génome, ARN, de 29903 nucléotides, alors que nos amies les levures (15 micromètres soit 0,015 millimètre) ont un génome, ADN, de 12 millions de paires de nucléotides, mis à l’œuvre pour faire du pain, de la bière, du vin ou du kombucha si vous préférez. Toutefois, dans sa catégorie des Coronaviridae, le génome du SRAS-CoV‑2 est plutôt grand.
Les microbes, et les virus aussi, sont parmi nous, partout et tout le temps, ils sont très nombreux dans les océans, là où certains fabriquent l’oxygène que nous respirons. Ils sont en dehors, sur et dans notre corps. Notre microbiome intestinal parle à notre cerveau, découverte invraisemblable. Pour le meilleur et, parfois, pour le pire, le socle de la vie sur Terre est microbien, depuis l’origine de la vie, il y a près de 3,5 milliards d’années. Nous ne sommes pas des individus, nous sommes, chacun d’entre nous, des colonies d’organismes connectés à d’autres colonies d’organismes et, de proche en proche, à la biosphère entière. C’est comme ça, nous sommes une partie d’un tout que l’on appelle le vivant sur Terre, quand on l’oublie on détruit la biosphère et on se détruit. Les sociétés humaines ne sont pas qu’humaine, elles englobent des organismes et se frottent aux écosystèmes, partout et tout le temps. Nous l’avons négligé, car on ne peut plus dire « on ne savait pas ». Au travers des crises écologiques, nous construisons un suicide collectif de l’humanité, certains humains étant, bien sûr, nettement plus responsables que d’autres. Nous le savons, nous le documentons, nous l’étudions scientifiquement. Notre compréhension du vivant, de l’écologie et du système Terre a beaucoup progressé depuis cinquante ans. Les scientifiques travaillent, les savoirs s’accumulent, ils redéfinissent le monde, l’univers. Nous ne pouvons plus nous permettre l’ignorant enthousiasme des Lumières et de la révolution industrielle et scientifique du XIXe siècle, relancé avec frénésie après la Seconde Guerre mondiale. La science, oui, l’industrie, oui, mais plus comme avant. Du moins, cela ne devrait plus être comme cet avant qui perdure et nous place dans une impasse mortifère.
Le virus SRAS-CoV‑2 est venu nous le rappeler avec force et brutalité. C’est un virus surligneur. Il vient surligner ce que nous savons déjà, mais que nous ne prenons pas encore suffisamment en compte. Le temps d’une pandémie, il vient changer la police des caractères en gras et la taille passe de douze à septante-deux points. Les dix gènes bien encapsulés du SRAS-CoV‑2 font trembler et chanceler l’humanité, les économies ralentissent ou s’arrêtent, les marchés financiers en profitent pour construire ou assumer des krachs, la souffrance humaine s’accumule, les drames humains envahissent les hôpitaux. La peur, l’angoisse, la tristesse, l’accablement nous envahissent.
Les scientifiques sont au travail et, dès janvier 2020, nous avons le séquençage des virus prélevés sur les malades. Les équipes chinoises, en première ligne, ont vite fait d’isoler les virus et de séquencer leur génome sur les malades qui s’accumulent dans les hôpitaux chinois depuis le premier cas répertorié le 12 décembre 2019. Le 26 décembre 2019, quarante-et-un cas de personnes hospitalisées sont analysés et des souches virales extraites et caractérisées. Les publications scientifiques commencent à circuler, d’abord sous forme de « preprint », c’est-à-dire avant revue par les pairs et publication dans un journal savant et ensuite sous forme d’articles savants passés par la révision par les pairs puis publiés dans un journal.
L’article de Roujian Lu et collaborateurs1 apparait en ligne le 29 janvier 2020 dans le journal The Lancet qui est une revue savante de premier plan et de référence en médecine. Cette équipe séquence dix génomes viraux à partir de neuf patients sur les environ deux-mille répertoriés le 26 janvier 2020. Les comparaisons de ces dix génomes montrent qu’ils sont très semblables à 99,98 %. Un nouveau coronavirus est identifié et nommé, provisoirement, 2019-nCoV. Il est semblable à 88 % à deux virus, bat-SL-CoVZC45 et bat-SL-CoVZXC2, trouvés en 2018 chez des chauvesouris dans la région de Zhoushan, en Chine de l’Est. Le virus 2019-nCoV est distant du virus SRAS-CoV, 79 % de ressemblance, et du virus MERS-CoV, 50 % de ressemblance. Les chercheurs en concluent que le 2019-nCoV est donc un nouveau virus et donc un nouvel agent infectieux pour les humains. Les conclusions sont donc inquiétantes, car qui dit nouveau virus dit aussi aucune immunité dans les populations humaines et pas de traitement ni de vaccin.
L’article de Fan Wu et collaborateurs2, est soumis le 7 janvier 2020 et publié en ligne le 3 février 2020 dans la revue Nature, considérée aussi comme prestigieuse et de référence. Cette équipe chinoise étudie un patient qui est un travailleur du marché de Wuhan en Chine, admis le 26 décembre 2019 à l’hôpital Central de Wuhan pour un syndrome respiratoire aigu. L’équipe identifie un virus de la famille des Coronaviridae qu’ils nomment WH-Human 1 et signalent qu’il est semblable au 2019-nCoV. Ils signalent également que la séquence des nucléotides du virus est semblable à 89,1 % au groupe des virus SARS trouvé chez des chauvesouris. Ils confirment donc les résultats de l’équipe Roujian Lu. Ils signalent également que l’on en est face à une épidémie de propagation d’un virus animal qui provoque des maladies graves chez l’humain.
L’infection par débordement (spillover infection)3 se produit lorsqu’une population réservoir à forte prévalence d’agents pathogènes entre en contact avec une nouvelle population hôte. L’agent pathogène est transmis à partir de la population réservoir et peut, ou non, être transmis au sein de la population hôte. C’est un phénomène bien décrit depuis les années 2000. Ici la population réservoir semble être composée de chauvesouris et la population hôte finale les humains.
L’Organisation mondiale pour la santé (OMS) fait une conférence de presse le 11 février 2020 pour faire le point sur le virus 2019-nCoV et nomme la maladie le Covid-19, le virus sera renommé SRAS-CoV‑2. « En vertu de directives convenues entre l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé animale et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, nous devions trouver une appellation qui ne faisait pas référence à un lieu géographique, à un animal, à une personne ou à un groupe de personnes, et qui est par ailleurs facile à prononcer et liée à la maladie. Avoir un nom est quelque chose de très important, pour éviter que d’autres noms qui pourraient être imprécis ou susceptibles de stigmatiser soient utilisés. Cette appellation nous donne également un format standard utilisable pour toute future flambée de coronavirus4. »
Au moment de ce communiqué, on recense 42708 cas et 1017 décès, dont 393 cas et 1 décès en dehors de la Chine. Le communiqué annonce la mobilisation de l’OMS sur ce qui est appelé une possibilité de « future flambée » pour se concentrer sur la « riposte », quatre-cents scientifiques du monde entier sont réunis en personne et virtuellement dans un forum pour établir « une feuille de route sur les questions que nous devons nous poser, et sur la manière dont nous allons y répondre ». À noter, que le communiqué commence par rappeler qu’il ne faudrait pas oublier l’épidémie Ebola toujours en cours en Afrique centrale…
Du bruit de fond au confinement
Tout cela pour moi était un petit bruit de fond à peine perceptible. Je suis professeur de physique à l’université et spécialisé dans la modélisation des systèmes complexes à l’interface avec les sciences du vivant et la science de la soutenabilité. Les questions médicales sont éloignées de mes recherches. Sauf que dans les systèmes complexes, il y a aussi les modèles mathématiques utilisés en épidémiologie. Les modèles les plus simples sont des cas d’école que nous enseignons dans les cours de modélisation mathématique. Ce sont les modèles appelés SIR, SIS ou encore SEIRS, c’est-à-dire des modèles compartimentaux utilisé en épidémiologie5. Des versions de ces modèles prennent en compte la pyramide des âges, les réseaux de contacts entre personnes et une spatialisation géographique. Donc, je connais des collègues physiciens qui sont spécialistes de ces modèles en épidémiologie, ils sont sur le front de la pandémie Covid-19. Travaillant à l’interface avec les sciences du vivant, j’ai aussi des collègues biologistes ou virologues qui, pour certains, sont concernés par le Covid-19. Les réseaux sociaux de scientifiques, sur Facebook, Twitter, messageries et par courriel commencent à bruisser, d’abord en murmure puis progressivement en fanfare et enfin en vacarme pour finir en cacophonie où le public en général, les médias en particulier et les scientifiques, tous communiquent dans tous les sens. Comme disent les physiciens, ou les ingénieurs, le rapport signal sur bruit, qui compare le niveau d’un signal souhaité au niveau du bruit de fond, se dégrade rapidement.
L’affaire est grave, la pandémie se répand et les règles de confinement se mettent en place. Me voilà chez moi face à mon ordinateur pour les cours qui sont supposés passer en ligne, du jour au lendemain, une farce du fonctionnement de plus en plus problématique de notre société néolibérale. De mon ordinateur, surgit aussi le vacarme des réseaux sociaux.
Distanciation physique et rapprochement social. Nous devons éviter les contacts physiques pour endiguer l’épidémie, mais aussi mettre en place des solidarités et faire un rapprochement social, même virtuel, pour maintenir notre bateau face à la tempête, éviter que les membres d’équipages ou les passagers ne tombent à la mer et disparaissent à jamais. Rapprochement social sur les réseaux où le brouhaha à propos de l’épidémie commence à devenir assourdissant. Je reçois de plus en plus de messages, des collègues qui sentent le besoin de « garder l’église au milieu du village », maintenir « une information de qualité », une certaine « rationalité » et un contact avec le réel face à l’adversité qui frappe fort.
Le virus SRAS-CoV‑2 surligne la farce de rester en ligne et d’assurer la continuité du travail académique, les cours et la recherche. Comme si nous étions tous, enseignants et étudiants, bien équipés pour faire cela du jour au lendemain. Le virus surligne les souhaits de la machine managériale de l’université qui agit soudainement beaucoup et pense de moins en moins. Car l’université est mal en point, les réformes s’accumulent depuis des années, toutes guidées par l’idéologie néolibérale et ses avatars managériaux.
Tout juste avant la pandémie, l’université française est en ébullition, elle manifeste, pétitionne, écrit tribune sur tribune, fait grève contre les nouvelles réformes de l’université et de la recherche qui vont se mettre en place. La nouvelle loi de programmation pluriannuelle de la recherche prévoit d’approfondir ce que beaucoup considèrent comme l’aggravation des dysfonctionnements de la recherche et de l’enseignement supérieur, des conditions de travail et de service public. Les chercheurs passent un temps considérable à écrire et soumettre des projets de recherche pour obtenir des financements avec des taux de réussite inférieurs à 10%. La recherche sur projet défavorise drastiquement l’interdisciplinarité, favorise les projets consensuels et les effets de mode, pénalise le long terme. Cette méthode soumet les chercheurs à une concurrence exacerbée et délétère vu qu’ils sont juges et parties de ces concours qui deviennent pipés. La nouvelle loi veut renforcer l’évaluation des chercheurs, en pénalisant les supposés mauvais, et des institutions, en pénalisant les supposées mauvaises. Pour ce faire, des critères bibliométriques seront utilisés. Plus que jamais, les publications scientifiques servent plus comme outil pour se faire valoir dans les évaluations que pour communiquer et partager des résultats scientifiques. Les dysfonctionnements de la science s’accumulent, dévoiement du système d’évaluation par les pairs, mauvaise foi des évaluateurs, rétentions de données, vol d’idées et de sujets de recherche, tricheries et falsifications des résultats, publications pléthoriques aux résultats faibles ou encore saucissonnages des résultats en de multiples publications. Le virus va surligner tous ces défauts.
Soudain, le SRAS-CoV‑2 surligne que nous avons besoin de science pour faire face à l’urgence, que nous avons besoin de la recherche publique, de collaborer, de partager ouvertement les résultats, les données, les méthodes. Le dogme de la concurrence est soudain malade du virus qui prend plaisir à surligner l’intérêt majeur de la coopération et du partage. Les scientifiques travaillent et produisent soudainement beaucoup de publications, d’une part, car c’est nécessaire et, d’autre part, car c’est une opportunité à saisir pour avoir des publications qui sont très valorisantes. On remarque ceux qui jouent des coudes, l’empressement à produire, les données qui manquent, les études bancales et l’information à géométrie variable. La science néolibérale et ses turpitudes se font en direct sur la place publique et les querelles entre scientifiques pour se placer aussi. Tout cela est connu, le virus ne vient que le surligner et l’amplifier, on pourra suivre ce type de turpitudes sur un site comme Retraction Watch6.
Virus, mélanges et modes de vie humains
Cependant, tout n’est pas mauvais, une large majorité de scientifiques continuent de travailler correctement, tant bien que mal, malgré l’adversité et la détérioration du système de la recherche publique. Par ailleurs, les médias grand public semblent être devenus une caisse de résonance de ma boite e‑mail, c’est qu’il y a de l’info scientifique qui se fabrique en direct, c’est important vu la pandémie, et les journalistes suivent cela, à juste titre, comme le lait sur le feu. Ma boite e‑mail tinte avec les messages qui arrivent : alors chauvesouris ou pangolin ?
Les techniques de biologie moléculaire sont au point, pour l’essentiel, et les équipes chinoises en première ligne sont équipées et compétentes. Une analyse rendue publique sur bioRxiv, un site de collecte et publication de preprints en biologie, le 20 février 2020, fait état de l’isolation et la caractérisation d’un virus 2019-nCov dans des pangolins de Malaisie7. L’équipe Kangpeng Xiao et collaborateurs fait état de ressemblance de 90,4 à 100% pour les gènes E, M, N et S entre les virus isolés chez les pangolins et le 2019-nCov (SRAS-CoV‑2 en dénomination actuelle). En particulier, le gène S code pour une protéine Spike8, qui est celle qui fait la « couronne » du virus, avec un domaine d’environ 193 acides aminés, qui est responsable de la reconnaissance et de la liaison à des récepteurs de surface cellulaire et contribue à l’entrée du virus dans les cellules hôtes. Ces études montrent que le coronavirus isolé du pangolin est similaire à 99% dans une région spécifique de la protéine S, qui correspond au domaine de liaison du récepteur de l’ECA (enzyme de conversion de l’angiotensine 2), celui qui permet au virus de pénétrer dans les cellules humaines pour les infecter. Par contre, le virus RaTG13 isolé de la chauvesouris R. affinis est très divergent dans cette région spécifique (seulement 77 % de similarité). Cela signifie que le coronavirus isolé du pangolin est capable de pénétrer dans les cellules humaines alors que celui isolé de la chauvesouris R. affinis pénètrerait très difficilement. Ces comparaisons génomiques suggèrent que le virus SRAS-CoV‑2 est le résultat d’une recombinaison entre deux virus différents, l’un proche de RaTG13 et l’autre plus proche du virus pangolin. En d’autres termes, il s’agit d’une chimère entre deux virus préexistants. En 2010, ce mécanisme de recombinaison avait déjà été décrit dans les coronavirus, en particulier pour expliquer l’origine du SRAS-CoV responsable de l’épidémie de SRAS en 20109. Il est important de savoir quelle recombinaison donne naissance à un nouveau virus potentiellement capable d’infecter une nouvelle espèce hôte. Pour que la recombinaison ait lieu, les deux virus divergents doivent avoir infecté le même organisme simultanément. Des questions restent sans réponse : dans quel organisme cette recombinaison a‑t-elle eu lieu ? Une chauvesouris, un pangolin ou une autre espèce ? Et surtout, dans quelles conditions cette recombinaison a‑t-elle eu lieu ? Comment tout cela est ensuite passé à l’humain ?
En quelques semaines après le début de l’épidémie, les scientifiques ont montré qu’une invraisemblable ménagerie d’animaux sauvages, qui s’échangent des virus qui se recombinent et passent ensuite aux humains, est la cause de l’apparition de cette pandémie humaine de Covid-19. L’humanité se frotte de trop près et trop mal à des espèces sauvages, c’est le cas pour le Covid-19 et c’est aussi le cas pour les épidémies Ebola en cours en Afrique centrale. Ce n’est pas nouveau nous le savons scientifiquement, avec précision, depuis le début des années 2000. Le virus surligneur vient nous demander de ne plus l’oublier, ou alors, cela sera encore à nos risques et périls. Car les épidémiologistes qui suivent les interactions entre épizooties (épidémies qui frappent les animaux) et épidémies humaines montrent qu’il existe deux sources importantes de fabrication de nouveaux pathogènes humains, l’élevage intensif et les nouveaux contacts avec la nature sauvage10.
Les organismes infectieux qui se propagent avec succès dépendent des barrières et des opportunités qu’une société humaine présente à ces agents pathogènes circulants. Il semble, d’après les études phylogénétiques, que pendant la plus grande partie de son histoire, Vibrio cholerae a vécu avec le plancton dans le delta du Gange. Ce n’est que lorsque l’humanité est passée à la sédentarité urbaine, à la transition du Néolithique avec l’établissement des populations agraires dans la vallée de l’Indus, que la bactérie du choléra a développé un écotype explosif spécifique à l’homme. Plus tard, au XIXe siècle, lorsque le commerce international et les transports se sont intensifiés, le choléra est devenu pandémique. À la fin des années 1960 et au cours des années 1970, les virus de l’immunodéficience simienne n’ont émergé de leurs réservoirs catarhiniens (clade de primates regroupant les espèces traditionnellement désignées comme étant les « singes ») sous forme de VIH que lorsque l’expropriation (néo)coloniale a transformé la viande de brousse de subsistance et le commerce sexuel urbain en marchandises à l’échelle industrielle. Les stocks d’animaux domestiques ont servi de sources pour la diphtérie, la grippe, la rougeole, les oreillons, la peste, la coqueluche, le rotavirus A, la tuberculose, la maladie du sommeil et la leishmaniose viscérale. Les changements écologiques résultant de l’intervention humaine ont sélectionné, par contagion de débordement, le paludisme et la fièvre jaune.
Des innovations dans les méthodes agricoles et industrielles, l’accélération des changements démographiques et des nouvelles implantations, fabriquent de nouvelles séries de contagions par débordement. Les sociétés humaines actuelles continuent à fabriquer des pandémies parce qu’elles négligent, ce que la science nous apprend, le fait que les humains ne sont pas que des individus, mais sont des colonies hétérogènes d’organismes en contact avec d’autres écosystèmes. Si ces contacts, qui résultent des modes de fonctionnement socioéconomiques, sont trop directs, trop brutaux, mal préparés alors le pire est à craindre. Les sociétés humaines ne sont pas seulement humaines, elles sont des maillons du système Terre. Quand elles n’en tiennent pas compte, elles favorisent des crises écologiques qui les détruisent. Le Covid-19, ce n’est pas seulement l’apparition naturelle du coronavirus SRAS-CoV‑2, c’est aussi une fabrication sociale d’un système économique planétaire qui travaille en flux tendus et rapides. Les marchandises et les humains en quelques heures ou jours traversent le monde, accompagnés par les virus.
Des modèles et de l’approximation
Pendant ce temps, du côté des modèles mathématiques, les articles et les vidéos explicatives grand public se multiplient, le public (re)découvre d’abord la fonction exponentielle et ensuite sa représentation en échelle logarithmique. Ce qui est étonnant, c’est la cacophonie qui s’installe et le fait que certains messages, pas nécessairement les plus pertinents, s’imposent.
Car, une autre épidémie se développe, celle de certains physiciens, ou autres scientifiques capables d’utiliser des outils mathématiques, qui construisent une petite industrie artisanale de blogs, de publications LinkedIn et même d’articles arXiv11 avec leurs meilleures tentatives de modélisation de la propagation de la maladie, avec peu ou pas de compréhension de la dynamique sous-jacente à la propagation d’une épidémie. Certaines publications de physiciens sont mises en exergue et moquées par d’autres physiciens spécialistes pour dénoncer leur ineptie frisant la caricature ou étant l’égale d’une publication parodique. Il y a de l’ambiance dans la communauté des modélisateurs et cela pétille sur les réseaux sociaux. Tout cela serait insignifiant, ou comique, si ce n’est que ces bruits provenant de la communauté scientifique peuvent avoir d’importantes répercussions dans le grand public pendant une grave épidémie.
Un schéma et un concept vont s’imposer, au point de devenir un mème de la pandémie Covid-19 : « aplatir la courbe » (flattening the curve)12, ce schéma sera repris par pratiquement tous les médias et nombre de personnalités. Le message est simple, la pandémie est représentée par l’évolution du nombre d’infectés au cours du temps qui forme une grande courbe en forme de cloche avec une très forte croissance au début (« exponentielle »). Si le maximum d’infectés, le pic de la courbe, dépasse largement la capacité d’accueil des services des urgences médicales alors le système hospitalier ne peut plus répondre à la demande, voire s’effondre. Il est donc primordial de faire baisser ce maximum donc « d’aplatir la courbe » pour ne pas atteindre la saturation des hôpitaux et donc une catastrophe sanitaire. Ce message est tout à fait important et correct, le schéma est simple à comprendre.
Toutefois, il y a une ambigüité dans le schéma et dans certains discours qui arrivent à la conclusion que le nombre d’infectés reste le même, car « la surface sous la courbe est la même », mais le pic est plus bas car le total est plus étalé dans le temps. Cet étrange argument mathématique devient pour beaucoup une vérité et une fatalité pour certains : quoi que l’on fasse le nombre d’infectés reste le même. Or, rien n’est moins sûr et rien ne permet de l’affirmer comme étant une fatalité. Il est important de comprendre que l’on peut lutter contre l’épidémie pour diminuer le nombre de personnes infectées, et donc aplatir la courbe, mais aussi diminuer le nombre total de personnes infectées et donc le nombre de victimes.
Les modélisations approximatives ou à l’emporte-pièce peuvent avoir des implications non négligeables. Ce qui m’étonne dans cette cacophonie scientifique ambiante c’est que le bon, le moins bon, le mauvais, voire le très mauvais, se mélangent et finissent par filtrer dans les médias grand public. Mon autre étonnement est que beaucoup de ce qui est discuté sont des résultats des modèles les plus simples, ceux que j’enseigne. Non pas que l’on ne puisse pas en tirer d’importants enseignements sur les épidémies, mais je me garderais bien de généraliser ces résultats à un cas réel et compliqué d’épidémie avec un nouveau virus que l’on découvre au fur et à mesure. Un travail plus sérieux et indispensable est réalisé par les spécialistes avec des analyses de données et des modèles plus élaborés. Les spécialistes sont saturés de travail vu le déroulement de l’épidémie et les demandes d’explications soit pour des instances officielles soit pour certains médias. Ils n’ont pas le temps d’assurer l’intendance d’une bonne communication scientifique en particulier sur les réseaux sociaux.
L’idée, fausse, que de toute façon le nombre d’infectés serait le même est aussi indirectement liée au concept « d’immunité de groupe ou collective » (herd immunity) qui devient un point du débat public. Certains États, dont le Royaume Uni ou la Suède, pensent que plutôt que de confiner les gens et donc de fortement ralentir l’activité économique, il faut laisser la vague de contamination passer et laisser la population dans son ensemble acquérir une immunité de groupe. Ce qui veut dire qu’un nombre important de gens auraient été infectés, se seraient rétablis et présenteraient ensuite une immunité naturelle face à la maladie. Les gens immunisés, quand ils sont très nombreux, vont fortement ralentir voire arrêter la propagation du virus. Mais ce que montrent les modèles, c’est que pour atteindre cette « immunité de groupe », cela dépend du taux de contagion du virus. Comme ce taux de contagion est entre deux et quatre pour le SRAS-CoV‑2, il se peut qu’il soit nécessaire que près de 70 % de la population soit infectée. Considérant que le taux de mortalité du Covid-19 est plus élevé que celui de la grippe cela représente potentiellement des dizaines de milliers de décès et une saturation catastrophique des hôpitaux. Cette stratégie est donc une folie en termes de risque de victimes. Indépendamment de cela, il est possible de construire une immunité collective par des campagnes de vaccination, si un vaccin est disponible, ce qui n’est pas le cas quand le virus est nouveau. Pour ce faire, il faudra attendre la découverte d’un vaccin pour le SRAS-CoV‑2.
Les résultats des modélisateurs sont interprétés de manière différente en fonction des sensibilités politiques des acteurs et des lecteurs. Nous le savions déjà, mais le virus vient surligner que la science n’est pas nécessairement neutre ni apolitique. Le groupe de Neil Ferguson à l’Imperial College de Londres publie sur le site de l’université un rapport13 qui a beaucoup d’influence paradoxalement à la fois sur les défenseurs de « l’immunité de groupe » et sur ceux qui recommandent des mesures drastiques de distanciation sociale. On remarquera aussi que les modélisateurs de la sphère anglophone (Royaume-Uni et États-Unis) ont plus d’influence, au moins médiatique, que les modélisateurs français, belges ou italiens qui font aussi un excellent travail. Or ces pays ont une culture politique plus libérale que les autres, ils sont plus enclins au laisser-faire et à une certaine conception de la « Nature » souvent influencée par des interprétations discutables du darwinisme. Cela me donne aussi l’occasion de me disputer sur les réseaux avec les collègues sur l’influence qui est faite des conceptions politiques et culturelles sur la science qui est faite. Ce n’est pas nouveau, c’est bien documenté en histoire et philosophie des sciences, le virus vient le surligner, de même qu’il met en évidence la naïveté qui perdure chez beaucoup de scientifiques sur ces sujets.
Le rapport de Ferguson s’appuie sur des modélisations mathématiques, ce sont des travaux non pas de prévision, mais de prospective basée sur des scénarios qualitatifs et quantitatifs. Cette nuance échappe encore à beaucoup de scientifiques. Ce n’est pas spécifique à l’épidémiologie, dans mes travaux de recherche sur la transition énergie-climat cette discussion est aussi vive. Les modèles climatiques servent-ils à faire des prédictions ou servent-ils à faire des scénarios de prospective ? Cette nuance pourrait paraitre anodine au profane, mais d’un côté on risque de tomber dans la fatalité et donc le laisser-faire et d’un autre côté l’avenir est ouvert et à construire et dépend fortement de nos décisions.
Une polémique sur les réseaux s’engage entre modélisateurs spécialistes sur la formulation des hypothèses prises en compte par Ferguson. Un groupe dirigé par Nassim Taleb (auteur du livre Black Swan) note le refus de l’équipe de Fergusson d’enquêter sur les conditions dans lesquelles le virus peut être conduit à l’extinction. Une telle extinction ne signifie pas zéro cas, mais un isolement suffisant pour que des cas isolés ne produisent pas de nouvelles chaines d’infection. Taleb et ses collaborateurs soulignent que le modèle qu’ils utilisent semble appartenir à la classe générale des modèles simples SIR et n’est donc pas bien adapté à l’intégration des conditions du monde réel à petite ou grande échelle. Ces conditions comprennent des dynamiques locales interactives significatives et des restrictions de voyage qui ne peuvent pas être vues à partir de quantités ou de moyennes agrégées entre des lieux géographiques, des distributions non gaussiennes du nombre d’infections par personne (évènements de super propagation) ainsi que la période d’infection, et des valeurs dynamiques ou stochastiques de paramètres qui proviennent de variations dans l’échantillonnage des distributions ainsi que l’impact des efforts de réponse sociale changeants. L’équipe de Taleb estime que bien que le modèle Fergusson comprenne des détails sur la contagion et les options de réponse, il est à plusieurs degrés d’abstraction de ce qui est justifié par la situation. Le groupe de Fergusson est pourtant très influent. Il influence le gouvernement du Royaume-Uni et d’autres pays. La discussion au sujet du rapport Ferguson est en plein dans ces débats sur les liens entre science, politique et présupposés culturels. Au-delà des hypothèses discutables faites dans la modélisation présentée, il n’est donc pas surprenant que le même rapport puisse être utilisé pour défendre des points de vue opposés.
Enrayer l’épidémie
Toutefois, avec quelques collègues, nous concluons qu’il faut renforcer le message que des actions peuvent et doivent être prises non pas pour seulement « aplatir la courbe », mais enrayer l’épidémie et diminuer le nombre de contagions et de victimes. Des tribunes14 seront écrites à ce sujet sur les réseaux sociaux ou dans des journaux. Le paramètre clé est le taux de contagion qui est techniquement appelé R0 par les spécialistes.
Le taux R0 indique combien de personnes sont, en moyenne, contaminées par un malade du Covid-19. Si ce taux R0 est inférieur à 1, l’épidémie se dissipe, au contraire si R0 est supérieur à 1 l’épidémie poursuit selon une progression « exponentielle » plus ou moins rapide. Le R0 du SRAS-CoV‑2 est estimé être entre deux et quatre en Europe. Un R0 de quatre signifie, qu’en moyenne, chaque infecté contamine quatre personnes, qui elles-mêmes contaminent quatre personnes et ainsi de suite. Or il ne faut que douze à seize jours pour avoir quatre cycles de contamination pour le SRAS-CoV‑2. La contamination est donc explosive et le nombre d’infectés croît de manière dite « exponentielle ». Ici je n’ai pas la place de discuter techniquement si c’est vraiment une fonction mathématique exponentielle ou pas, la réponse courte est non. La fonction exponentielle n’est qu’une approximation sous certaines conditions et seulement pendant la phase de début.
Mais si ce coefficient R0 est inférieur à un : chaque infecté ne transmettant en moyenne la maladie qu’à moins d’une personne, le nombre total de malades diminuera à chaque cycle de contamination et progressivement l’épidémie s’éteindra avec un nombre moins élevé de malades au total et donc de décès associés. Le taux de transmission R0 d’un virus n’est pas une propriété uniquement biologique. Ce taux dépend de différents facteurs physiques et biologiques que nous ne pouvons pas contrôler. Cependant, il dépend aussi de facteurs sociaux que nous pouvons contrôler par des mesures comme l’hygiène, la distanciation physique (« sociale ») et notre capacité à isoler les personnes infectées par le SRAS-CoV‑2. Il varie donc d’une société à l’autre en fonction des normes sociales. Il est possible de changer l’issue de l’épidémie en prenant des mesures sociales limitant suffisamment la transmission.
L’enjeu est donc de frapper vite et fort pour baisser le niveau de transmission d’un nouveau virus pour lequel il n’existe aucune immunité naturelle chez les humains. Tout cela est connu et dans la cacophonie ambiante l’important est que ce message s’impose à la fois chez les dirigeants et dans la population.
Que m’apprend, à chaud, cette pandémie ? Finalement, du point de vue scientifique, je ne suis pas surpris. Je constate que ce qui est dit dans la littérature scientifique depuis des années, parfois depuis ma thèse de doctorat dans les années 1990, est correct. Ce qui se passe est attendu et prévisible. Ce qui n’est pas prévisible c’est le moment où l’épidémie arrive et la virulence du pathogène, pour le reste j’ai l’impression de lire un scénario écrit de longue date dans la littérature scientifique. C’est en partie rassurant, car du côté des savoirs scientifiques, nous ne sommes pas complètement pris au dépourvu et les laboratoires compétents sont immédiatement et intensément au travail. Du point de vue géopolitique, c’est une autre affaire, il faut apprendre à prendre des décisions à l’échelle planétaire et sur des échelles de temps très diverses qui vont du très court terme à la longue durée. La grande difficulté provient de l’impact significatif des décisions sur le fonctionnement socioéconomique de nos sociétés.
Le virus vient surligner notre grande impréparation politique à gérer ces grands risques connus et bien documentés, pas seulement du côté du pouvoir politique, mais aussi du côté scientifique. Cette invraisemblable cacophonie des scientifiques m’étonne d’autant qu’elle est fortement amplifiée par les moyens de communication rapides tels que les réseaux sociaux et autres messageries en tout genre. Nous avons aussi été pris de court et il aurait fallu préparer des outils d’analyse, mais aussi des outils efficaces de communication scientifique. Pendant que les spécialistes sont saturés de travail et ont peu de temps, d’autres scientifiques envoient des messages contradictoires, parfois même faux, qui brouillent la communication et favorisent toutes les dérives et fantasmes.
D’ailleurs je reçois un nouveau courriel, ce virus ne se serait-il pas échappé d’un laboratoire de haute sécurité qui travaille sur les pathogènes très virulents ? Le SRAS-CoV‑2 serait-il une fabrication de laboratoire ? L’institut de virologie de Wuhan est proche du marché des fruits de mer et a mené des recherches sur les virus, y compris les coronavirus, trouvés chez les chauvesouris et susceptibles de provoquer des maladies chez l’homme. En 2013, nous avions déjà alerté sur la prolifération de ce genre de laboratoire dans des zones densément peuplées et des risques associés15. Notre publication faisait suite aux travaux, très polémiques, de l’équipe de Ron Fouchier (centre médical Érasme, Rotterdam) et de Yoshihiro Kawaoka (université du Wisconsin) en 2012 et portant sur la réalisation de mutations artificielles en laboratoire pour tester les gains de fonction du virus de la grippe H1N1. Le National Science Advisory Board for Biosecurity (NSABB) du ministère de la Santé des États-Unis avait soulevé la polémique en décembre 2011, sur fond de bioterrorisme, en demandant aux revues Nature et Science de ne pas divulguer les résultats des travaux au nom des risques qu’ils faisaient encourir à la population. Le NSABB avait finalement accepté la publication des deux articles polémiques. Déjà en 2008, l’équipe de Mark R. Denison, un chercheur phare des coronaviridae aux États-Unis, avait réalisé des travaux pour tester une éventuelle voie d’émergence du Bat-SCoV (chauvesouris) vers le SARS-CoV humain16. Ils ont conçu une construction à partir du génome du Bat-SCoV et remplacé le Bat-SCoV Spike receptor-binding domain (RBD) par le SARS-CoV RBD (Bat-SRBD). Ils présentent la conception et la synthèse d’un coronavirus (Bat-SCoV) semblable à celui du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) chez la chauvesouris, un précurseur probable de l’épidémie humaine de SARS-CoV.
Ces travaux font écho aux discussions actuelles concernant l’origine des protéines Spike du SRAS-CoV‑2. L’hypothèse de sortie d’un laboratoire n’est donc pas si farfelue même si ces recherches très controversées sont découragées voire parfois interdites de nos jours car elles sont considérées comme trop dangereuses.
Les analyses génomiques permettent de répondre à cette question par comparaison du génome du virus avec tous les virus connus dans les bases de données et, par ailleurs, la structure elle-même du génome donne des indications sur l’origine naturelle des mutations ou du génie génétique. Des équipes de biologistes et de virologues évolutionnistes, de plusieurs pays, ont analysé le virus à la recherche d’indices indiquant s’il pouvait avoir été créé par l’homme, ou cultivé dans un laboratoire et libéré accidentellement. Leur conclusion souligne l’origine naturelle du génome du virus qui n’est donc pas le résultat d’une construction de laboratoire17. Cette analyse a montré que la partie « crochet » de la protéine Spike qui sert au virus à s’ancrer sur les cellules hôtes avait évolué pour cibler un récepteur à l’extérieur des cellules humaines appelé ACE2, qui est impliqué dans la régulation de la pression artérielle. Il est si efficace pour s’attacher aux cellules humaines que les chercheurs ont déclaré que les protéines du pic étaient le résultat de la sélection naturelle et non du génie génétique.
Pendant tout ce temps, une intense activité de productivisme scientifique est en cours. Au 4 avril 2020, je recense 1229 articles à propos du Covid-19 ou du SARS-CoV‑2 sur les archives d’articles « preprints » de medRxiv and bioRxiv (872 medRxiv, 257 bioRxiv). Une simple recherche « Covid-19 » sur la base de données bibliographique PubMed.gov de la US National Library of Medicine donne deux-mille-cinq-cent-septante-trois résultats pour Covid-19 et neuf-cent-quatre-vingt-trois résultats pour SRAS-CoV‑2. Je n’ai pas vérifié s’il y avait des doublons entre les deux mots-clés. Cette activité de publication est à la fois une nécessité de recherche pour faire face à la pandémie, mais aussi le signe d’un opportunisme effarant. C’est l’occasion de faire des publications, bonnes ou mauvaises, très valorisantes pour les évaluations18.
(Re)faire la science, l’enseigner autrement
Finalement, toutes les inquiétudes et les critiques du fonctionnement actuellement délétère de l’enseignement supérieur et de la recherche prennent tout leur sens à l’aune du Covid-19. Le nouveau virus vient surligner que ces critiques sont non seulement fondées, on les voit à l’œuvre en direct, mais que continuer à les ignorer peut couter cher, y compris en vies humaines. Il n’est pas certain que cela sera pris en compte politiquement par la suite, un retour à la normale dans la continuité est même probable. En France, la machine des réformes universitaires continue sur sa lancée pendant l’épidémie. La communauté scientifique est secouée par cette nouvelle pandémie et Le Journal du CNRS s’interroge déjà de savoir si le Covid-19 altère la confiance en la science19. On pourrait dire altère plus encore une confiance déjà bien ébranlée par les dérives du fonctionnement de la recherche. Ce n’est pas l’affaire Didier Raoult, qui a pris une ampleur sidérante et qui est un condensé inouï des travers actuels du monde de la recherche, qui va apaiser la situation.
Il se passe beaucoup de choses exceptionnelles au cours de cette pandémie, même dans la communauté scientifique, que l’on n’a ni la place ni le temps d’aborder ici. Bientôt, le temps de l’analyse et de l’action politique s’imposeront. Cela pourrait commencer par établir et partager un constat scientifique des fondements des crises écologiques à l’aune du système Terre (climat, biodiversité, graves perturbations des cycles de l’azote et de l’eau, épuisement des ressources halieutiques, pollutions planétaires diverses…). Même si nous en savons beaucoup, les fondements ne sont pas encore clairement établis. Surtout que ce que l’on en sait n’est pas clairement partagé au sein des communautés scientifiques. La pensée des « systèmes complexes » et la notion « d’émergence » sont centrales pour avoir une vision du fonctionnement du système Terre. Les scientifiques travaillent toujours en silos disciplinaires et manquent de compréhension globale et de vision systémique.
Le décès de Philip Waren Anderson le 29 mars 2020, physicien extraordinaire et prix Nobel en 1977, est venu renforcer mon impression. Anderson a aussi apporté des contributions conceptuelles par ses explications des phénomènes émergents, qui sont devenues une source d’inspiration pour la science des systèmes complexes. En 1972, dans le journal Science, il a publié un article très influent intitulé « More is Different », dans lequel il soulignait certaines limites du réductionnisme et la possibilité de niveaux hiérarchiques explicatifs de la science, dont chacun exige ses propres principes fondamentaux pour progresser. C’est aussi en 1972, qu’est publié le livre des Maedows et collaborateurs sur « Les limites à la croissance » (The Limits To Growth) et le début d’une première vague de prise de conscience planétaire des questions écologiques.
Penser aux échelles du système Terre nécessite peut-être de fabriquer de nouvelles institutions et de nouvelles manières de faire et d’enseigner la science. Accumuler les savoirs disciplinaires ne suffira pas, il faudra faire autrement.
- Lu R., Zhao X., Li J., Niu P., Yang B., Wu H. et Bi Y. (2020), « Genomic characterisation and epidemiology of 2019 novel coronavirus : implications for virus origins and receptor binding », The Lancet, 395(10224), 565 – 574.
- Wu F., Zhao S., Yu B., Chen Y. M., Wang W., Song Z. G. et Yuan M. L. (2020), « A new coronavirus associated with human respiratory disease in China », Nature, 579 (7798), 265 – 269.
- Power A. G. et Mitchell C. E. (2004), « Pathogen spillover in disease epidemics », The american naturalist, 164(S5), S79-S89.
- Allocution liminaire du directeur général de l’OMS lors du point presse sur le 2019-nCoV du 11 février 2020.
- Juste pour avoir une petite idée : « Modèles compartimentaux en épidémiologie ».
- Retraction Watch, « Weekend reads : Coronavirus meets scientific publishing ».
- Kangpeng X. et al., « Isolation and characterization of 2019-nCoV-like coronavirus from Malayan pangolins », bioRxiv (2020).
- Chuang L. et al., « Viral Architecture of SARS-CoV‑2 with Post-Fusion Spike Revealed by Cryo-EM », bioRxiv (2020).
- Graham R. L. et Baric R. S. (2010), « Recombination, reservoirs, and the modular spike : mechanisms of coronavirus cross-species transmission », Journal of virology, 84(7), 3134 – 3146.
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- arXiv.org est un service de distribution gratuit et une archive en libre accès pour les articles scientifiques, sans révision par les pairs, dans les domaines de la physique, des mathématiques, de l’informatique, de la biologie quantitative, de la finance quantitative, des statistiques, de l’ingénierie électrique et de la science des systèmes, et de l’économie.
- Anderson Roy M. et al., « How will country-based mitigation measures influence the course of the Covid-19 epidemic ? », The Lancet, 395.10228 (2020): 931 – 934.
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- « Covid-19 : la bagarre pour publier vite n’est pas acceptable car de mauvais articles sont diffusés aux journalistes et patients », Rédaction médicale et scientifique.
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