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Des patients psychotiques sur le chemin de l’autonomie. Les communautés thérapeutiques
Le champ de la santé mentale est par excellence celui dans lequel certaines personnes travaillent sur l’autonomie d’autres. Selon le point de vue auquel on se place, l’autonomie y est tout à la fois un critère multiforme pour évaluer les patients, un formidable moteur éthique de progrès thérapeutique, une norme que certains patients peuvent subir, et une façon socialement consacrée de mesurer l’efficacité des soins prodigués. Dans les communautés thérapeutiques, la définition et le travail sur l’autonomie des patients sont des préoccupations essentielles et quotidiennes, mais amener un patient vers plus d’autonomie est une question complexe.
Le terme de « communauté thérapeutique » (CT) a été associé à un ensemble d’institutions psychiatriques qui se sont déployées à partir des années 1940 dans différents pays (Grande-Bretagne, États-Unis, France, Québec, Belgique, Italie…) selon des principes directeurs qui peuvent varier, mais contribuent à un objectif commun : la « sauvegarde et la restauration de la vie psychique1 » d’un petit nombre de patients (environ une dizaine) qui jouissent d’une grande liberté dans le cadre d’une vie communautaire régulée par une équipe de soignants. Historiquement, les CT se sont constituées par opposition aux méthodes thérapeutiques appliquées dans les hôpitaux psychiatriques asilaires. Elles partagent l’idée fondamentale selon laquelle la vie quotidienne dans l’institution participe au travail thérapeutique — souvent au même titre que des entretiens cliniques ou des prescriptions de médications.
Un centre de psychothérapie institutionnelle
C’est dans ce cadre que s’inscrit l’association sans but lucratif belge La Traversière, qui regroupe une CT et un centre de jour. Un même directeur chapeaute ces deux centres qui ont des principes très semblables se référant à la psychothérapie institutionnelle. Ils accueillent chacun une bonne dizaine de patients, généralement des psychotiques. Là où la CT permet au résident de loger, le centre de jour accueille les résidents en moyenne trois journées par semaine. Dans chacune des deux institutions, il y a le plus souvent quatre à six travailleurs sur place simultanément : éducateurs, assistantes sociales, psychologues, psychiatres, ergothérapeutes, la diversité des professionnels qui composent l’équipe de soignants reflète la volonté d’une prise en charge globale des patients. Quand ils ne sont pas occupés par des entretiens individuels ou des activités spécifiques avec les patients, les soignants passent du temps dans l’espace communautaire ou organisent des activités de loisir, de soins cosmétiques ou d’expression artistique.
Lorsqu’on visite le centre de jour, on entre dans un lieu qui ressemble davantage à une grande habitation qu’à un centre psychiatrique : tables et chaises, mobilier de cuisine, canapés, babyfoot et jeux de société parsèment l’espace communautaire. Il est difficile dans un premier temps de différencier les travailleurs des résidents : aucun des deux groupes ne porte d’uniforme, tous vaquent au même genre d’activités occupationnelles. Cependant, cette première impression ne recouvre que partiellement des différences de fond : la fonction professionnelle des premiers justifie qu’ils soient là pour les seconds, et les réunions d’équipe à huis clos, les entretiens cliniques individuels ou certains détails du déroulement de la vie communautaire le rappellent. Par ailleurs, si les patients y passent un certain temps à s’«occuper », ce centre n’est pas à proprement parler un centre occupationnel. La convention Inami qui définit légalement la fonction pour laquelle l’institution est financée par les pouvoirs publics stipule que celle-ci est un « centre de réadaptation fonctionnelle » : les patients y font une « traversée » d’une durée limitée à un an renouvelable une fois et durant laquelle il est attendu qu’ils progressent vers plus d’autonomie.
L’autonomie dans la psychose
Les patients psychotiques vivent une forme de perte d’autonomie particulièrement marquante. Non seulement leur état, en période de crise notamment, les empêche de réaliser une série de tâches quotidiennes (prendre soin de soi-même, se faire à manger, se souvenir de son code bancaire ou déterminer si réaliser cette activité leur fait du bien ou non) — ce qui ne les différencie pourtant pas de personnes souffrant d’un handicap physique, par exemple. Surtout, cet état de « malade mental », une fois socialement et cliniquement consacré, oblige les patients à partager avec d’autres personnes la capacité de dire ce qui est bon pour eux-mêmes, à juger de leur propre autonomie (quand cet état ne les en dépossède pas pour une période plus ou moins longue).
Bien sûr, voir d’autres personnes intervenir dans notre vie est une expérience que chacun peut rencontrer : nous recevons une série de conseils, voire d’injonctions de médecins, de coachs ou d’experts en tous genres sur ce que nous devrions faire ou ce qui serait pertinent d’entreprendre, mais c’est souvent à un degré bien moindre, car lorsque nous sommes jugés sains d’esprit, personne ne s’estime sérieusement légitime à nous disputer notre qualité de décideur en dernière instance de ce qui est bon pour nous.
Le statut de patient psychotique est donc particulier en ce qu’il revient, même dans un contexte de désinstitutionnalisation et d’inscription des soins dans la cité, à octroyer à d’autres personnes le droit de parler de sa capacité à agir de soi-même — et ce, y compris dans les institutions qui, à l’instar des communautés thérapeutiques, se montrent extrêmement attentives à la parole du patient. Non seulement ce que désire, pense, fait le patient « regarde » les membres de l’équipe soignante ou l’administrateur de biens, mais qui plus est, ces derniers sont supposés compétents, palliant les éventuelles incapacités du patient à se conduire lui-même. Le patient lui-même aura tendance à subordonner l’interprétation de ses envies et de ses capacités à ce que disent ceux qui administrent l’un ou l’autre pan de sa vie. « J’aimerais habiter seule en appartement, mais l’équipe dit que je ne suis pas encore prête », dit une jeune femme, avant d’ajouter, non sans doute sans une pointe d’ironie : « Moi j’ai pas vraiment l’impression [que je ne suis pas prête], mais c’est sans doute qu’ils ont raison…» Cette personne pourrait quitter l’institution, rien ne l’entraverait physiquement ou légalement, si ce n’est qu’elle-même convient du fait qu’elle ne peut pas, ou pas encore, décider seule de ce qui est bon pour elle — cette conscience sera d’ailleurs probablement considérée comme un indice d’un rétablissement en cours.
Il faut souligner que cette expérience d’une forme d’hétéronomie est loin d’être forcément mal vécue par les patients. Le temps passé dans la CT est un temps où l’on peut, dans une certaine mesure, se laisser aller, compter sur autrui pour prendre des décisions importantes, ou en tout cas en partager la responsabilité, avant de se reconstituer pour continuer son chemin ailleurs. Dans certains cas, l’expectative d’un retour à une forme d’autonomie accrue comporte d’ailleurs un potentiel anxiogène important pour les patients, car elle risque de mettre un terme à un équilibre parfois chèrement acquis par le résident, la communauté, et l’équipe.
Et pourtant, personne ne songe au statuquo, car au-delà des contraintes administratives imposant une durée de séjour, il semble tout simplement impensable qu’une pareille forme de vie, administrée sur de nombreux plans, soit une vie dont on peut se satisfaire, et d’autant plus si des possibilités d’être plus autonome existent, au moins par hypothèse. Les résidents, qui doivent monter dès leur arrivée des « projets de sortie » sont donc « de passage », en balance entre ce qui sera considéré comme une issue positive (une forme de vie plus autonome, dans une habitation protégée, par exemple), ou une issue négative (un retour en arrière qui se manifeste par une hospitalisation en fin de séjour, par exemple). Le résident y joue son avenir, et l’équipe la reconnaissance de son travail.
Des urgences psychiatriques aux communautés thérapeutiques ou aux maisons de soins psychiatriques, puis aux initiatives d’habitations protégées, voire à l’appartement occupé seul, la diminution du nombre d’intervenants et la rétrocession de domaines d’action à la personne (prendre ses médicaments, faire son ménage, profiter de loisirs, etc.) constituent les deux curseurs du cheminement vers l’autonomie, moteur de la pratique contemporaine des soins de santé mentale.
L’autonomie comme critère : d’une notion éclatée à sa mise en pratique
De quoi parle-t-on quand on parle d’autonomie du patient ? Avant d’interroger le lien que cette notion entretient avec des pratiques concrètes en milieu psychiatrique, il convient de décrire brièvement l’éclatement sémantique de ce terme et les différentes connotations qu’il peut emprunter. En effet, la référence à l’autonomie dans les discours des soignants s’inscrit dans une variété de registres relatifs à l’évolution du patient vers un mieux-être.
Le registre « économique » de l’autonomie comme « remise au travail » ou « réactivation » des résidents en tant que personnes exclues du marché de l’emploi n’est perçu positivement par l’équipe soignante que lorsqu’il permet de constater à posteriori une réussite thérapeutique qui présente, par ailleurs, d’autres facettes d’une réinscription satisfaisante dans le monde du point de vue du patient ou de l’ancien patient. De toute évidence, la « remise au travail » n’est pas le leitmotiv du centre. En effet, ce registre discursif est perçu comme inadéquat lorsqu’il prend la forme d’une attente de résultat vis-à-vis des patients. On le remarque à travers les propos de cet éducateur qui explique ce que les soignants attendent des personnes qui se portent candidates pour intégrer l’institution en tant que patient : « On demande à la personne ses objectifs à elle, clairement on ne va pas lui dire “voilà, si tu veux venir ici, il faut qu’après autant de temps tu sois capable de retrouver un travail” ou… ça c’est un peu lui qui définit l’objectif de sa thérapie » (Marc, éducateur).
En revanche, à travers ces mêmes propos, c’est un glissement vers un autre registre de discours relatif à l’autonomie qui transparait : celui de la « citoyenneté ». Ici, l’autonomie fait référence à la capacité de faire des choix, de prendre des décisions pour soi-même, de « se gouverner » et, ainsi, de réintégrer la société en tant que citoyen.
«[…] pour moi la finalité de cette institution, c’est de permettre à toutes les personnes — y compris évidemment à celles qui sont ici — d’avoir pleinement une place dans la société. […] C’est peut-être ça [notre boulot]: […] redonner la capacité de poser des choix pour soi-même. Sur sa propre vie. Des choix de vie » (Diego, directeur général).
« Définir soi-même l’objectif de sa thérapie », avoir la « capacité de poser des choix pour soi-même », dans les propos de l’éducateur comme dans ceux du directeur, la possibilité de décider par soi-même comment on veut mener sa propre vie semble être une qualité attendue des patients au terme de leur séjour.
Mais comment passer du discours sur l’autonomie aux pratiques concrètes ? Quelle action thérapeutique mettre en place, entre le « faire à la place du patient », le « faire avec le patient » et le « faire faire au patient » ? Et puis surtout, comment évaluer l’augmentation, jamais linéaire et rarement définitive, de l’autonomie du résident ?
Force est de constater que l’évaluation de l’autonomie d’un patient psychotique par l’équipe soignante, loin de constituer un test standardisé et réutilisable — les différentes échelles, comme celle du Global Assessment Functioning du DSM se révèlent aux yeux de l’équipe, peu convaincantes —, est un exercice qui requiert une attention clinique considérable, constituant en indices significatifs des microchangements de comportements apparemment anodins et invisibles aux yeux du profane. En bref, cette évaluation est essentiellement un exercice qualitatif, voire artisanal. Pourtant, celui-ci est lourd de sens et de conséquence, d’une part parce que les institutions comme les communautés thérapeutiques reçoivent comme mission de leurs bailleurs de fonds d’amener les personnes qu’ils traitent vers une plus grande autonomie et qu’ils doivent d’une façon ou d’une autre pouvoir rendre compte des progrès produits par le travail thérapeutique réalisé. D’autre part, l’évaluation de l’autonomie du patient est bien sûr déterminante pour la suite de son parcours, en psychiatrie et au-delà.
À distance des registres économique et de la citoyenneté dans lesquels s’exprime l’autonomie au sens fort du terme, les pratiques concrètes de l’autonomie au sein de l’institution ainsi que les discours des soignants qui s’inscrivent dans un registre proprement « thérapeutique » font miroiter une conception de l’autonomie adaptée à la position du patient dans son cheminement thérapeutique.
«[…] ce n’est pas simple [pour certains patients] de retrouver un rythme de vie, réapprendre les gestes du quotidien, se faire à bouffer, faire sa lessive, ses trucs… y’a des gens qui sont incapables de le faire en arrivant ici, ils ne savent pas éplucher un ognon quoi ! Ça arrive ! Et donc quand ils ont épluché un ognon pour la première fois tout seuls, eh bien on est content. […] Quand un mec sort de l’hôpital et qu’il a fait quatorze ans d’hôpital psychiatrique, « maqué » par les médicaments, et qu’il n’a plus jamais rien fait d’autre de sa vie que se balader et fumer des clopes, qu’est-ce que tu veux qu’il sache faire ? Tu perds tout » (Ugo, psychiatre).
Dans ce registre thérapeutique, il n’est pas question de réintégration sociale par la remise au travail ou par la maitrise de sa trajectoire de vie. Plus modestement, l’autonomie correspond ici aux compétences pratiques et sociales minimales pour pouvoir vivre en communauté. C’est en tant que telle que la quête d’autonomie est l’objet du « travail » que doit faire le patient au sein de la CT.
Cependant, pour pouvoir amorcer ce travail, il est nécessaire pour l’équipe soignante que le patient présente une base minimale d’autonomie afin que l’«accroche » aux dispositifs que propose l’institution soit possible. Ainsi, dans le registre thérapeutique, cette exigence minimale d’autonomie implique, d’une part, que le patient ne doit pas présenter de handicap physique ou mental sévère (ce qui est formellement cadré par la convention) et, d’autre part, qu’il doit démontrer sa volonté de prendre part aux tâches de la vie communautaire, mais aussi être capable de se faire accepter par les autres membres de la communauté2. Enfin, dans un registre mi-thérapeutique mi-citoyen, il est attendu d’une personne qui veut intégrer l’institution en tant que patient qu’elle puisse exprimer ce qu’elle attend de son séjour, les problèmes sur lesquels elle aimerait travailler et/ou le cadre de vie qu’elle aimerait intégrer. Si l’expression du « projet » du patient et de l’objectif thérapeutique de son séjour font eux-mêmes l’objet d’un travail avec l’équipe soignante, cette dernière attend néanmoins de la part des patients la démonstration d’une volonté de « se mettre au travail », d’«essayer de se poser un [minimum] de questions par rapport à ça [à ce qui pose problème dans leur mode de fonctionnement], de leur responsabilité à eux » (Corine, assistante sociale).
Ainsi, l’autonomie du patient est non seulement un objet de travail, mais elle est également une condition d’accès à l’institution. Autrement dit, les membres de l’équipe attendent de la part des patients une forme d’autonomie minimale que l’on pourrait présenter dans son paradoxe de la façon suivante : elle consiste justement à convenir du fait que l’on n’est pas (suffisamment) autonome, et que la part de responsabilité dévolue au patient consiste à accepter de jouer le jeu d’une intervention collective sur lui-même dans le but d’augmenter cette autonomie.
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Que faire quand la capacité à agir de soi-même est fondamentalement altérée ? Loin des slogans grandiloquents et creux sur le fait d’être soi-même, l’autonomie en santé mentale semble bien plutôt passer par des victoires microscopiques, résultat d’une transaction à l’issue toujours incertaine entre un patient, son projet, une équipe soignante. Dans cet environnement qui se veut bienveillant, suivant l’expression du psychanalyste Winnicott, affectionné par les théoriciens des communautés thérapeutiques, l’idée n’est certainement pas de rendre les gens indépendants, mais de les accompagner vers un état de moindre dépendance, ou encore, plus humblement, de maintenir un niveau de dépendance acceptable. En bref, amener les patients à l’autonomie consiste à remettre en place les conditions d’une action possible sur sa propre vie.
- Lecomte Yves, « Fondements théoriques des communautés thérapeutiques pour psychotiques », Filigrane, 1995, n°4, p. 95 – 106.
- Dans de rares cas, il est déjà arrivé qu’un candidat ne soit pas accepté à la suite de la désapprobation générale des autres patients à l’issue de quelques journées d’essai. Par ailleurs, l’institution a déjà connu des cas exceptionnels de renvoi d’un patient vers une autre institution « plus adaptée » en raison, entre autres, d’un comportement inadapté vis-à-vis du personnel qui rendait particulièrement difficile le travail de l’équipe au sein de l’institution.