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Des Nobel qui ne reflètent pas l’opinion

Numéro 1 Janvier 2011 par Bernard De Backer

décembre 2014

J’ai, par hasard, décou­vert le nom et croi­sé le des­tin de Carl von Ossietz­ky en tra­ver­sant un mon­ti­cule boi­sé dans les plaines maré­ca­geuses de l’Emsland, en Basse-Saxe . À l’orée du bois, des bara­que­ments de la Bun­des­wehr lon­geaient les tour­bières. Une grande stèle était éri­gée à l’entrée de ce qui fut autre­fois le Kon­zen­tra­tions­la­ger (KZ) d’Esterwegen, un […]

J’ai, par hasard, décou­vert le nom et croi­sé le des­tin de Carl von Ossietz­ky en tra­ver­sant un mon­ti­cule boi­sé dans les plaines maré­ca­geuses de l’Emsland, en Basse-Saxe 1. À l’orée du bois, des bara­que­ments de la Bun­des­wehr lon­geaient les tour­bières. Une grande stèle était éri­gée à l’entrée de ce qui fut autre­fois le Kon­zen­tra­tions­la­ger (KZ) d’Esterwegen, un des pre­miers camps mis en place par le régime nazi en 1933. La stèle ne com­por­tait qu’un texte, gra­vé dans la pierre grise : « Carl von Ossietz­ky 1889 – 1938, im KZ Lager Februar 1934 bis mai1936. Dort erhielt er den Friedens-Nobelpreiss. »

Ossietz­ky, né à Ham­bourg en 1889, avait déve­lop­pé une acti­vi­té de jour­na­liste paci­fiste quand écla­ta la Grande Guerre, à laquelle il s’opposa. Il fut envoyé au front en 1916, mal­gré sa san­té fra­gile. Il pour­sui­vit ses publi­ca­tions après la guerre et lut­ta contre le nazisme en pre­nant fait et cause pour la Répu­blique de Wei­mar. Ses écrits furent bru­lés durant l’autodafé (Bücher­ver­bren­nung) de 1933 et Ossietz­ky fut arrê­té, empri­son­né à Span­dau, puis dépor­té dans les camps de l’Emsland (Son­nen­berg, ensuite Ester­we­gen) où il assé­chat les marais dans des condi­tions atroces. Selon des témoi­gnages de codé­te­nus, on lui aurait injec­té le bacille de Koch. Le diplo­mate suisse Burck­hardt ren­con­tra Ossietz­ky à Ester­we­gen à l’automne 1935, un homme qui, selon son récit, était « une créa­ture trem­blante et pâle comme un mort, parais­sant insen­sible, un œil gon­flé et les dents bri­sées ». Le prix Nobel de la paix lui fut attri­bué en 1936 (pour l’année 1935), alors qu’il crou­pis­sait dans le KZ d’Esterwegen, dévas­té par une tuber­cu­lose que ses geô­liers refu­saient de soi­gner. Her­man Göring lui enjoi­gnit de décli­ner le Nobel en le mena­çant d’exclusion de la Deutsche Volks­ge­mein­schaft. Ossietz­ky accep­ta le prix, dont l’attribution fut extrê­me­ment contro­ver­sée, y com­pris en Nor­vège. Le gou­ver­ne­ment nazi l’empêcha, bien évi­dem­ment, de se rendre à Oslo et il mou­rut trois années plus tard, après avoir été trans­fé­ré dans un hôpi­tal ber­li­nois sous la sur­veillance de la Ges­ta­po. Le Füh­rer inter­dit à la presse alle­mande de com­men­ter la remise du prix à Ossietz­ky et déci­da qu’aucun Alle­mand ne pour­rait doré­na­vant accep­ter un prix Nobel.

Liu Xiao­bo, tout comme Carl von Ossietz­ky, reçut le prix Nobel de la paix en déten­tion et ne put se rendre à Oslo ni se faire repré­sen­ter. Au-delà de ce point com­mun, peu flat­teur pour la Répu­blique popu­laire de Chine, les dif­fé­rences sont nom­breuses et l’on se gar­de­ra autant d’établir des équi­va­lences sim­plistes que de se pri­ver de com­pa­rai­sons ins­truc­tives. Le dis­si­dent chi­nois est un uni­ver­si­taire et let­tré qui visi­ta les États-Unis et la Nor­vège en 1988. Il revint en Chine pour sou­te­nir le mou­ve­ment de la place Tian’anmen et fut empri­son­né de juin 1989 à jan­vier 1991 dans la « pri­son de sécu­ri­té maxi­male » de Qin­cheng. Il fut à nou­veau déte­nu de mai 1995 à jan­vier 1996, puis d’octobre 1996 à octobre 1999 dans un camp de réédu­ca­tion par le tra­vail (Lao­gai) pour « trouble de l’ordre social ». Enfin et sur­tout, à la suite de la rédac­tion de la Charte 08 en 2008, il fut condam­né à onze ans de déten­tion pour « sub­ver­sion du pou­voir de l’État ».

Rap­pe­lons que cette charte, signée fin 2008 par plus de trois-cents per­sonnes 2, contient dix-neuf pro­po­si­tions de trans­for­ma­tion du sys­tème poli­tique chi­nois, et non des moindres. 3 Par­mi celles-ci : nou­velle Consti­tu­tion, sépa­ra­tion des pou­voirs, liber­té d’association, liber­té d’expression, liber­té reli­gieuse, liber­té d’entreprendre, sécu­ri­té sociale, pro­tec­tion de l’environnement, fédé­ra­li­sa­tion du pays. Last but not least, la Charte demande la créa­tion d’une Com­mis­sion de véri­té et de récon­ci­lia­tion, fai­sant la lumière sur les « injus­tices et atro­ci­tés » du « pas­sé ». Un texte tota­le­ment inac­cep­table pour le régime de Pékin, on s’en doute, mais éga­le­ment pour nombre d’intellectuels « radi­caux » qui ont depuis belle lurette fait l’impasse sur les crimes du maoïsme. Sans par­ler de ceux qui, téta­ni­sés par la mon­tée en force de la puis­sance chi­noise, semblent perdre tout sens cri­tique a l’égard du régime et de son pas­sé récent.

Le motif le plus sou­vent évo­qué 4 : « J’étais en Chine récem­ment, et même dans des milieux cri­tiques envers le pou­voir — des uni­ver­si­tés et des centres de recherche —, cer­tains n’étaient pas d’accord avec l’attribution de ce prix Nobel. Parce qu’ils estiment que c’est quelqu’un qui défend des posi­tions de type amé­ri­cain avec les­quelles ils ne sont pas en phase. Ils ne veulent pas pas­ser dans un modèle capi­ta­liste. » Colo­nia­liste, mili­ta­riste et par­ti­san du modèle capi­ta­liste — si tant est que ces impu­ta­tions soient sérieu­se­ment fon­dées —, voi­là effec­ti­ve­ment des qua­li­fi­ca­tifs qui ne peuvent que déplaire au régime chi­nois dont on connait l’aversion pour les inva­sions mili­taires, le capi­ta­lisme sau­vage et la colo­ni­sa­tion civi­li­sa­trice de ses confins. Et l’on ima­gine aisé­ment que c’est pré­ci­sé­ment pour ces motifs qu’il mit Liu Xiao­bo sous les ver­rous et s’indigna de l’attribution du Nobel.

Un autre argu­ment, avan­cé par Fran­çois Hou­tart dans la même inter­view, est que le prix Nobel « n’intéresse pas la grande majo­ri­té des gens qui essaient de sor­tir d’une situa­tion éco­no­mique dif­fi­cile » et qu’il y a « une vraie dif­fi­cul­té à inté­res­ser les Chi­nois à des ques­tions autres que la crois­sance éco­no­mique ». Il sou­ligne par ailleurs qu’il « doit y avoir un équi­libre entre les droits éco­no­miques et sociaux et les droits civils et poli­tiques ». Mais com­ment faire avan­cer les droits éco­no­miques et sociaux 5, notam­ment dans le domaine syn­di­cal et dans celui de la pro­tec­tion sociale (un des dix-neuf points de la Charte 08), si la liber­té d’expression et d’association n’existe pas ?

On peut pen­ser ce que l’on veut du prix Nobel de la paix, de ses atten­dus et de ses choix hasar­deux ou pré­vi­sibles, des moti­va­tions de l’université d’Oslo et de sa balance géo­po­li­tique « mani­pu­lée par la CIA ». Mais par quelle magie cette inven­tion d’un fabri­quant de dyna­mite repen­ti a‑t-elle acquis un tel capi­tal sym­bo­lique ? Et pour­quoi diable ceux qui la contestent lui accordent-ils tant d’importance ou s’empressent-ils d’y concou­rir eux-mêmes ? À vrai dire, depuis quand un prix Nobel de la paix doit-il reflé­ter l’opinion ? Carl von Ossietz­ky n’était cer­tai­ne­ment pas « en phase » avec l’opinion alle­mande en 1933, alors que cette der­nière venait d’élire Adolf Hit­ler. Des uni­ver­si­taires, oppo­sants au nazisme, étaient en désac­cord avec lui. La situa­tion éco­no­mique était un sou­ci plus pré­oc­cu­pant que les lubies d’Ossietzky. Et le chan­ce­lier, jus­te­ment, avait réus­si à conju­rer la crise et relan­cé l’économie alle­mande. Que deman­der de plus ?-n

  1. Voir « Voyage au pays des Moor », La Revue nou­velle, avril 2009.
  2. Dont Bao Tong, l’ancien direc­teur du Bureau des réformes poli­tiques du Comi­té cen­tral du Par­ti com­mu­niste chi­nois, et le secré­taire poli­tique de Zhao Ziyang, Pre­mier ministre de 1980 à 1987.
  3. La tra­duc­tion anglaise de la charte est dis­po­nible sur le site du New York Review of Books.
  4. Notam­ment par Zheng Ruo­lin, le cor­res­pon­dant à Paris du quo­ti­dien de Shan­gaï, Wen hui­bao (dans « Un Nobel qui ne reflète pas l’opinion », Le Monde du 10 décembre 2010). Le Réseau Vol­taire relaye éga­le­ment ce pro­pos et conteste for­te­ment Liu Xiao­bo en dif­fu­sant un texte de Dome­ni­co Losur­do, phi­lo­sophe ita­lien qui dirige la Inter­na­tio­nale Gesell­schaft Hegel-Marx für dia­lek­tisches Den­ken. La thèse du Réseau Vol­taire est que le sou­lè­ve­ment de Tian’anmen était la pre­mière ten­ta­tive de la CIA d’organisation d’une « révo­lu­tion colo­rée ». Voir aus­si les nom­breux articles consa­crés au prix Nobel, notam­ment « Qui est vrai­ment Liu Xiao­bo ? », mis en ligne par Le Quo­ti­dien du Peuple, organe du Comi­té cen­tral du Par­ti com­mu­niste chi­nois. Liu Xiao­bo y est qua­li­fé de « cri­mi­nel condam­né par les ins­tances judi­ciaires chi­noises ». pour contes­ter le choix de Liu Xiao­bo, voire jus­ti­fier son empri­son­ne­ment, est un pro­pos qu’il a tenu en 1988 au quo­ti­dien Libe­ra­tion Month­ly de Hong Kong dans lequel il affir­mait qu’il fau­drait « que la Chine soit colo­ni­sée pen­dant trois-cents ans pour deve­nir une démo­cra­tie ». En 2006, il admit que ses pro­pos était impro­vi­sés, mais refu­sa de se rétrac­ter, ce qui lui valut la colère des « jeunes patriotes » chi­nois (Fen­nu Qin­gnian). Il aurait éga­le­ment approu­vé l’invasion de l’Irak par l’armée amé­ri­caine, ce qui est plus embar­ras­sant pour un prix Nobel de la paix. Enfin, comme le sou­ligne un ancien can­di­dat décla­ré au même prix Nobel — qui semble ne pas être qu’une simple machine de pro­pa­gande capi­ta­liste —, le cha­noine Fran­çois Hou­tart [[« Les diri­geants chi­nois ont réagi de manière poli­tique », inter­view publiée dans La Libre Bel­gique, 10 décembre 2010.
  5. Le Japon contem­po­rain consti­tue un contre-exemple édi­fiant. Son déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social ne se fit pas au détri­ment de celui des droits humains et de la pro­tec­tion sociale, avec une situa­tion glo­bale bien meilleure que celle de la Chine. Qui­conque connait un peu ce pays sait qu’il n’est pas un clone des États-Unis, mal­gré la tutelle état­su­nienne après la défaite de 1945.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur