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Des mesures pour arrêter de pêcher à l’aveugle

Numéro 3 - 2017 par Cheyenne Krishan

avril 2017

Un règlement interdisant le chalutage de fond à plus de 800 mètres de profondeur dans les eaux européennes est entré en vigueur au mois de janvier 2017. Il s’agit d’un pas important vers la protection des écosystèmes maritimes profonds, mais le problème est loin d’être réglé. Jusqu’où peut-on aller pour capturer des stocks de poisson ? Après […]

Le Mois

Un règlement interdisant le chalutage de fond à plus de 800 mètres de profondeur dans les eaux européennes est entré en vigueur au mois de janvier 2017. Il s’agit d’un pas important vers la protection des écosystèmes maritimes profonds, mais le problème est loin d’être réglé.

Jusqu’où peut-on aller pour capturer des stocks de poisson ? Après des années de négociations, l’Union européenne a décidé de poser la limite à 800 mètres. Le nouveau règlement interdit le chalutage de fonds au-delà de cette profondeur dans les eaux européennes et dans les eaux internationales de l’Atlantique Centre-Est. Cette barrière est ramenée à 400 mètres dans les zones dites « d’environnement marin vulnérable ».

Le volume de la pêche en eaux profondes ne compte que pour une minuscule part du poisson débarqué dans le monde. Cette pêche a lieu entre 400 et 2.000 mètres de profondeur et concerne moins de 300 navires. En Europe, les poissons profonds ne constitueraient que 1% à 2% des captures débarquées. Selon un rapport publié en 2009 par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la pêche profonde en haute mer représenterait 0,3% des prises mondiales. Une activité dérisoire pour l’économie, mais désastreuse pour les écosystèmes marins. C’est « le plus grand risque de destruction des écosystèmes marins vulnérables et irremplaçables », soulignait la Commission européenne en 2012, lorsqu’elle a présenté ses propositions.

Une grande partie de la pêche profonde se fait à l’aide de chaluts : d’immenses filets lourdement lestés qui plongent dans les abysses et raclent les fonds, parfois sur plusieurs kilomètres carrés. Ils remontent tout ce qu’ils croisent : coraux qui peuvent atteindre plusieurs milliers d’années, éponges, poissons. Le tri se fait à bord des navires. Les prises accessoires, entre 20% et 40% du total, sont rejetées à l’eau. Peu d’organismes survivent à la remontée express et à la compression dans les filets. Des études montrent que pour trois espèces ciblées, il y a plus de cent espèces capturées.

Le chalutage de fond s’est développé dès que les pêcheries de surface, surexploitées, ont commencé à décliner. À partir des années 1980, les flottes de certains pays comme le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Russie, la France et l’Espagne ont alors investi dans des navires capables de racler les fonds à 1.500 mètres, voire plus.

Des écosystèmes riches et méconnus

Longtemps, on a pensé que les grands fonds marins, où la photosynthèse est impossible, étaient des déserts sans vie. Mais les progrès relativement récents de la biologie sous-marine ont permis de découvrir des zones qui abritent une biodiversité surprenante. « Une grande partie de la pêche en eaux profondes se passe dans trois milieux qui présentent une richesse inattendue », explique Alex Rogers, professeur de biologie marine à l’université d’Oxford en Angleterre. « Il s’agit des pentes des marges continentales, des pentes des dorsales océaniques (des chaines de montagnes sous-marines qui existent dans tous les bassins océaniques) et des monts sous-marins où la biodiversité est particulièrement importante. » Il y aurait entre 30.000 et 100.000 monts sous-marins répartis à travers les océans de la planète dont quelques milliers seulement ont été identifiés. Ils abritent des poissons, des mammifères marins, des éponges et des récifs coralliens d’eau froide.

La pêche en eaux profondes suscite l’inquiétude des scientifiques et des écologistes pour plusieurs raisons. Les espèces de poissons qui vivent dans les profondeurs sont vulnérables à la surpêche, car, contrairement aux populations en surface, elles se régénèrent très lentement. « Une espèce, qui vit en profondeur, comme l’Hoplostèthe orange (commercialisé sous le nom d’empereur) n’atteint pas sa maturité sexuelle avant trente ou quarante ans et connait un taux de fécondité très bas. On les pêche plus vite que le groupe n’a le temps de se reproduire », explique Rogers. « De plus, les espèces de poissons ciblées par les chalutiers se concentrent autour des monts sous-marins et des récifs, ce qui les rend très faciles à attraper. » Le chalutage décime non seulement les espèces, mais également les écosystèmes où ils se trouvent, parfois avant même qu’ils n’aient été découverts.

Les profondeurs fournissent également une série de services écosystémiques dont nous bénéficions tous. « Il s’agit de la séquestration du carbone et du recyclage des nutriments sur lesquels reposent les chaines alimentaires. Nous avons remarqué que le chalutage a un impact sur ces services », prévient Rogers.

Protéger les eaux profondes

Y a‑t-il un cadre pour limiter le risque de destruction de cet environnement fragile et méconnu ? La pêche profonde a lieu dans les eaux territoriales des pays côtiers et dans les zones économiques exclusives (ZEE) qui s’étendent jusqu’à 200 miles nautiques (370 kilomètres) au-delà du littoral ; et, en haute mer, une étendue qui représente 70% de la surface des océans, mais ne relève d’aucune souveraineté. Une sorte de Far-West que chacun exploite en fonction de ses moyens.

Les pays côtiers sont souverains dans leurs ZEE, certains ont mis en place des règles pour protéger des zones sensibles et restreindre le chalutage de fond, c’est notamment le cas des États-Unis et à présent de l’Union européenne. Cepen­dant, en haute mer presque tout est permis.

La protection de la biodiversité des profondeurs en haute mer est débattue au sein de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) depuis 2002. L’AGNU a adopté une série de résolutions qui appellent ses membres à agir individuellement et par le biais des organisations régionales de gestion des pêcheries (ORGP) pour gérer les stocks de poisson et protéger les écosystèmes marins vulnérables en haute mer. Les ORPG sont actives dans certaines zones bien définies des océans, elles sont composées des états côtiers et des pays qui ont des intérêts dans la pêche régionale.

Un rapport publié en 2016 par la Deep Sea Conservation Coalition (DSCC), une coalition d’organisations qui œuvrent pour la protection de la biodiversité en haute mer, examine la mise en œuvre des résolutions de l’ONU et constate qu’il y a eu quelques améliorations au cours des dix dernières années : « Certaines organisations de gestion des pêcheries comme celles qui couvrent l’Atlantique Sud-Est, Nord-Est et Nord-Ouest ont interdit des zones sensibles à la pêche en profondeur. » Le chalutage de fond a également été interdit au-delà de 1000 mètres de profondeur en Méditerranée en 2005 et dans les eaux internationales de l’Antarctique en 2006. Ces avancées sont précieuses, mais la tâche reste immense.

« Dans le Pacifique-Sud et l’océan Indien, les données dont on dispose concernant les captures sont tellement défectueuses qu’on ne peut pas les utiliser pour savoir ce qui se passe, avertit Rogers qui a également travaillé pour la DSCC. De nombreux stocks sont menacés, c’est notamment le cas des requins des profondeurs dans l’océan Indien. Ils font partie des prises accessoires et sont directement ciblés par les chalutiers. »

Le traité international sur la biodiversité marine, une chance ?

En 2015, une nouvelle résolution de l’ONU, n° 69/292 a lancé des négociations en vue d’un premier traité international contraignant pour la protection de la biodiversité marine qui permettrait enfin de régir valablement la haute mer. Un comité préparatoire est en train de définir les champs de discussion du futur accord. Les négociations formelles sur le traité débuteront en 2018. Parmi les principales questions abordées, il sera bien sûr question de pêche en haute mer et de biodiversité des abysses.

Dans ce contexte, le règlement qui restreint le chalutage profond adopté récemment par l’UE prend une valeur supplémentaire. « Il pourrait créer un effet d’entrainement », explique Frédéric Le Manach, directeur de recherches de Bloom, une ONG française de protection de l’Océan qui a livré bataille pour que la loi voie le jour. « Si l’Europe reconnait que le chalutage en eaux profondes constitue un problème et l’interdit, il y a plus de chance que la pratique soit interdite par les Nations unies. »

Le comité préparatoire des Nations unies fera ses recommandations à l’Assemblée générale à la fin de l’année. Il faudra sans doute quelque temps avant que l’accord ne voie le jour. Les océans sont non seulement menacés par la surpêche, mais aussi par le changement climatique et la pollution. Il ne reste donc plus qu’à espérer que le traité ne soit pas compromis par des intérêts concurrents et qu’il ait la force de protéger la biodiversité en haute mer et dans les profondeurs des océans.

Cheyenne Krishan


Auteur

Cheyenne Krishan est journaliste/vidéaste freelance, spécialiste en questions de pêche industrielle et d’Afrique de l’Ouest. Elle a effectué des reportages pour des médias belges et internationaux. Elle a également été chargée de communications pour MSF au Niger et cofondatrice d’une entreprise de produits fermiers belges.