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Des médias sur mesure pour la publicité ?

Numéro 2 - 2017 - communication démocratie États-Unis média presse par Christophe Mincke

mars 2017

L’élection récente de Donald Trump à la tête des États-Unis fut l’occasion d’une cam­pagne mar­quée par l’irruption dans le débat poli­tique de sites dif­fu­sant exclu­si­ve­ment des fake news, de fausses nou­velles. On a lar­ge­ment glo­sé sur la résur­gence décom­plexée du men­songe fla­grant dans le dis­cours public, non seule­ment dans les consi­dé­ra­tions hasar­deuses de Donald Trump lui-même, récemment […]

Éditorial

L’élection récente de Donald Trump à la tête des États-Unis fut l’occasion d’une cam­pagne mar­quée par l’irruption dans le débat poli­tique de sites dif­fu­sant exclu­si­ve­ment des fake news, de fausses nou­velles. On a lar­ge­ment glo­sé sur la résur­gence décom­plexée du men­songe fla­grant dans le dis­cours public, non seule­ment dans les consi­dé­ra­tions hasar­deuses de Donald Trump lui-même, récem­ment incar­nées dans le « concept » d’alter­na­tive facts, mais éga­le­ment via un flo­ri­lège d’intoxications, dif­fu­sées par des sites extré­mistes, conspi­ra­tion­nistes et/ou confu­sion­nistes qui mélangent le vrai et le faux1. Ce n’est pas un phé­no­mène nou­veau puisque la pro­pa­gande s’est tou­jours nour­rie de rumeurs et de fausses nou­velles. Le men­songe, en poli­tique, est sur­ement aus­si ancien que le silex taillé. Or, si l’on a abon­dam­ment trai­té du men­songe et de l’ère de la « post-véri­té », si l’on a lar­ge­ment consi­dé­ré ces sites de fausses nou­velles comme des che­vaux de Troie des inté­rêts étran­gers, comme des ins­tru­ments de lutte pié­ti­nant la véri­té au nom d’une mis­sion supé­rieure ou comme les pro­duc­tions d’illuminés sin­cères, on a moins par­lé d’une décli­nai­son pure­ment cynique du phénomène.

En effet, ont émer­gé des sites de fausses nou­velles à but exclu­si­ve­ment lucra­tif. De par le monde, des per­sonnes auraient trou­vé là un moyen de s’assurer un reve­nu en dif­fu­sant des nou­velles inven­tées de toutes pièces. La recette est simple : pro­duire des articles bidon afin de « faire le buzz » dans cer­tains milieux, obte­nir ain­si une large et rapide dif­fu­sion via les réseaux sociaux et, par consé­quent, un tra­fic intense vers le site qui héberge l’article. Sur ce der­nier sont dif­fu­sées des publi­ci­tés via des régies en ligne qui rému­nèrent les pro­prié­taires pro­por­tion­nel­le­ment au nombre de char­ge­ments de la publi­ci­té. L’article n’est donc qu’un attrape-mouche visant à pro­vo­quer l’affichage d’une publi­ci­té. Dans le contexte actuel de la cam­pagne élec­to­rale amé­ri­caine, il s’est avé­ré effi­cace de pro­duire de fausses nou­velles à l’intention des élec­teurs de Donald Trump, élec­teurs qui étaient déjà enclins par avance à ava­ler les cou­leuvres qu’il leur four­nis­sait et pré­sen­taient une inté­res­sante pro­pen­sion au complotisme.

Rien de neuf dans le pro­cé­dé : les pages dif­fu­sant ad nau­seam des vidéos de cha­tons ne fonc­tionnent pas autre­ment. Cer­tains titres de presse sont éga­le­ment cou­tu­miers de ce type de démarche et ceci bien avant l’invention d’internet. La « presse à scan­dale » ne s’est-elle du reste pas construite sur ce modèle ? « Sophie Mar­ceau forte face aux épreuves », « Sophie Davant. Top et topless à cin­quante ans2 ». Vendre du vide impri­mé sous un titre allé­chant relève d’une longue tradition.

La presse quo­ti­dienne se vautre d’ailleurs dans les mêmes pro­cé­dés lorsque, via les articles sur­nom­més « putes-à-clics », elle pro­pose, sous un titre frap­pant, quelques lignes au condi­tion­nel, avec comme seule ambi­tion de pro­vo­quer l’affichage de publi­ci­tés sur l’écran du visi­teur. D’information, point de trace. « Elle découvre que le jouet de sa fille, Sophie La Girafe, cache en fait un secret hor­rible : cela pour­rait aus­si vous arri­ver ! », « Cette image virale à pro­pos du Nutel­la ne vous don­ne­ra plus for­cé­ment envie d’en man­ger », « David Beck­ham a vrai­ment la classe : Il porte secours à une vieille dame et fait le buzz » ou encore «“Pus­sy slap war”, la nou­velle ten­dance tor­due sur Snap­chat : deux jeunes filles doivent se frap­per… à l’entrejambe ».

Plus lar­ge­ment, inter­net, en faci­li­tant et affi­nant la mesure d’audience de la presse écrite, a pro­mu une évo­lu­tion des cri­tères de qua­li­té des articles, y accrois­sant le poids des « clics » et abou­tis­sant à une pro­mo­tion des bonnes his­toires plu­tôt que des ana­lyses plus ardues à pro­duire. Cela dit, être lue n’est-il pas l’objectif affi­ché de la presse ?

Ce qui se donne à voir aujourd’hui n’est donc pas tant la nou­veau­té radi­cale que l’aboutissement d’un pro­ces­sus enta­mé voi­ci bien long­temps : celui de la sou­mis­sion de la presse aux reve­nus de la publi­ci­té. Plus exac­te­ment, il s’agit d’un retour de pra­tiques exis­tant déjà dans la presse écrite au XIXe siècle, lorsque de faux jour­naux anglais publiaient des nou­velles invrai­sem­blables sur le monstre du Loch Ness ou sur des meurtres atroces, dans le seul but d’attirer le cha­land et de dif­fu­ser des publi­ci­tés. Les tech­no­lo­gies actuelles per­mettent cepen­dant de créer une infi­ni­té de sup­ports pour un prix déri­soire et de les dif­fu­ser dans le monde entier. Le retour de ce pro­cé­dé se pro­duit donc à une tout autre échelle.

La publi­ci­té est, depuis long­temps, l’alliée de la presse en ce qu’elle per­met de com­plé­ter les recettes pro­ve­nant des lec­teurs. On a sou­vent pu s’interroger sur la liber­té de publi­ca­tions sus­cep­tibles d’enquêter sur leurs annon­ceurs ou sim­ple­ment de publier des nou­velles désa­gréables pour eux.

Il se fait, cepen­dant, qu’avec le déve­lop­pe­ment d’internet, le modèle éco­no­mique de la presse a évo­lué abou­tis­sant à une pré­émi­nence de la publi­ci­té. En effet, à côté de la vente d’exemplaires — papier ou numé­riques — en baisse conti­nue, s’est déve­lop­pée une offre de conte­nus gra­tuits, finan­cés par l’affichage de publi­ci­té sur les écrans des visi­teurs. Tout était alors en place pour en faire l’élément cen­tral du sys­tème, au détri­ment du conte­nu des articles. Plus encore, les recettes par clic étant déri­soires, le modèle ne peut rap­por­ter que si des conte­nus très bon mar­ché sus­citent un tra­fic consi­dé­rable. Il importe alors de mul­ti­plier les arti­cu­lets sans réel conte­nu — pui­sés, sans aucune véri­fi­ca­tion, dans le meilleur des cas dans les dépêches des agences de presse, dans le pire, sur les réseaux sociaux ou dans les chiens écra­sés de la presse étran­gère —, de les assor­tir d’un titre clin­quant et d’espérer « faire le buzz ». La presse n’est plus alors qu’un sup­port publi­ci­taire comme un autre, for­ma­té aux dimen­sions des affiches que l’on entend y coller.

La logique deman­dait cepen­dant à être pous­sée encore plus loin. Pour­quoi, en effet, se fati­guer à cher­cher de vraies nou­velles alors qu’il suf­fit d’en inven­ter ? Pour­quoi s’échiner à trou­ver des récits sus­cep­tibles d’attirer l’attention plu­tôt que d’en fabri­quer de toutes pièces, bien plus effi­caces car à la mesure des fan­tasmes et des peurs de l’auditoire visé ? C’est ain­si que n’importe qui peut, avec son ordi­na­teur, géné­rer des reve­nus en pariant sur le fait que des « nou­velles » aus­si sen­sa­tion­na­listes que trom­peuses génè­re­ront du trafic.

Voi­là donc la boucle bou­clée : la publi­ci­té a cofi­nan­cé la presse tout en l’influençant, avant d’en payer inté­gra­le­ment des pans entiers tout en dic­tant ses exi­gences ; elle est désor­mais en mesure de la façon­ner à sa guise. Il n’est donc plus ques­tion d’y ache­ter une place, mais bien de défi­nir le cadre et de créer de toutes pièces le conte­nu lui-même, comme l’est celui des réclames dif­fu­sées. La fausse nou­velle et la publi­ci­té sont des clones, en ce qu’elles nous ren­seignent aus­si bien l’une que l’autre sur les réa­li­tés du monde.

Cha­cun convien­dra que les sites de fausses nou­velles ne sont pas des organes de presse, mais il n’en demeure pas moins que leur ambi­tion est bien d’en occu­per le cré­neau pour en acca­pa­rer une part des recettes publi­ci­taires vitales. Il semble donc que cette évo­lu­tion ne doive pas seule­ment nour­rir un débat public sur le rap­port à la véri­té, mais éga­le­ment nos réflexions sur la place de la publi­ci­té dans notre presse et, pour­quoi pas, dans l’ensemble de notre socié­té et de ses acti­vi­tés. Presse, culture, espace public, médias audio­vi­suels, inter­net, chaires uni­ver­si­taires, jusqu’où le cadre dans lequel nous vivons est-il for­ma­té, voire créé de toutes pièces pour ser­vir de sup­port à la publi­ci­té ? Quel prix payons-nous pour la gra­tui­té pro­mise par la publi­ci­té, au-delà même du fait que nous la finan­çons par l’augmentation des prix des pro­duits dont on nous vante les mérites ?

Plus encore ne peut-on faire de la publi­ci­té un baro­mètre de nos pra­tiques sociales ? Donald Trump lui-même ne doit-il pas son gro­tesque suc­cès au fait qu’il est une « pute-à-clic » créant des mes­sages insen­sés, mais attrayants pour se vendre lui-même ? La publi­ci­té serait-elle deve­nue le modèle de notre rap­port au monde ?

  1. Reli­sez à ce pro­pos l’éditorial éclai­rant de Bap­tiste Cam­pion sur la « pro­pa­gande russe» ; « Res­ter libre dans un mar­ché infor­ma­tion­nel confus », La Revue nou­velle, 1/2017, p. 25.
  2. L’ensemble des titres est authen­tique, mais la vacui­té des articles nous a décou­ra­gés de vous en pro­cu­rer le lien.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.