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Des médias sur mesure pour la publicité ?
L’élection récente de Donald Trump à la tête des États-Unis fut l’occasion d’une campagne marquée par l’irruption dans le débat politique de sites diffusant exclusivement des fake news, de fausses nouvelles. On a largement glosé sur la résurgence décomplexée du mensonge flagrant dans le discours public, non seulement dans les considérations hasardeuses de Donald Trump lui-même, récemment […]
L’élection récente de Donald Trump à la tête des États-Unis fut l’occasion d’une campagne marquée par l’irruption dans le débat politique de sites diffusant exclusivement des fake news, de fausses nouvelles. On a largement glosé sur la résurgence décomplexée du mensonge flagrant dans le discours public, non seulement dans les considérations hasardeuses de Donald Trump lui-même, récemment incarnées dans le « concept » d’alternative facts, mais également via un florilège d’intoxications, diffusées par des sites extrémistes, conspirationnistes et/ou confusionnistes qui mélangent le vrai et le faux1. Ce n’est pas un phénomène nouveau puisque la propagande s’est toujours nourrie de rumeurs et de fausses nouvelles. Le mensonge, en politique, est surement aussi ancien que le silex taillé. Or, si l’on a abondamment traité du mensonge et de l’ère de la « post-vérité », si l’on a largement considéré ces sites de fausses nouvelles comme des chevaux de Troie des intérêts étrangers, comme des instruments de lutte piétinant la vérité au nom d’une mission supérieure ou comme les productions d’illuminés sincères, on a moins parlé d’une déclinaison purement cynique du phénomène.
En effet, ont émergé des sites de fausses nouvelles à but exclusivement lucratif. De par le monde, des personnes auraient trouvé là un moyen de s’assurer un revenu en diffusant des nouvelles inventées de toutes pièces. La recette est simple : produire des articles bidon afin de « faire le buzz » dans certains milieux, obtenir ainsi une large et rapide diffusion via les réseaux sociaux et, par conséquent, un trafic intense vers le site qui héberge l’article. Sur ce dernier sont diffusées des publicités via des régies en ligne qui rémunèrent les propriétaires proportionnellement au nombre de chargements de la publicité. L’article n’est donc qu’un attrape-mouche visant à provoquer l’affichage d’une publicité. Dans le contexte actuel de la campagne électorale américaine, il s’est avéré efficace de produire de fausses nouvelles à l’intention des électeurs de Donald Trump, électeurs qui étaient déjà enclins par avance à avaler les couleuvres qu’il leur fournissait et présentaient une intéressante propension au complotisme.
Rien de neuf dans le procédé : les pages diffusant ad nauseam des vidéos de chatons ne fonctionnent pas autrement. Certains titres de presse sont également coutumiers de ce type de démarche et ceci bien avant l’invention d’internet. La « presse à scandale » ne s’est-elle du reste pas construite sur ce modèle ? « Sophie Marceau forte face aux épreuves », « Sophie Davant. Top et topless à cinquante ans2 ». Vendre du vide imprimé sous un titre alléchant relève d’une longue tradition.
La presse quotidienne se vautre d’ailleurs dans les mêmes procédés lorsque, via les articles surnommés « putes-à-clics », elle propose, sous un titre frappant, quelques lignes au conditionnel, avec comme seule ambition de provoquer l’affichage de publicités sur l’écran du visiteur. D’information, point de trace. « Elle découvre que le jouet de sa fille, Sophie La Girafe, cache en fait un secret horrible : cela pourrait aussi vous arriver ! », « Cette image virale à propos du Nutella ne vous donnera plus forcément envie d’en manger », « David Beckham a vraiment la classe : Il porte secours à une vieille dame et fait le buzz » ou encore «“Pussy slap war”, la nouvelle tendance tordue sur Snapchat : deux jeunes filles doivent se frapper… à l’entrejambe ».
Plus largement, internet, en facilitant et affinant la mesure d’audience de la presse écrite, a promu une évolution des critères de qualité des articles, y accroissant le poids des « clics » et aboutissant à une promotion des bonnes histoires plutôt que des analyses plus ardues à produire. Cela dit, être lue n’est-il pas l’objectif affiché de la presse ?
Ce qui se donne à voir aujourd’hui n’est donc pas tant la nouveauté radicale que l’aboutissement d’un processus entamé voici bien longtemps : celui de la soumission de la presse aux revenus de la publicité. Plus exactement, il s’agit d’un retour de pratiques existant déjà dans la presse écrite au XIXe siècle, lorsque de faux journaux anglais publiaient des nouvelles invraisemblables sur le monstre du Loch Ness ou sur des meurtres atroces, dans le seul but d’attirer le chaland et de diffuser des publicités. Les technologies actuelles permettent cependant de créer une infinité de supports pour un prix dérisoire et de les diffuser dans le monde entier. Le retour de ce procédé se produit donc à une tout autre échelle.
La publicité est, depuis longtemps, l’alliée de la presse en ce qu’elle permet de compléter les recettes provenant des lecteurs. On a souvent pu s’interroger sur la liberté de publications susceptibles d’enquêter sur leurs annonceurs ou simplement de publier des nouvelles désagréables pour eux.
Il se fait, cependant, qu’avec le développement d’internet, le modèle économique de la presse a évolué aboutissant à une prééminence de la publicité. En effet, à côté de la vente d’exemplaires — papier ou numériques — en baisse continue, s’est développée une offre de contenus gratuits, financés par l’affichage de publicité sur les écrans des visiteurs. Tout était alors en place pour en faire l’élément central du système, au détriment du contenu des articles. Plus encore, les recettes par clic étant dérisoires, le modèle ne peut rapporter que si des contenus très bon marché suscitent un trafic considérable. Il importe alors de multiplier les articulets sans réel contenu — puisés, sans aucune vérification, dans le meilleur des cas dans les dépêches des agences de presse, dans le pire, sur les réseaux sociaux ou dans les chiens écrasés de la presse étrangère —, de les assortir d’un titre clinquant et d’espérer « faire le buzz ». La presse n’est plus alors qu’un support publicitaire comme un autre, formaté aux dimensions des affiches que l’on entend y coller.
La logique demandait cependant à être poussée encore plus loin. Pourquoi, en effet, se fatiguer à chercher de vraies nouvelles alors qu’il suffit d’en inventer ? Pourquoi s’échiner à trouver des récits susceptibles d’attirer l’attention plutôt que d’en fabriquer de toutes pièces, bien plus efficaces car à la mesure des fantasmes et des peurs de l’auditoire visé ? C’est ainsi que n’importe qui peut, avec son ordinateur, générer des revenus en pariant sur le fait que des « nouvelles » aussi sensationnalistes que trompeuses génèreront du trafic.
Voilà donc la boucle bouclée : la publicité a cofinancé la presse tout en l’influençant, avant d’en payer intégralement des pans entiers tout en dictant ses exigences ; elle est désormais en mesure de la façonner à sa guise. Il n’est donc plus question d’y acheter une place, mais bien de définir le cadre et de créer de toutes pièces le contenu lui-même, comme l’est celui des réclames diffusées. La fausse nouvelle et la publicité sont des clones, en ce qu’elles nous renseignent aussi bien l’une que l’autre sur les réalités du monde.
Chacun conviendra que les sites de fausses nouvelles ne sont pas des organes de presse, mais il n’en demeure pas moins que leur ambition est bien d’en occuper le créneau pour en accaparer une part des recettes publicitaires vitales. Il semble donc que cette évolution ne doive pas seulement nourrir un débat public sur le rapport à la vérité, mais également nos réflexions sur la place de la publicité dans notre presse et, pourquoi pas, dans l’ensemble de notre société et de ses activités. Presse, culture, espace public, médias audiovisuels, internet, chaires universitaires, jusqu’où le cadre dans lequel nous vivons est-il formaté, voire créé de toutes pièces pour servir de support à la publicité ? Quel prix payons-nous pour la gratuité promise par la publicité, au-delà même du fait que nous la finançons par l’augmentation des prix des produits dont on nous vante les mérites ?
Plus encore ne peut-on faire de la publicité un baromètre de nos pratiques sociales ? Donald Trump lui-même ne doit-il pas son grotesque succès au fait qu’il est une « pute-à-clic » créant des messages insensés, mais attrayants pour se vendre lui-même ? La publicité serait-elle devenue le modèle de notre rapport au monde ?
- Relisez à ce propos l’éditorial éclairant de Baptiste Campion sur la « propagande russe» ; « Rester libre dans un marché informationnel confus », La Revue nouvelle, 1/2017, p. 25.
- L’ensemble des titres est authentique, mais la vacuité des articles nous a découragés de vous en procurer le lien.